6 - "... il ne s’agit pas d’aller moins vite au bout de l’impasse, mais de changer de direction."

Le capitalisme globalisé n’a pas seulement accéléré et approfondi une crise écologique déjà programmée par deux siècles de croissance industrielle. Il a surtout bloqué la possibilité d’une bifurcation salutaire, au moment même où le monde occidental prenait conscience de sa nécessité. En effet, dès la fin des années 1970, après les “chocs pétroliers”, on savait que la prospérité moderne était en sursis, suspendue à des livraisons de pétrole promises à l’épuisement. L’opinion s’émouvait déjà des dégâts de la pollution chimique sur la santé et sur l’environnement. Il était alors temps, et déjà urgent, de penser la planification d’une nouvelle économie soutenable à long terme. 0r, c’est précisément le moment où, avec la contre-révolution libérale, le monde a emprunté le chemin inverse, celui de l’approfondissement et de l’extension planétaire d’une économie insoutenable pilotée par la seule exigence d’une rentabilité financière maximale.
Dans ce tournant, l’humanité a pris trente ans de retard dramatiques dans la conception d’un autre mode de vie et de production.
(...)
On doit en effet reconsidérer le fonctionnement de l’économie et la substance du progrès, en sorte qu’ils soient compatibles avec une –coévolution harmonieuse entre productions humaines et écosystèmes. On peut aussi explorer l’idée qu’une économie refondée autour de préoccupations écologiques recèle un gisement considérable d’emplois et d’activités et donc une autre forme de croissance (compatible avec la nécessaire décroissance de diverses consommations matérielles) : croissance de l’emploi agricole, des services collectifs, du temps libre, du recyclage, de la recherche, etc. Il s’agit, en un mot, de concevoir une économie au service d’un projet de préservation d’un cadre de vie agréable et soutenable pour l’humanité. Or, cette instrumentalisation de l’économie comme moyen au service d’une fin sociale est précisément l’inverse de ce que nous promet un “capitalisme vert”, à savoir : l’instrumentalisation de l’écologie comme nouvelle perspective de croissance du capital.
L’argument affiché du capitalisme vert est l’éternelle rengaine selon laquelle le capital libéré de toute entrave s’empresse spontanément de satisfaire au mieux les besoins humains, car c’est ainsi qu’il peut maximiser le profit. On a suffisamment montré plus haut qu’il s’agissait là d’une fable. À la limite, et pour les esprits peu au fait des questions économiques, cette fable pouvait encore faire illusion, voici trente ans, quand aucune société ne s’était encore vraiment risquée à la mettre en pratique. Mais, trente ans après la grande liberté enfin donnée au capital de faire ce qu’il veut là où il veut, on sait où il va et ce qu’il y fait! Après trente ans de libre circulation du capital, un sixième de l’humanité reste malnutrie et n’a toujours pas accès à l’eau potable. Moins de 2% des flux financiers servent à financer une activité réelle ; tout le reste finance ... la finance! L’ouverture des pays en développement au capital “libéré” entretient une catastrophe écologique qui prépare une catastrophe alimentaire. Avant la “mondialisation heureuse” du capital, la “révolution verte” présentait bien des défauts aux yeux des écologistes, mais elle avait le mérite de viser l’autosuffisance alimentaire de populations en expansion. Il fallait préserver cette visée et corriger les méthodes de production pour les rendre soutenables. Au lieu de cela, la révolution néolibérale a contraint les pays en développement à repenser leur agriculture, non plus comme une source de nourriture pour leur population, mais comme une source de devises nécessaire à leur insertion dans le commerce international.
Depuis lors, année après année, on exproprie illégalement des tribus indigènes ou des petits paysans, on rase les forêts primaires pour créer de véritables déserts verts : des monocultures destinées à fournir les multinationales de l’agroalimentaire ou l’industrie des agrocarburants, des plantations gigantesques qui éradiquent toute autre forme de végétation, détruisent les habitats de la faune sauvage et épuisent les sols. Pour quelle utilité? Pour faire rouler nos voitures à essence plus longtemps, au lieu de développer des énergies vraiment renouvelables et de nouveaux moyens de transport. Pour nourrir nos moteurs plus sûrement que nous-mêmes et pour bien d’autres “raisons” déraisonnables. Ainsi, entre autres, “grâce” à la destruction des forêts primaires, les Indonésiens fournissent aux Roumains l’huile de palme avec laquelle ils fabriquent leur “savon de Marseille” qui sera vendu pour tel sur la Canebière! Vendu (pourquoi pas?) à des touristes roumains qui, en fait de souvenir “typiquement provençal”, rapporteront de l’huile indonésienne transformée à deux pas de chez eux et dont la production saccage la biodiversité, prive de ressources des paysans pauvres et détruit les emplois des savonniers marseillais. Pourquoi tant d’échanges insensés et trompeurs dont le transport consomme des tonnes de carburants polluants? Pour satisfaire le “besoin de devises”. Devises qui serviront à quoi? Peut-être à importer la nourriture que les Indonésiens auraient pu produire eux-mêmes, voire à importer du faux “savon de Marseille”!
(...)
L’agriculture livrée à la logique capitaliste, c’est à ce jour l’aggravation de tous les méfaits d’une agriculture intensive qui est responsable de 20% des émissions de gaz à effet de serre, pollue et appauvrit les sols, accélère la déforestation et le déclin de la biodiversité, assèche les nappes phréatiques, dénutrit les uns et engraisse les autres. Ce modèle n’est plus soutenable à long terme. Or, en sus du milliard de personnes souffrant aujourd’hui de malnutrition, l’agriculture devrait nourrir trois milliards d’êtres humains supplémentaires d’ici à 2050. À ce jour, on ne sait pas comment cela sera possible, mais on sait au moins que la libre concurrence capitaliste ne peut être l’issue à l’impasse qu’elle a elle-même engendrée. L’usage et le partage de l’eau devront être planifiés, le libre échange des denrées alimentaires devra laisser la place à la relocalisation de l’agriculture (chaque région proposant une production adaptée aux besoins locaux), il faudra développer l’emploi agricole et des modes de production biologique économes en eau et en énergie. Comme toutes les autres dimensions de la gestion des écosystèmes, l’alimentation ne pourra plus être gérée comme un bien privé ordinaire, elle devra l’être comme un bien public à la fois national et mondial et suivre un plan arrêté par des instances politiques. Il n’y aura donc aucun progrès écologique décisif sans l’abolition du pouvoir exorbitant dévolu depuis trente ans aux gestionnaires des capitaux et sans remise en question du libre-échange qui constitue le levier principal de ce pouvoir.
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Ainsi, le capitalisme durable est un capitalisme qui souffrira de polluer moins et d’épuiser moins vite les ressources pour préserver sa capacité à polluer plus longtemps et à exploiter les ressources jusqu’au bout. Ce qui plaît tant aux capitalistes, dans la définition du développement durable, est qu’elle associe la “satisfaction des besoins” à l’idée d’un accroissement continu de moyens. Car tel est justement le moteur nécessaire au capitalisme : fabriquer du désir d’acheter en permanence, transformer le désir en besoin insatiable pour soutenir une croissance infinie qui maintient le profit en survie artificielle. Mais dans un monde fini, il n’y a pas de place pour un désir infini de consommation et de possession matérielle. Car il n’y a pas de rendements indéfiniment croissants dans l’usage d’une ressource épuisable. Soutenir un capitalisme durable revient donc à s’engager, plus lentement peut-être mais plus sûrement, dans la même impasse écologique où nous sommes déjà. À part les fous peut-être, tout le monde comprend qu’il ne s’agit pas d’aller moins vite au bout de l’impasse, mais de changer de direction. Voilà pourquoi la sauvegarde d’un environnement viable ne peut constituer une finalité en soi, indépendante d’un modèle de société capable de soutenir une coévolution harmonieuse entre l’humanité et son milieu physique.


La Grande Régression  Jacques Généreux   Éditions du Seuil  
octobre 2010       (p. 138-139, 144-147, 151-152)


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