7 - "Une société moins riche, moins technicienne, mais plus soudée serait plus à même de s’élancer vers un nouveau monde."

La bifurcation aujourd’hui nécessaire suppose d’inverser la logique de la Grande Régression en cours : il ne s’agit plus de concevoir un développement écologique adapté au caractère prétendument incontournable du capitalisme et de l’économie de marché, mais d’adapter l’économie aux exigences d’une bonne société offrant aux humains présents et futurs la capacité de bien vivre ensemble. J’ai nommé cette nouvelle perspective : “société de progrès humain”. Elle est fondée sur une anthropologie générale qui tient compte des savoirs accumulés sur le fonctionnement des êtres humains et des sociétés humaines. Une fois satisfaits les besoins biologiques liés à leur existence physique, les seuls besoins vraiment nécessaires à la vie humaine sont la liberté (besoin d’être soi-même), la solidarité et la fraternité (être ensemble et en sécurité), l’activité symbolique (parler, penser, imaginer...), la reconnaissance sociale (être digne, être aimé) et l’égalité (être traité justement). Ces aspirations en interaction permanente constituent le moteur complexe de la vie humaine. Elles peuvent entrer en contradiction, sources de tensions voire de souffrance psychique que des êtres singuliers peuvent tenter de surmonter soit par leur réconciliation, soit par l’addiction pathogène à l’une d’entre elles au détriment des autres. La société de progrès humain est celle qui tend à instaurer une dialectique positive entre ces aspirations: elle tisse des liens sociaux qui libèrent les individus, un cadre institutionnel, matériel et symbolique, dans lequel l’épanouissement des existences singulières peut prendre appui sur la solidarité sociale et la fraternité conviviale qui les unit sans les aliéner.
Une telle société – comme les individus eux-mêmes – n’a nul besoin d’un développement durable des productions et des consommations matérielles. Elle supporte au contraire d’autant mieux la nécessaire décroissance de ces dernières qu’elle offre des perspectives d’expansion presque illimitées de l’activité humaine et du bien-être personnel. Libérés de l’impératif artificiel, aliénant et insoutenable de produire et de consommer toujours plus de marchandises, les individus peuvent récupérer un temps précieux pour produire de l’éducation, de la culture, de l’art, de la santé, du savoir, des services collectifs, pour produire une alimentation saine préservant les sols nourriciers, pour profiter de la vie familiale, pour participer à la vie de la cité par l’engagement politique associatif ou syndical et aussi pour rêver, méditer, se reposer, se promener, jouir de la lenteur, de la tranquillité, du plaisir simple d’être soi dans une bonne société. Si elle bannit le productivisme marchand inhérent au capitalisme, la société de progrès humain n’est pas improductive ; et si elle suppose la décroissance des consommations matérielles insoutenables, elle n’implique en rien la stagnation économique. Elle produit autre chose et autrement qu’une société capitaliste. Elle produit plus de liens, plus de services immatériels et moins de biens matériels. Et ce faisant, d’ailleurs, elle garantit plus sûrement la croissance de l’emploi et l’instauration durable du plein-emploi.
(...)
Ce serait une illusion funeste que d’espérer mobiliser la masse des humains en faveur d’une reconversion radicale de leurs modes de consommation et de production en agitant la menace de cataclysmes planétaires. Je l’ai déjà souligné, cette illusion transparaît dans le déploiement obsessionnel du catastrophisme climatique. Non seulement cette grande peur collective risque de masquer des défis encore plus assurés et immédiats, tels que la pénurie de denrées alimentaires, mais surtout, tant qu’elle est déconnectée du désastre social déjà engendré par le capitalisme, elle n’aura pas les vertus mobilisatrices escomptées. Quand les salariés vivent dans l’obsédante nécessité de travailler plus pour garder leur emploi, dans le stress de la compétition, dans la peur du chômage et du déclassement, dans une société qui survalorise l’accumulation des biens et méprise la sobriété, dans un système qui siphonne leurs revenus, leurs loisirs et leurs services publics au profit d’une minorité de nantis, en un mot, quand ils sont déjà tout occupés à survivre par le seul moyen qu’on leur offre – produire plus et plus vite - , on ne voit pas comment ils viendraient à se soucier vraiment d’une menace diffuse sur les écosystèmes et la survie de l’humanité. Cette observation vaut a fortiori pour la masse d’individus que les riches pays capitalistes maintiennent dans la marginalité sociale, sans emploi régulier, sans formation, sans accès au logement ou aux soins médicaux, voire sans papiers. Comment des populations qui éprouvent déjà au quotidien la peur du lendemain pourraient-elles se sentir concernées par une hausse des températures de quelques degrés dans cinquante ou cent ans?
Pour le dire brièvement, se préoccuper activement d’écologie est un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. Cela peut même passer pour une préoccupation d’élites tranquilles bien employées et bien payées, quand des écologistes soutiennent un capitalisme vert, c’est-à-dire une injustice verte, une insécurité sociale verte, la verte spoliation des biens publics et la verte usure des hommes et des femmes au travail! Pour rester la couleur de l’espoir, le vert doit s’allier au rouge des luttes sociales. Si la confiance dans l’avènement d’une société plus juste est perdue, pourquoi se soucier de la survie d’une société injuste pour les générations futures? Pourquoi les ouvriers et les employés devraient-ils se préoccuper de sauver une planète pour les riches? Le projet écologique ne peut mobiliser les masses que s’il vient s’inscrire dans, et actualiser, le long combat pour le progrès social. Une société plus juste, plus solidaire, plus sûre, où l’on vit mieux ensemble est un bienfait immédiat qui peut mobiliser pour lui-même et qui crée les conditions nécessaires pour relever les défis écologiques. Une bonne société mérite d’être léguée aux générations futures et justifie l’effort de transformation du mode de vie demandé à la génération présente. Cette transformation ne peut en outre entraîner l’adhésion populaire sans la certitude d’un partage équitable des sacrifices et des bénéfices associés à de nouveaux modes de production, de transport et de consommation. La planète ne sera donc pas sauvée grâce à la peur de la fin du monde, tant nourrie par des écologistes qui n’osent pas penser la fin du capitalisme ; elle sera sauvée grâce au progrès social.
En réalité, seules des sociétés solidaires, déjà pacifiées et unifiées par les progrès de l’égalité, de la coopération et de la convivialité, pourront conduire sereinement la transition écologique. Or, les sociétés modernes les plus industrialisées ont donné la priorité à la consommation sur la convivialité, à la rivalité sur la solidarité. Elle sont dès lors tentées de s’en remettre à leur génie technologique comme à leur richesse pour surmonter tous les défis à venir. Espérer un miracle technique qui repoussera toutes les menaces en quelques décennies, sans qu’il soit nécessaire d’assumer la transformation des modes de vie et les conflits de répartition des ressources : tel est le déni enfantin qui fascine nécessairement une société hypermoderne, car celle-ci pressent qu’elle a peut-être déjà perdu le savoir-faire social grâce auquel une société moins riche, moins technicienne, mais plus soudée serait plus à même de s’élancer vers un nouveau monde. Ainsi le délitement des liens sociaux vient-il ajouter sa force à l’engrenage d’une régression générale.

La Grande Régression  Jacques Généreux   Éditions du Seuil  
octobre 2010       (p. 152-156)


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Commentaire de Lovyves le 6 Avril 2017 à 18:00

Bonjour à Tou(te)s
Une société, ayant plus de technologies, sera plus riche (par l'abondance et la gratuité) et où les individus sont solidaires aura de l'avenir.

Commentaire de Anne le 4 Avril 2017 à 14:50
Commentaire de Anne le 6 décembre 2016 à 13:41

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