12 - "une seule autre voie soutenable : celle du progrès humain, celle d’une nouvelle Renaissance qui revisitera le projet moderne de l’émancipation humaine pour en accomplir vraiment les promesses"

La peur de l’Autre, le repli communautaire et la politique sécuritaire peuvent maintenir l’ordre un certain temps, mais pas indéfiniment. Car ils se nourrissent des impasses de la dissociété de marché et ne peuvent donc les combattre. L’ordre momentané n’est alors jamais qu’une illusion qui masque à peine l’explosion de l’injustice, la violence de la société, la haine des uns, la cupidité prédatrice des autres, bref la désalliance générale qui amenait déjà Robert Reich à demander à ses concitoyens américains en 1991 : “Voulons-nous encore être une nation?” Dans une société structurellement et profondément désunie, la guerre incivile menace toujours de se transformer en guerre civile. Alors, comme toujours, un gouvernement réactionnaire ne sait conjurer ce danger mortel qu’en défoulant la violence de la société contre l’étranger. Quand les ennemis de l’intérieur ne suffisent pas à installer la terreur nécessaire pour contenir la révolte, les réactionnaires fabriquent des ennemis imaginaires. C’est ainsi, on le sait – et peu d’Américains le contestent encore désormais -, que l’administration Bush a inventé un ennemi irakien pour engager l’Amérique dans une guerre injuste. Ce n’est pas là un accident de l’histoire. C’est un effet de la logique régressive générale qui a gâché la chance historique que constituait la fin de l’affrontement entre l’Amérique et le bloc communiste.
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Ce choix n’est pas plus un hasard de l’histoire ou la responsabilité d’un fou (G. Bush) que le nazisme ne fut un accident imputable à la naissance d’un Hitler. Les impasses internes d’une société dominée par les exigences du capital et des marchands ont toujours nourri l’agression extérieure et l’impérialisme. Un État au service d’intérêts privés et indifférent aux inégalités sociales ne peut soutenir longtemps un déficit croissant de légitimité sans justifier son pouvoir par la nécessaire protection contre une menace étrangère. Une société déliée par la rivalité, l’injustice et le communautarisme ne peut conjurer longtemps la menace d’affrontement intérieur sans s’inventer un ennemi extérieur. Le nationalisme – cet abaissement de la nation en communauté raciste, ce dévoiement de l’amour des siens en haine des autres – est l’issue fatale d’une société qui échoue à constituer une authentique communauté politique. Les Etats-Unis, que le capitalisme et le communautarisme avaient rendus incapables de constituer enfin une vraie communauté de citoyens, étaient arrivés à ce point de la contradiction d’une société de marché où celle-ci ne tient plus sans la guerre, où une agression étrangère constitue pour le pouvoir une aubaine inespérée, grâce à quoi il restaurera l’illusion d’une unité nationale et de sa propre utilité.
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Neuf ans après, le résultat effectif est à l’exact opposé de ces objectifs insensés : ces deux guerres ont plutôt renforcé le terrorisme et les ennemis de la démocratie dans le monde musulman. Elles ont aussi gravement affaibli et rabaissé la démocratie américaine en servant de prétexte à la torture, à des lois liberticides (Patriot Act), aux mensonges du gouvernement relayés par une presse servile.
Le désastre est total ; espérons qu’il servira de leçon. Et la leçon est triple.
D’abord, les promoteurs de la société de marché universelle et de la mondialisation du capitalisme ont dû tomber le masque : ils ne sont pas les défenseurs de la liberté, de la morale et de la démocratie, résolus à faire profiter l’humanité entière de ces bienfaits. Ils constituent un attelage composite de profiteurs cyniques et de fanatiques psychorigides, prêts à mépriser la démocratie, le sens moral, les droits de l’homme, la paix et les libertés, que ce soit pour défendre à n’importe quel prix la domination et la fortune d’une caste de prédateurs, ou pour suivre les commandements d’une funeste théologie politique.
Ensuite, même la première puissance militaire du monde ne peut surmonter ses défis intérieurs par une guerre extérieure plus de quelques mois, voire quelques années. Dès lors : ou bien elle les surmontera par une révolution intérieure pacifique qui stoppera l’avancée de la Grande Régression, ou bien elle s’enlisera dans le capitalisme financiarisé et le “communautaro-fascisme” jusqu’à l’effondrement.
Enfin, et c’est la plus troublante leçon, celle que nous tenions pour la plus grande démocratie occidentale s’est révélée incroyablement vulnérable à la manipulation et à l’embrigadement par une poignée de contre-révolutionnaires, usant du mensonge et des médias à grande échelle, sans rencontrer de véritable résistance. Les nazis et les bolcheviks étaient moins doués ; il leur fallait encore entretenir une police politique pléthorique pour surveiller la population et construire des camps pour enfermer leurs ennemis. Le néofascisme des nouveaux conservateurs américains est un softfascism bien plus efficace, grâce aux rendements croissants dans la production médiatique de la peur collective. Dans ce softfascism, la presse n’a plus besoin d’être muselée par la censure ; il faut au contraire la laisser aboyer autant qu’elle veut puisque, grâce aux vertus de la libre concurrence marchande, elle aboie désormais dans le sens des maîtres. En quelques mois, des dizaines de millions d’Américains choqués par des attentats meurtriers ont pu se laisser embarquer dans la xénophobie à peine maquillée des néofascistes, en acceptant de se projeter dans l’image du bon chrétien américain, défenseur de la démocratie, qui allait libérer l’Orient de la barbarie.
(...) Mais sauf chez les barbares, et en tout cas certainement pas dans une démocratie qui devrait être un modèle de civilisation, aucune douleur ne justifie de laisser libre cours à la violence vengeresse, aucun traumatisme ne peut excuser le plus abject des crimes collectifs qui consiste à défouler sa violence contre des innocents. Il n’est en soi pas très troublant qu’un individu particulier réagisse ainsi à une grande douleur ; c’est là une impulsion assez ordinaire, que la société a précisément pour objet de contenir et de canaliser pour substituer la justice à la vengeance. Ce qui est excessivement troublant, c’est que la société américaine ait collectivement cédé au primat de la pulsion sur la raison, qu’elle ait pu soudain fonctionner comme une tribu primitive qui part en raid punitif, et de surcroît sur la base d’une accusation mensongère! Si aucun des verrous qui sont supposés empêcher une telle réaction dans les démocraties n’a pu fonctionner dans la plus grande d’entre elles, il est grand temps de regarder en face cette autre régression : celle de la démocratie, et cela vaut pour la plupart des nations occidentales.
La presse ne joue plus son rôle ancien de contre-pouvoir. Les médias sont devenus une industrie marchande et un instrument redoutable de conditionnement psychique et d’embrigadement des masses, un authentique pouvoir, mais sans le moindre contre-pouvoir. Si les citoyens étaient devenus globalement plus informés, plus intelligents et plus autonomes, ils ne seraient pas tombés sous la coupe d’une bande de fanatiques tout au long des années 2000, ils ne resteraient pas en adoration devant un système économique qui tue leur économie nationale, leur santé, leur liberté, leur unité, au profit principal des 1 % les plus riches. C’est donc que les citoyens sont devenus plus bêtes, moins informés et moins autonomes! Abrutis par la télévision, anesthésiés par la surconsommation, mal grandis dans un système scolaire sinistré par des décennies de néolibéralisme.
La Grande Régression est aussi ce moment de la modernité où les progrès de la raison et de la démocratie sont devenus des obstacles au déploiement de la cupidité des marchands et des gestionnaires de capitaux. Le capitalisme a d’abord eu besoin d’individus libérés des attaches traditionnelles et n’a pu prospérer que grâce à la démocratisation des sociétés modernes. Mais, une fois la révolution individualiste suffisamment avancée, rien n’eût été pire pour les capitalistes, comme pour les réactionnaires en embuscade depuis 1945, que l’avènement effectif d’une population d’individus modernes, autonomes et gouvernés par la raison. Car de tels individus ne les auraient jamais acceptés pour maîtres ; peut-être même leur auraient-ils coupé la tête si un quelconque accident de l’histoire les avait soudain mis en position de reprendre le pouvoir. Le capitalisme et l’obscurantisme réactionnaire sont donc désormais des alliés forcés contre la démocratie et contre l’intelligence. Ils n’ont besoin que d’un peuple d’abrutis conditionnés pour se gaver des prêches qui entretiennent leur ignorance, et des marchandises qui rentabilisent le capital.
J’y reviendrai en concluant ce livre, car la faiblesse de la démocratie est le véritable talon d’Achille des sociétés modernes les plus avancées, le handicap majeur qui risque de retarder trop longtemps une nouvelle Renaissance. La plupart des démocraties occidentales sont maintenant au pied du mur, au fond de la dernière impasse des sociétés modernes. Nos grands-parents ont exploré les frontières du totalitarisme, et nous avons nous-mêmes testé les limites de la dissociété individualiste ou communautariste. Nous sommes vaccinés contre le collectivisme économique et social de l’hypersociété, mais désormais également avertis de la nocivité du capitalisme comme du mythe des marchés libres. Il ne nous reste qu’une seule autre voie soutenable : celle du progrès humain, celle d’une nouvelle Renaissance qui revisitera le projet moderne de l’émancipation humaine pour en accomplir vraiment les promesses, tout en s’écartant de toutes les impasses où la première modernité nous a emmenés. Comme on l’a vu, rien n’est plus simple que de concevoir les traits de cette Renaissance. Mais il ne suffit pas de la dépeindre pour qu’elle advienne. Elle est aujourd’hui comme un trésor dont on connaît la cachette, mais vers lequel, pourtant, la plupart d’entre nous n’essayent même pas de marcher. Elle est ainsi paradoxalement, tout à la fois facile, inéluctable et, dans l’immédiat, improbable!


La Grande Régression  Jacques Généreux   Éditions du Seuil  octobre 2010      
(p. 241, 242-244, 245-247)


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