9 - "Les déplacements de populations vont permettre à nos sociétés de prendre conscience de l’effet du dérèglement climatique."

 - Vous parlez de la “psyché des gens”, abreuvés d’informations ou de désinformations. Quelle est votre analyse au sujet de la crise des migrants qui est aussi l’une des conséquences les plus visibles de la guerre au Moyen-Orient et en Afrique?

Sur la crise des réfugiés, mon discours est celui de la raison. Je pense que je passerai encore beaucoup de temps à le faire. Si on ne veut pas que les gens viennent, ils vaut mieux qu’ils ne partent pas. Et il faut cesser de croire que les gens partent par plaisir. Donc éteignons l’une après l’autre les causes de leur départ. Elles sont très simples, c’est la guerre et la misère. Donc, premièrement, arrêtons les causes du départ. Une fois que les gens sont là, que voulez-vous faire? Les rejeter à la mer? Non, c’est absolument impossible. Donc, il vaudrait mieux qu’ils restent chez eux. Pour cela, retour au point précédent : il faut que la guerre cesse, et il faut que la misère cesse. La guerre, on peut l’arrêter. Ce serait déjà un grand projet. On peut le faire beaucoup plus rapidement que d’arrêter la misère. Mais elle aussi on peut la réduire davantage et plus vite qu’il n’y paraît. Mais pour les gens qui sont là, vous n’avez pas d’autre choix que de les accueillir jusqu’au jour où ils pourront repartir s’ils le souhaitent. J’ajoute que plus on diminue les raisons de partir, plus on augmente celles qui poussent à revenir chez soi. Je demande à tous ceux qui me disent le contraire ce qu’ils comptent faire. De manière rationnelle.
(...)

 - Cette question des migrations percute aussi celle de l’écologie...

Oui! Les déplacements de populations vont permettre à nos sociétés de prendre conscience de l’effet du dérèglement climatique. L’ONU annonce 250 millions de réfugiés climatiques. 80 % des déplacements de populations se font au Sud. Alors on pourrait dire que, comme c’est loin de chez nous, cela ne nous concerne pas. Sauf que les populations du Sud qui se déplacent vers un autre pays du Sud désorganisent des régions entières. Et désorganisent ainsi le Nord, parce que les gens qui sont dans ces zones désorganisées, il faut bien qu’ils vivent quelque part, et ils se mettent donc aussi en mouvement. Il faut se rendre compte que c’est une quantité considérable d’êtres humains et qu’aucun système aujourd’hui ne peut encaisser un choc pareil. Aucune société.
Ensuite, pour ne rien arranger, vont survenir des événements climatiques extrêmes sur tous les pays du Nord. Ces dérèglements vont mettre à nu la fragilité de l’actuelle civilisation humaine. Car un typhon qui passe sur la mer, c’est une chose, sur des îles que nous considérons comme “exotiques”, c’en est une autre, mais sur un espace comme la Louisiane, c’est un sacré problème, parce que dix ou vingt ans après, rien n’est réparé! Ainsi, le jour où les mêmes événements climatiques extrêmes vont passer sur les centres névralgiques de la planète, nous aurons l’occasion de nous rendre compte que sans l’électricité, sans Wall Street, le monde n’est plus le même. Or, cela va avoir lieu inévitablement. Malheureusement, cette perspective est niée par une bonne partie des élites en place, pour des raisons diverses et multiples. Cela devrait pourtant changer radicalement notre rapport à la politique. D’autant que le paramètre fondamental est que nous n’avons plus le temps. De plus, nous entrons dans une période où la rareté va être croissante. Avant, c’était à partir de la mi-décembre que la Terre n’était plus en état de reconstituer ce qu’on lui prélevait, aujourd’hui, c’est à partir de la mi-août. Et l’on voit bien que ce phénomène, loin de se résorber, s’accroît. La traduction concrète de cela va être de parler d’une “augmentation de la rareté”. Rareté des terres arables, rareté des ressources de nourritures, rareté des espaces profitables...
Ensuite, un autre concept apparaît dans l’espace politique, c’est celui de l’irréversibilité des décisions. Nous sommes habitués à prendre des décisions et à y revenir ensuite. Lorsque les décisions ont pour conséquence la destruction des capacités de la nature, ces décisions sont irréversibles. C’est un changement considérable dans le paradigme de l’action politique. Notamment dans l’idée républicaine traditionnelle, qui dit que, quand la roue est mauvaise, on peut la changer. On peut la changer en effet, mais ses effets, eux, seront définitivement mauvais. Avoir méconnu le fait que l’on ne savait pas comment traiter les déchets nucléaires veut dire que nous avons pris des décisions irréversibles. Pendant plusieurs millénaires, nous serons encombrés de colis irradiés et irradiants, dont nous ne savons que faire.
Donc, le paradigme de l’écologie politique est devenu, dans mon esprit aussi bien que dans la réalité, un paradigme central. Il a réorganisé les priorités. D’abord, en rappelant que l’on n’avait pas le temps, deuxièmement, en centralisant un concept hier moqué : l’intérêt général humain. On pensait que c’était une construction idéologique, en permanence, on adhérait à l’idée de l’intérêt de classe, en reportant sur l’action d’une classe sociale particulière le bien-être de tous.  
Face à l’état d’urgence écologique, il faut regarder ce que valent les méthodes et les logiciels politiques que nous avons. Il y en a clairement deux qui sont morts. Le premier, c’est le libéral et la politique de l’offre. Elle suppose qu’on produit ce que l’on veut quand on veut et où l’on veut, tant qu’on veut, du moment qu’il y a des acheteurs dont on stimule ou crée le besoin par la publicité. Le deuxième est le logiciel social-démocrate, indépendamment même des trahisons multiples des sociaux-démocrates. Ils partent de l’idée que l’on corrige des inégalités par une production croissante, sans cesse, alors que la Terre a des ressources limitées. Est-ce si compliqué de raisonner autrement? Faire le constat qu’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine met les idées en ordre. Je ne comprends pas que la gauche ait tant de mal à adopter le paradigme de l’écologie politique. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, la démonstration n’est-elle pas faite de la similitude des humains et du triomphe de l’égalité des droits fondamentaux? La tradition des Lumières n’y trouve-t-elle pas tout son compte? Si l’on accepte l’idée qu’il y a des biens communs incontestables, comme l’air et l’eau par exemple, est-ce que cela ne vérifie pas l’intuition fondamentale du communisme? La similitude des êtres humains et de leurs besoins refonde et valide la thèse centrale du socialisme, à savoir que l’on ne s’en sort que tous ensemble. L’idée que l’on doit tous délibérer de ce qui est bon ou non pour soi-même et pour tous, est-ce que cela ne donne pas tout son sens au républicanisme?
Je ne fais ces mentions que pour souligner combien il est faux de croire que l’adhésion à la centralité du paradigme écologique nierait la tradition intellectuelle des familles progressistes que je viens d’évoquer. C’est le contraire. En tout cas, pour moi, cela aura été un bouleversement qui a laissé sa trace en moi, étape par étape, et qui a complètement transformé ma manière de voir l’action politique. Peut-être que cela a commencé le jour où j’ai compris qu’EDF me donnait des réponses inacceptables, pour une intelligence ordinaire comme la mienne, à propos de Tchernobyl, en essayant de me faire croire que, premièrement, le nuage s’était arrêté aux frontières et que, deuxièmement, il n’y avait aucun problème avec les centrales françaises. Une fois mes certitudes ébranlées, je suis allé au bout des raisonnements que mon doute appelait. Petit à petit j’ai cheminé, comme beaucoup. En 1991 déjà, j’ai inclus dans mon premier livre, À la conquête du chaos, les concepts de développement durable. À l’autre bout du parcours, en 2013, après tant d’articles, de posts, de blogs et de chapitres de livres, j’ai concentré dans un autre ouvrage, La règle verte, mes analyses et propositions, et j’ai développé l’impératif de ne plus prendre davantage que ce que la planète peut reconstituer et que cela soit inscrit dans la Constitution. L’effort intellectuel ne s’est jamais relâché. À peine sorti de la campagne présidentielle, je me suis remis au travail avec Martine Billard et Corinne Morel Darleux pour formaliser cette nouvelle conception politique. On l’a appelée l’écosocialisme. Je crois que ce serait mieux de l’appeler “écohumanisme”. Car, dans un certain nombre de pays, nos amis nous disent que le souvenir qu’ils ont du “socialisme” est tellement lié au productivisme, que les deux termes fonctionnent comme un oxymore! Sans parler du reste... Deuxièmement, parce que le fait que le lien humain soit un lien social n’est pas le seul aspect de la nouvelle écologie politique que nous mettons en avant, puisqu’elle inclut absolument toute la biodiversité. Il faut que l’humanité prenne conscience qu’elle n’est pas la seule espèce vivante, et qu’elle ne peut pas être cette espèce vivante sans toutes les autres. Par conséquent, je préfère que l’on parle d’humanisme parce que cela replace les choses au bon endroit. C’est-à-dire que l’être humain est pris comme un tout et ne peut se penser sans comprendre que la nature est son corps inorganique, comme disait Karl Marx.
(...)
Et aujourd’hui, si je devais gagner la prochaine élection présidentielle, je pense que je serais le premier président d’un grand pays à mettre au centre de la signification de la concorde nationale la question de l’écologie, de notre destin commun d’êtres humains.
Ensuite, je pense que quel que soit le résultat des élections, mieux vaut préparer les esprits. Car, de toute façon, les événements extrêmes arriveront. Il vaut mieux préparer tout le monde à l’idée qu’on va devoir y faire face, à essayer de rationaliser les problèmes, car, évidemment, quand ces événements extrêmes vont avoir lieu, les pulsions les plus morbides de la société vont s’exprimer.

 - Là aussi, vous essayez de lutter contre le risque de guerre...

Oui, contre la guerre et pour la paix, mais aussi pour la lucidité. Quand l’eau va monter et que le vent va souffler plus fort, ce que l’on aura vu en 1999 dans l’estuaire de la Gironde, où se trouve la centrale nucléaire de Blaye, deviendra imparable, sauf si on arrête la centrale. Mais personne n’a l’air de vouloir l’arrêter. La dernière fois, c’est un ingénieur qui a compris que s’il laissait la centrale en activité pendant la tempête, la catastrophe se produirait.

 - C’est en partant de ces cas très concrets que vous voulez convaincre? Nous avons déjà parlé de la difficulté de parler de l’écologie auprès des Français...

Je pense effectivement que la question écologique ne se présente pas seulement comme un thème idéologique : c’est un thème très concret. Le problème est là tous les jours, à présent il est même devenu dangereux de respirer. Alors la confrontation à ces problèmes devrait plutôt donner un avantage en termes d’efficacité électorale aux lanceurs d’alerte, et surtout qui proposent des solutions.
Là où votre question touche à un point très sensible, c’est que nous sommes entièrement formatés par une société du désir inépuisable. Et que les outils de la production de ce désir, que sont la publicité et l’idéologie consumériste, fonctionnent à plein régime. C’est pourquoi je parle au début de “planification écologique”. Car pour passer d’une façon de produire à une autre, il faut organiser méthodiquement la mutation. Il faut la main-d’œuvre et les matériaux qui correspondent, les recherches fondamentales qui correspondent, il faut une mise en œuvre au rythme de l’urgence.
Prenons un exemple. On sait que l’air qui devient irrespirable est un danger. Il faut donc changer de mode de production, et aussi les véhicules individuels, qui produisent beaucoup de pollution. Voyons les véhicules. On a proposé des voitures électriques, mais il faut aussi se demander d’où viendrait l’électricité. Pour faire un million de voitures électriques, il faut une centrale nucléaire. Et 38 millions de véhicules roulent dans notre pays. Pour disposer de l’équivalent d’une centrale nucléaire en énergie alternative, tout cela doit s’organiser. Pas question de produire un million de voitures électriques avant qu’on ait les moyens de produire une électricité qui ne soit pas plus dangereuse que les particules fines qui sortent des pots d’échappement. Articuler tous les facteurs d’une question à régler, voilà l’importance de la planification écologique.
Mais je me suis rapidement rendu compte que ce concept n’était pas assez englobant. Il s’agit en fait de modifier la matrice productive du pays. Car ce qui conduit à la production dans des systèmes capitalistes, c’est un tout. C’est aussi la publicité, et c’est la proposition permanente de désirs nouveaux. Il faut changer cela. Ça veut dire que cela passe par des batailles qui peuvent paraître extrêmement éloignées du cœur de notre affaire, mais qui ont une très grande importance, comme la lutte contre le harcèlement publicitaire. La matrice désigne tout ce qui dans la société conduit au productivisme.


Jean Luc Mélenchon   LE CHOIX DE L’INSOUMISSION   Seuil
(p. 358-359, 360-364, 365-367)

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