De la sphère internationale aux relations familiales, rien ne semble pouvoir échapper à la force centrifuge de la Grande Régression, qui atomise tous les espaces de "liberté solidaire" en renversant la synergie positive individu-société en opposition irréconciliable. Rien sauf peut-être l'école, au moins un certain temps, mais pas n'importe quelle école. Les établissements privés réservés aux riches et/ou à une communauté religieuse particulière sont par définition des machines à dissocier et ne risquent pas d’opposer la moindre résistance à la dissociété extrême vers quoi nous entraîne la spirale de la Grande Régression. Nombre de ces établissements sont les meilleurs instruments de diffusion de la culture néolibérale dans une jeunesse privilégiée destinée à occuper les postes de commande de la guerre économique. Le label “chrétien” souvent attaché à ces établissements ne doit pas faire illusion : on y enseigne rarement l’amour du prochain ; on y apprend plutôt l’esprit de compétition, l’obsession de la réussite personnelle, le culte narcissique de la performance individuelle, et aussi le rejet et l’abandon des moins forts, de ces élèves qui ne satisfont pas aux exigences d’excellence nécessaires pour entretenir la réputation et le succès commercial de l’établissement. Ce n’est donc pas à ce type d’entreprises privées que je pense quand j’évoque ci-après l’école. Je parle d’établissements qui tentent encore d’assurer un service public d’instruction et d’éducation pour aider les enfants à “grandir”.
L’école dont je parle a pu faire de la résistance à la dissociété, parce qu’elle constitue un espace de vie en partie préservé contre la rivalité qui ravage les autres cercles sociaux. En ce lieu, outre les savoirs, on peut encore apprendre l’égalité, la sociabilité et les règles sociales qui étendent la liberté réelle de chacun, non par des cours d’instruction civique mais par la simple expérience quotidienne de la vie collective avec les autres élèves et l’ensemble des personnels enseignants et non enseignants. Mais, là encore, le délitement général des autres cercles sociaux met aussi l’école sous tension. Le désordre social et moral qui nourrit la délinquance juvénile fait naturellement entrer à l’intérieur de l’école la violence qui sévit à l’extérieur. Quand plus rien ne semble juste ni légitime dans le fonctionnement de la société, quand les parents ne savent plus instituer le respect d’une autorité légitime, quand le travail est dévalorisé par son exploitation indigne, quand la culture ambiante n’accorde de valeur qu’à l’argent, quand le discours politique encense la compétition, alors comment les enseignants pourraient-ils, tout à la fois, se faire respecter, maintenir l’ordre, enseigner les savoirs et éduquer les enfants à la vie solidaire en société?
Comme on l’a dit pour la famille, on ne peut demander à un seul cercle social d’assumer toute la charge résultant de la défaillance de tous les autres. C’est pourtant bien ce qui arrive à l’école, de plus en plus confrontée à des exigences peu soutenables et contradictoires. Ainsi, les parents sont souvent dépassés par leur propre rôle d’éducateurs et attendent de l’école qu’elle pallie leur insuffisance dans la formation morale de leurs enfants. Ils sont par ailleurs angoissés pour l’avenir professionnel de leurs enfants dans une société qui écrase les faibles, méprise les savoir-faire sociaux, dénigre les fonctionnaires et plus généralement tous les métiers où l’on ne gagne pas beaucoup d’argent, exige non plus des salariés simplement disposés à bien faire leur travail, mais des individus compétitifs, des fantassins ou des officiers de la guerre économique. Les parents espèrent donc aussi que l’école donnera à leurs enfants les armes nécessaires pour s’en sortir, une fois jetés sur le champ de bataille qu’est devenu le marché du travail. Les responsables politiques reproduisent souvent cette double attente : confrontés au désordre moral, à l’incivilité croissante et à la délinquance juvénile, eux aussi demandent à l’école (et aux parents) d’assurer davantage la formation civique des jeunes. Dans le même temps, ils ne cessent de redéfinir leurs politiques éducatives en fonction des exigences de la compétition économique.
Or, plus spécialement dans le contexte de la Grande Régression, ces deux attentes conjointes des parents et des politiques sont de plus en plus contradictoires. L’école ne peut être à la fois la maison de la République qui fait grandir des citoyens et le camp d’entraînement des soldats de la guerre économique. Ces deux finalités et les moyens qu’elle mobilisent sont antinomiques. En effet, si l’on doit “fournir” à la dissociété de marché les individus dont elle a encore besoin sur le marché du travail, il faut enseigner le culte de la performance économique et le mépris de ce qui “ne rapporte rien”, prédisposer les moins bons élèves à la servitude volontaire, entraîner à la compétition et non à la coopération, etc., en un mot, transmettre des valeurs morales et des traits de caractère contraires aux valeurs de la République et de la démocratie. Il faut, par ailleurs, supprimer ou négliger les disciplines qui n’ont aucune utilité dans la guerre économique : l’histoire, la littérature, la philosophie, les sciences humaines et sociales en général (avec une exception pour la science économique, mais à la seule condition que, par là, on entende uniquement la théologie néolibérale qui enseigne la religion des marchés autorégulés). En clair, il faut négliger tous les enseignements qui permettraient justement aux individus de devenir des citoyens avisés, disposant d’une certaine compréhension du monde et de la société, entraînés au débat d’idées et au questionnement philosophique. C’est au fond l’intelligence elle-même qu’il faudrait atrophier pour satisfaire aux exigences d’une efficace préparation à la dissociété de marché. Car des individus trop intelligents, trop initiés au bonheur du savoir et du débat argumenté, ne sauraient se contenter de n’être, pour le restant de leur existence, que des consommateurs passifs et des travailleurs aux ordres des marchés. Si la jeunesse venait à connaître ne serait-ce que le dixième de ce que nous révèlent les sciences humaines et sociales, elle saurait que le discours néolibéral est une fable dangereuse, et qu’une autre société est non seulement souhaitable mais encore possible. Un peuple de citoyens intelligents, c’est le cauchemar des néolibéraux comme celui de tous les charlatans!
Entre l’école de la République et le camp d’entraînement des guerriers dont la nouvelle économie a besoin, il faut donc choisir. Il est ridicule d’imposer une petite heure d’instruction civique au collège, quand toutes les normes morales qui fondent la cité sont bafouées par les politiques publiques elles-mêmes, par les conditions d’existence de la majorité des élèves et de leurs parents, par la jungle économique à laquelle les jeunes savent très bien devoir être livrés. Si l’école devait vraiment apprendre la citoyenneté, elle deviendrait l’école de la rébellion contre le capitalisme et la société de marché. Les gouvernements néolibéraux font donc en réalité semblant de demander à l’école une contribution à l’éducation civique, et ce, seulement pour satisfaire une clientèle électorale qui exige un retour à l’ordre moral. En fait, les néolibéraux les plus déterminés ont fait le choix peu avouable de détruire peu à peu les écoles publiques démocratiques pour les remplacer par des entreprises de formation répondant aux attentes des marchés. Cela est quasiment écrit noir sur blanc dans les documents officiels de l’Union européenne qui définissent la stratégie de Lisbonne en matière d’éducation, dès le milieu des années 1990. Si donc la Grande Régression va à son terme, même l’enfance et l’adolescence finiront d’être colonisées par les exigences et le culte de la compétition marchande.
Ainsi, l’un après l’autre, et jusqu’au dernier bastion de l’école, tous les cercles de la ronde humaine, qui, hier encore, élevaient l’individu vers un espace social élargi et diversifié, qui tissaient la trame des liens sociaux nécessaires à la liberté comme à la construction d’une identité singulière, tous ces cercles inversent désormais leur mouvement et entraînent l’individu dans une spirale descendante jusqu’à le renfermer dans un clan primitif ou dans la solitude.
L’individu peut alors se sentir seul au monde, avoir le sentiment qu’en effet “il n’y a plus de société” : tous les étages de celle qu’il a connue se sont effondrés et il n’y a plus de refuge pour échapper à la nécessité nouvelle de vivre dans le stress permanent de la lutte contre autrui. Quelques individus s’écroulent eux-mêmes sous le poids de l’effondrement général ; certains s’inventent une nouvelle famille en s’abandonnant à une église, une bande ou une secte ; la plupart sont résilients, ils apprennent à circuler entre les ruines et à jouir intensément de toutes les poches résiduelles d’humanité ; enfin, une minorité d’individus dont le moi social est plus solide que d’ordinaire – les “militants” - décident de résister et de préparer la reconstruction, non pas qu’ils soient assurés de réussir, mais parce qu’ils ont la certitude de ne savoir vivre autrement.
La Grande Régression Jacques Généreux Éditions du Seuil octobre 2010
(p.222-226)
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Pour des informations très détaillées sur le programme L'Avenir en Commun : 42 livrets thématiques sont à disposition (dont les 7 derniers bientôt disponibles.)
Dès à présent, sur le site JLM2017, vous pouvez consulter les suivants sur le thème de l'éducation
Livret 30 : L'école de l'égalité et de l'émancipation et libéré de l'argent
7 : Culture. Les arts insoumis
12 : Enseignement supérieur et recherche
34 : Pour un sport émancipateur et libéré de l'argent
5 : Numérique pour de nouveaux droits et libertés
Extraits précédents :
1 - "... un savoir vivre ensemble, un vouloir vivre ensemble, que l’on ...
2 - "... la voie du progrès humain est connue et possible." - épanews
3 - Le "mythe des marges de manœuvre disparues". - épanews
4 - "... c’était une promesse d’émancipation et de progrès pour tous le...
5 - "... une réelle bifurcation vers le progrès humain." - épanews
6 - "... il ne s’agit pas d’aller moins vite au bout de l’impasse, mais...
7 - "Une société moins riche, moins technicienne, mais plus soudée sera...
8 - "L’ultime mouvement de balancier peut-être nécessaire pour clore l’...
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