On a vu comment la Grande Régression pousse d’abord à leurs limites les traits libertaires de la modernité pour n’instaurer, finalement, qu’une nouvelle aliénation, et déchaîner de multiples pulsions réactionnaires. On sait maintenant que la conception primitive de l’émancipation (comme indépendance des individus), une fois poussée à ses limites, se retourne contre le projet d’émancipation. Il nous faut donc conserver le projet et bouleverser la conception. La plupart de nos dirigeants font aujourd’hui le contraire : ils anéantissent le projet en s’accrochant à sa conception erronée. La tâche des vrais progressistes est de dépasser les erreurs de la modernité pour en accomplir les promesses. C’est précisément cela que j’appelle la “nouvelle Renaissance”, ce nouveau moment de l’histoire qui pourrait succéder à celui de la Grande Régression.
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À l’opposé de la grande retraite réactionnaire, la renaissance commence par un grand voyage culturel, où l’on prend le temps de s’arrêter à chaque étape, pour se nourrir vraiment de ce qu’il y avait d’éternel dans toutes les civilisations dont nous sommes l’aboutissement, pour faire le tri de leurs accomplissements et de leurs limites, pour comprendre comment et pourquoi notre propre civilisation a fini par répéter tout ce qu’il y avait de pire dans les précédentes et à déconstruire tout ce qu’elle-même avait apporté de meilleur.
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En réalité, les individus ne sont pas naturellement libres ni même spontanément avides d’autonomie personnelle. Ils naissent et grandissent en société et n’aspirent qu’à exister, c’est-à-dire qu’ils s’efforcent d’alterner la satisfaction d’un besoin irrépressible d’attachement à autrui et le détachement nécessaire pour éviter l’intoxication chimique de leur cerveau. Ce détachement permet ensuite de restaurer le besoin d’attachement qui enclenche un nouveau cycle de ce moteur universel de l’existence humaine. C’est pourquoi l’idée d’individu ou de liberté individuelle ne fait aucun sens pour un être humain dont l’espace d’existence se limite à un petit groupe de proches avec lequel il a grandi. Pour exister, il n’a nulle part où aller ailleurs qu’avec ceux-là. La question de l’émancipation se pose seulement à partir du moment où d’autres “autres” entrent en scène, où le cercle de la tribu primitive s’ouvre sur d’autres cercles dans une grande société qui rassemble des groupes humains variés. C’est donc la possibilité de se lier avec d’autres êtres humains dans plusieurs cercles différents de relations sociales, qui crée une liberté potentielle et le désir d’en jouir. Mais ce désir de liberté n’est pas un désir d’autonomie au sens strict. L’individu ne veut pas être autonome (strictement indépendant), il veut être libre de se lier à d’autres, libre de choisir les modalités de son interdépendance naturelle avec les autres.
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L’émancipation passe donc uniquement par l’interaction ouverte des cercles relationnels, par le remplacement éventuel de liens aliénants par des liens qui libèrent. Mais cela ne se fait pas tout seul au sein d’une grande société. Si un projet politique ne vise pas cette émancipation par le développement des liens sociaux appropriés, les individus ne pallieront pas spontanément cette défaillance. Ils iront beaucoup plus spontanément vers l’embrigadement que vers l’autonomie. L’erreur anthropologique des modernes peut conduire à penser que les individus se chargeront toujours eux-mêmes de défendre leur liberté. Ils sont censés en effet être libres par nature ; la liberté apparaît ainsi comme une donnée anthropologique qu’il s’agit de protéger contre les assauts de la société. En réalité, le problème le plus sérieux n’est certainement pas celui de la protection d’une liberté prétendument naturelle. Il est plutôt de faire naître le goût de la liberté et d’en enseigner les modalités à des individus qui, par nature, sont toujours enclins à se réfugier dans la sécurité d’une communauté fermée. L’émancipation n’est donc pas un mouvement naturel de l’humanité ; c’est un projet politique, un projet de civilisation. Aucun mouvement long de l’humanité ne porte celle-ci spontanément vers la véritable émancipation. Même à l’époque moderne qui voulait imposer la figure de l’individu autonome, ce mouvement long tend à ramener les sociétés les plus avancées dans le balancement entre la dissociété communautarisée et l’hypersociété à tendance totalitaire, c’est-à-dire entre deux formes d’asservissement. Seuls un projet politique et des forces politiques déterminées à s’engager vers la nouvelle émancipation pourront nous sortir de cette impasse.
La Grande Régression Jacques Généreux Éditions du Seuil octobre 2010
(p. 265-266, 266-267, 267-268, 268-269)
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