10 - ..."la place de l’Autre, cette instance symbolique qui commande à chacun de respecter des normes communes dans l’intérêt de tous."

On a vu aussi que, durant les trois premiers siècles de la modernité, l'autorité morale déclinante des grandes religions monothéistes a été progressivement compensée par l'autorité nouvelle des religions laïques (idéaux et grands récits politiques) qui finirent aussi par s'effondrer à la fin du XX° siècle. La déferlante néolibérale (années 1980) qui sert de catalyseur à la Grande Régression intervient en Occident à un moment clé de la "déreligion" du monde : le stalinisme a parachevé la défiance à l'endroit des idéologies politiques et, en pleine poussée libertaire, personne ne compte sur les Églises pour reprendre leur magistère prémoderne. Après les religions traditionnelles, les religions modernes s’effacent donc à leur tour et laissent une place vacante, la place de l’Autre, cette instance symbolique qui commande à chacun de respecter des normes communes dans l’intérêt de tous. J’ai vécu alors en direct l’émergence d’un relativisme intellectuel et moral considéré comme une vertu démocratique, quand il manifestait surtout un effondrement de l’intelligence. Ainsi, les horreurs perpétrées au nom des idées dispensaient désormais mes contemporains de discerner et de discuter celles-ci pour elles-mêmes ; on ne distinguait plus l’usage politique d’une doctrine de son contenu réel ; l’idée nationale était discréditée par les crimes nazis ; l’idée communiste était disqualifiée par le Goulag ; la “famille” et la “patrie” étaient plombées par le régime de Vichy ; l’idée socialiste était anéantie par le socialisme prétendument “réel” expérimenté par des dictatures qui s’autoproclamaient “pays socialistes”, etc. Cette liste non exhaustive d’âneries n’était au fond que l’adaptation aux religions modernes des reproches plus anciens, mais pas moins stupides, faits à la religion plutôt qu’aux clercs et aux gouvernants qui prétendaient agir en son nom (les croisades, l’Inquisition, les persécutions, etc.). Nous sortions d’un monde où les guerres d’idéologies avaient fait plus de morts que toutes les guerres de Religion. Tout système d’idées et toute velléité politique de suivre l’un quelconque de ces systèmes donnaient la chair de poule.
Alors bien sûr, dans l’air du temps libertaire, il était interdit d’interdire ; on ne saurait donc empêcher les individus d’avoir des idées. Mais ils ne devraient désormais avoir que “leurs” idées, réservées à leur propre usage – des jugements autonomes libérés de toute référence à une vérité extérieure susceptible d’être reconnue et partagée comme telle par le plus grand nombre. Le concept de “vérité” faisait frémir. Chacun aurait donc “ses” idées, comme il a ses oreilles, attributs singuliers que rien n’autorise à considérer comme ayant plus ou moins de valeur que ceux de ses semblables. Nous entrions dans l’ère de l’opinion, il ne fallait plus dire “je sais”, mais “je pense” ou, mieux encore, “je crois”, car une sorte d’inconsciente lucidité collective nous prévenait que cette nouvelle façon de discourir inaugurait l’extinction de la pensée.
Le règne de l’opinion personnelle et la place vacante laissée par le reflux des grandes croyances collectives sont alors un terrain favorable à la recolonisation des esprits par l’idéologie néolibérale, car celle-ci se présente justement comme un individualisme et une anti-idéologie. Dans sa première phase, la vague néolibérale ne va nullement combler la place de l’Autre, mais plutôt la creuser, accentuer la béance entre le soi et l’autrui, l’absence du tiers nécessaire à leur relation. Car le culte institué par la société de marché, en cette place du tiers, est le culte de l’individu lui-même. Il n’y a plus de société mais seulement des individus sommés d’être leurs propres maîtres. L’ennui, c’est qu’il s’agit là d’une tâche impossible pour un être humain en relation avec au moins un autre. S’il n’existe aucun point de repère auquel rapporter ce qui constitue une bonne ou une mauvaise manière de se comporter avec autrui, qui saura et qui pourra, de l’un ou de l’autre “maître”, définir la norme commune? Personne! Comment choisir librement entre différentes voies, si aucune voie ne préexiste à l’individu et si celui-ci doit d’abord déterminer, à partir de rien, les voies entre lesquelles il devrait choisir? Fort heureusement pour leur santé psychique, les êtres humains n’ont pas, normalement, à se poser les questions absurdes qu’impliquerait une autonomie absolue. Ils naissent dans une famille, une société, une culture, entourés de normes, de règles, de permissions et d’interdits, de conceptions du bien et du mal, etc. Et c’est l’existence même de ces normes, a priori aliénantes, qui donne corps et sens à la liberté de les suivre, de les amender ou de les rejeter. Le fait même de grandir en société assure donc que la “place de l’Autre” - le siège du tiers transcendant – est normalement occupée par quelque chose ou par quelqu’un ; mais elle peut l’être d’une manière plus ou moins assurée ou se trouve soumise à des pressions contradictoires.
Nous connaissons tous l’état de stress où peut nous plonger le fait d’être tiraillé entre ce qui nous apparaît comme des exigences morales également légitimes. Mais rien n’est plus angoissant que de ne même plus disposer des repères qui suscitent ce type de conflit moral. Ainsi, les enfants qui subissent une éducation négligente se trouvent abandonnés au vide d’une autonomie dont ils ne savent que faire. Privés des exigences qu’ils pourraient avoir le goût de satisfaire ou la volonté rebelle de contrarier, ils errent dans un monde sans direction, sans murs, sans routes, sans bornes, en attendant de (en espérant!) se heurter à quelque chose ou à quelqu’un pour savoir où ils sont et qui ils sont. L’évidement de la place de l’Autre nourrit une angoisse chronique et une mésestime de soi que l’organisme doit évacuer d’une manière ou d’une autre : en remplissant la “place” vacante par la première incarnation qui se présente (gourou, chef de bande...) ; en s’autodétruisant ; en se défoulant violemment contre autrui. La réunion en gangs ou en bandes rivales est alors paradoxalement une façon de canaliser la violence en lui donnant une raison et un objet déterminés, en recréant des codes de conduite et des défis dont l’accomplissement suscite la reconnaissance et soutient l’estime de soi.
On peut bien sûr déplorer la défaillance des parents dans l’institution de l’autorité morale légitime qui, seule, peut éviter ce désastre. Et après on fait quoi? En pratique, il ne sert à rien de stigmatiser et de punir les parents. Une éducation défaillante ne saurait être compensée par une indignité supplémentaire infligée aux parents ; elle appelle une éducation complémentaire ou de substitution prodiguée par la société. On ne peut éviter que la place de l’Autre, laissée vacante par l’histoire privée d’un individu, vienne à être réinvestie par n’importe qui ou n’importe quoi de peu recommandable, à partir du moment où la société renonce à l’occuper elle-même, à réinstituer une morale laïque, un intérêt général qui transcende les pulsions individuelles. Or, la dissociété et les politiques néolibérales ont précisément pour effet de dissoudre la conscience d’un intérêt général et de détruire le cadre social qui permettrait à une éducation collective de soutenir une éducation familiale en déshérence.
(...)
Au lieu de reconnaître les causes sociales de la violence, de la délinquance, les néolibéraux ont installé la culture perverse de la responsabilité individuelle, cette morale de bourreau qui vise à exonérer la société de toute responsabilité dans les méfaits commis par les déviants, cette morale qui vise même à transfigurer les victimes de leurs politiques – pauvres, chômeurs et autres estropiés de la guerre économique – en coupables d’une faute morale, en parasites qui vivent aux crochets des “braves travailleurs”. Une fois bien installée dans la culture ambiante, l’idée que l’individu est seul responsable de son sort persuade chacun qu’il n’a pas à “payer pour les autres”, et prépare l’opinion à la réduction ou à la privatisation des services sociaux et des biens publics. La stigmatisation du désordre moral des individus, de la jeunesse et des familles sert à effacer le désordre social exponentiel engendré par le raz-de-marée néolibéral.


La Grande Régression  Jacques Généreux   Éditions du Seuil  octobre 2010      
(p. 229-232, 234)


Source à joindre pour diffuser cet article sur votre site :
http://epanews.fr/profiles/blog/list?user=2b5ujw22gsg0o  


Visites : 84

Communauté

Rejoignez notre communauté pour partager textes, photos et vidéos sur le thème du développement personnel.

À découvrir

Stages, formations, etc.

Annonces gratuites

© 2024   ↑ Menu | Créé par l'association épanews    

Liens  |  Signaler un problème  |  Conditions d'utilisation