8 - ... "les êtres humains sont naturellement doués pour la coopération et la solidarité"

Je n'entends pas refaire l'inventaire des multiples reculs opérés depuis trente ans par les politiques sociales. La "régression” dont il est à présent question désigne un phénomène plus vaste et plus fondamental, une dynamique de déconstruction des liens sociaux qui constituent les individus en communautés humaines et rassemblent ces communautés en une grande société. En cette matière, comme dans toutes ses autres dimensions, la Grande Régression se distingue à nouveau par une inversion systémique : le renversement de la synergie positive qui avait fini par s’installer entre une émancipation inédite des individus et une intensification également inédite des liens sociaux. Depuis l’essor initial des premières sociétés sédentaires, il avait fallu près de douze mille ans pour en arriver à ce stade du développement humain. Jusqu’alors en effet, le renforcement de la société avait presque toujours été en opposition avec celui des libertés individuelles. La phase moderne de cette histoire avait même dégénéré dans une oscillation extrême entre des poussées libérales disloquant la société et des réactions antilibérales renforçant parfois l’emprise de la société jusqu’aux limites du totalitarisme. Toutefois, les conséquences dramatiques de ces extrémités avaient incité les sociétés modernes à sortir de l’opposition destructrice entre deux projets qui jouaient soit la société contre l’individu, soit l’individu contre la société.
Durant une trentaine d’années seulement (des années 1950 aux années 1970), dans les plus vieilles démocraties occidentales, il a semblé qu’un compromis inédit autorisait une poussée simultanée d’individualisme et de socialisme. Mais ce ne fut qu’une parenthèse, avant le déferlement de la vague néolibérale décrite au début de ce livre.
(...)
Contrairement aux idées néolibérales en vogue, les êtres humains sont naturellement doués pour la coopération et la solidarité, autant et souvent davantage que pour la compétition, surtout au sein de petites communautés de proximité. C’est que la biologie et les traits fondamentaux du fonctionnement humain se sont installés, plusieurs millions d’années durant, au sein de petites bandes d’individus dont le succès évolutif tient au développement continu de leurs capacités de communication, d’interaction psychique, d’organisation sociale et d’action solidaire. Dans son ultime phase, cette longue histoire grégaire a mené vers l’espèce humaine contemporaine (Homo sapiens sapiens), dont toute l’évolution biologique et la quasi-totalité de l’histoire sociale se sont déroulées au sein de petites tribus nomades de chasseurs-cueilleurs partageant leur nourriture. Ce cadre primitif fait de l’humain un être social par excellence : il construit sa vie propre (matérielle, affective et symbolique) par et dans les liens qu’il noue avec sa famille et la communauté où il grandit ; son désir d’être lui-même, d’exister, est indissociable d’un désir d’être avec autrui ; son attrait pour l’autonomie et la singularité va de pair avec des pulsions grégaires et mimétiques. Tout cela participe de ce que j’appelle les “invariants anthropologiques” du fonctionnement humain. Il est essentiel de comprendre que ces traits fondamentaux se sont forgés pour permettre à chacun de bien grandir parmi les siens, c’est-à-dire de déployer son existence à peu près en harmonie avec une communauté humaine de proximité où tout le monde se connaît. Ils font de l’être humain un être social qui ne peut s’épanouir vraiment que par la qualité de ses liens sociaux, mais ils ne le pourvoient d’aucune prédisposition naturelle à surmonter le défi nouveau et très récent (à l’échelle de l’histoire de l’espèce humaine) que constitue la vie dans une “grande société” traditionnelle ou moderne. Savoir vivre bien avec les autres dans une sorte de grande famille nomade composée de quelques dizaines d’individus est une chose ; faire société avec des dizaines ou des centaines de milliers, voire des millions d’inconnus sédentaires, est une tout autre affaire.
(...)

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, enfin, les nations démocratiques tirent les leçons des excès de la dissociété capitaliste et de l’hypersociété quasi totalitaire et s’efforcent de se tenir à bonne distance des deux. L’axe de tension oppose désormais le pôle associationniste et le pôle libertaire, c’est-à-dire deux conceptions de la liberté : la liberté par l’affranchissement des individus à l’égard de toutes leurs attaches sociales (dissociété individualiste) ; la liberté par l’association des individus et des diverses communautés dans une société plus liée, plus égalitaire, plus solidaire et respectueuse des multiples appartenances sociales grâce auxquelles les individus construisent une vie singulière.
Sans le savoir vraiment, les gouvernements démocratiques de l’après-guerre ont amorcé un mouvement dans cette seconde voie. Je dis “sans le savoir”, parce que le chemin emprunté alors résulte d’un compromis politique quasiment imposé par les traumatismes des deux décennies précédentes et par le rapport des forces en présence. Il s’agit de restaurer une société et une économie très encadrées par un État au service de la prospérité, de garantir la paix sociale en partageant mieux les richesses produites et en développant la protection sociale, tout en prenant le contre-pied des pays communistes en matière de libertés publiques et de démocratie. En théorie, on peut voir là l’ébauche d’un mouvement vers le socialisme démocratique. Mais en fait, c’est une sorte de bricolage politique qui emprunte des outils aux diverses idéologies en se gardant bien d’en penser une nouvelle. Pour ceux qui repoussent alors, avec un égal dégoût, le stalinisme et le nazisme, rien ne paraît plus dangereux que la construction rationnelle d’un projet politique destiné à transformer la société. Ils vont donc transformer celle-ci en pratique, et même assez radicalement, mais sans théoriser ce changement.
Ainsi, l’orientation vers une société de progrès humain l’a emporté politiquement sans être pensée intellectuellement.
À l’opposé, le pôle libertaire est clairement défait politiquement, mais c’est alors qu’il va commencer d’être le plus brillamment pensé! La philosophie ultralibérale et l’utopie du marché libre sont relancées par Friedrich Hayek et Milton Friedman. Ces derniers posent aussi tous les jalons de la contestation du consensus keynésien. La théorie de l’État minimal et de la liberté maximale atteint un sommet avec des auteurs libertariens comme Robert Nozick. Et je n’évoque ici que les figures les plus célèbres d’une foule de penseurs qui vont préparer tous les outils de légitimation intellectuelle que pourront bientôt mobiliser les néolibéraux. Au moment où, pour toutes les raisons déjà décrites, le compromis bricolé durant les Trente Glorieuses entre en crise, le camp progressiste ne sait pas déchiffrer cette crise parce qu’il ne sait même pas en quoi consistait son modèle, ou plutôt parce que, n’ayant à proprement parler plus de modèle, plus de colonne vertébrale idéologique, il reste sans voix devant son Meccano social en panne. Le contraste avec les penseurs de la contre-révolution néolibérale est alors fatal. Eux disposent d’un grand récit bien rodé et voué au succès, puisque sans réel concurrent. Si les progressistes des années 1970 avaient pensé la voie sur laquelle ils étaient engagés, non seulement ils auraient pu anticiper ou identifier ses défaillances, mais surtout ils auraient su et pu convaincre que la pire des réactions à la crise de leur modèle consistait alors à en prendre le contre-pied.
En effet, quand on pense le progrès humain, on comprend d’abord qu’il consiste désormais à sortir d’un cycle infernal d’alternance hyper-société-dissociété que l’évolution humaine ne pouvait pas totalement éviter. En caricaturant la dialectique analysée plus haut, il fallait bien que l’humanité progresse d’abord par la constitution et le renforcement de grandes sociétés à peu près assurées de leur existence – et ce au mépris de l’individu -, pour que puissent prospérer et prendre corps les idées de liberté personnelle et de bonheur individuel. En fait, la longue ère de l’hypersociété traditionnelle crée les conditions matérielles et sociales nécessaires au progrès d’une conscience et d’une identité personnelles, jusqu’au point de rupture entre cette poussée de l’individualisme et le cadre trop rigide qui l’avait abritée durant des millénaires. Il arrive ainsi nécessairement un moment où la permanence et l’emprise de la société entrent en contradiction avec le progrès des individus et des identités singulières qu’elles ont rendu possible. La synergie société-individu mue en conflit d’autant plus vif que les institutions et les pouvoirs en place se crispent dans une réaction conservatrice, stimulant ainsi en retour une radicalisation individualiste de la pensée moderne.
(...) Les individus sont en effet des êtres sociaux qui ne peuvent construire une identité singulière qu’en tissant des liens sociaux. Par conséquent, instituer leur liberté en les déliant les uns des autres et de la société est une impasse qui ne conduit pas à la liberté des humains, mais au déchaînement de la compétition et à la domination des plus forts. (...) En cent cinquante ans (autant dire en un instant à l’échelle de l’histoire humaine), la dislocation des liens traditionnels par le libéralisme et le capitalisme a réactivé la tentation de l’hypersociété sous la forme nouvelle et extrême d’un anti-individualisme, d’un fantasme de fusion dans un grand tout social homogène. La leçon est claire : un excès de dissociété libérale n’est pas le plus sûr moyen d’échapper à l’hypersociété, mais le plus sûr moyen de préparer son retour en pire!
(...)
On peut aussi préciser plus avant la nature de ce que j’appelle la Grande Régression, et la place qu’elle occupe dans l’évolution des sociétés humaines. Elle constitue le dernier excès que la société moderne devait sans doute explorer (après l’expérience totalitaire) : l’ultime mouvement de balancier peut-être nécessaire pour clore l’ère moderne, ère de l’affrontement entre individu et société, qui devait bien aller au bout de ses fantasmes jumeaux – la société intégrale et l’individu roi, avant de s’effacer devant l’évidente nécessité d’une réconciliation. La Grande Régression mérite donc bien son nom, car elle ne se résume pas au recul général du progrès social par rapport à la phase précédente. En procédant à une déconstruction systématique de la société, le projet néolibéral n’est pas moins que l’abolition de douze mille ans d’évolution qui avaient mené l’humanité des communautés primitives jusqu’aux portes d’une grande société de progrès humain. Il avait fallu tout ce temps pour passer de microcommunautés, parfaitement soudées et ignorant l’idée même de vie personnelle, à d’immenses communautés politiques pluriculturelles, presque capables de combiner l’émancipation des individus, la cohésion sociale et la coexistence pacifique de modèles de société variés. Moins de trente ans ont suffi à la contre-révolution libérale pour “réussir” à combiner la nouvelle aliénation des individus, le désordre social et la guerre des communautés, voire la guerre des civilisations. La tradition avait apporté à l’humanité la cohésion d’une grande société, la modernité avait introduit la liberté personnelle, l’esprit de l’après-guerre avait ébauché la réconciliation de ces deux apports, avec la paix des nations en prime. La Grande Régression nous reprend tout, la cohésion, la liberté et la paix.

La Grande Régression  Jacques Généreux   Éditions du Seuil  octobre 2010      
(p. 157-158, 159-160, 187-190, 195-196)


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