3 - Le "mythe des marges de manœuvre disparues".

À chaque nouvelle crise économique ou financière, l’establishment médiatique, politique et patronal nous rejoue la même tragi-comédie. En ouverture, on a droit à une forme d’absolution générale sur le thème “personne ne l’avait prévu”, ce qui, appliqué au fonctionnement du capitalisme, est aussi comique que de s’écrier : “Personne n’avait prévu qu’en laissant le robinet ouvert, la baignoire finirait par déborder! “ Vient ensuite une phase d’exégèse sur les causes de cet accident imprévisible, qui se reproduit pourtant de plus en plus souvent pour à peu près les mêmes raisons (on a oublié de fermer le robinet!). Alors, immanquablement, tombent deux conclusions : primo, le bon capitalisme est victime de quelques méchants capitalistes sans foi ni loi ; secundo, il faut adapter et renforcer les “régulations” du système financier. Pour donner crédit à ces bonnes résolutions, on envoie en prison quelques escrocs, on convoque des sommets internationaux qui nous promettent un meilleure “surveillance” des marchés, plus de “transparence”, de nouvelles normes “prudentielles” pour les banques, etc. Fin du spectacle... en attendant le remake. Car, quelques années plus tard, on assiste au même genre de crise, que “personne n’avait prévue”, on regarde les mêmes images d’escrocs condamnés à des siècles de prison par une justice américaine qui ne plaisante pas en matière de moralisation du capitalisme. Quand on a déjà vu ce film deux ou trois fois, on peut difficilement soutenir que l’on ne prévoit pas la suite. Même si personne ne connaît ni le jour ni l’heure de la prochaine débâcle, rien n’est plus certain que la récurrence systématique des crises en régime capitaliste. (...)

Dans le monde réel, trois séries de contraintes limitent le pouvoir du capitaliste et peuvent le conduire à composer avec les intérêts des autres acteurs :

  • contraintes morales : la pression des conventions sociales ou religieuses qui imposent des devoirs envers les autres et des limites au mobile de l’intérêt personnel ;
  • contraintes politiques  : les lois et les interventions d’un gouvernement lui-même contraint de satisfaire une majorité d’électeurs et/ou de contenir le mécontentement du peuple ; la force et les actions des organisations syndicales ;
  • contraintes territoriales : les conditions de production rendent la firme dépendante d’un territoire et de ses habitants (pour disposer de main-d’œuvre, de débouchés, d’infrastructures, etc.).

(...)
La Grande Régression coïncide d’ailleurs avec l’arrivée à maturité d’une industrie de la communication de masse qui constitue une puissante fabrique de l’opinion publique au service d’intérêts privés.
Ainsi, dans la seconde moitié du XX° siècle, mouvements propres de la société, mutations technologiques et batailles idéologiques déterminées interagissent et se renforcent mutuellement pour relâcher les contraintes pesant sur le pouvoir du capital. (...)

Mais les capitalistes soutiendront, jusqu’à nos jours, tous les mouvements réactionnaires pour contrer l’avènement d’une démocratie trop forte qui menacerait inéluctablement leur pouvoir absolu dans l’entreprise. Ce n’est pas au capitalisme et à la main invisible du marché que nous devons l’amélioration des conditions de travail et des droits sociaux. (...) En un mot, le capitalisme reste et demeure ce qu’il est par essence, le pouvoir exorbitant dont dispose un acteur de la production pour imposer sa volonté et le primat de son intérêt sur tous les autres. Son essor ne peut donc coïncider avec d’éventuels progrès pour les autres qu’en raison des limites imposées à son potentiel intrinsèque de domination.
(...)
Chaque capitaliste doit investir (accumuler du capital) pour développer son offre et tenter d’accroître sa part de marché. Mais pour dégager des marges en dépit d’une forte concurrence, les firmes doivent aussi maintenir les salaires au niveau le plus bas possible, c’est-à-dire à la fois réprimer le travail dont dépend pourtant leur production et contenir le revenu distribué qui détermine pourtant la demande globale des consommateurs. Cette contradiction engendre à intervalle régulier des crises de surproduction (ou de suraccumulation de capital), la montée du chômage et la faillite des entreprises les plus fragiles.
Si la crise et le chômage sont un problème pour la population, ils sont en revanche la solution pour le capitalisme. (...)
Dès le premier âge du capitalisme, il apparaît ainsi que la libre concurrence susceptible de menacer les profits est en même temps l’outil nécessaire à l’élimination de la concurrence, car elle n’est au fond que la loi du plus fort qui élimine les plus faibles. (...)
En fait, derrière l’apparente compétition des produits sur les marchés, se joue une véritable compétition pour le pouvoir. Le capitaliste détient, potentiellement, un pouvoir absolu pour imposer sa volonté aux autres acteurs de la production, mais il ne peut réaliser ce potentiel qu’en desserrant les trois contraintes décrites plus haut et en combattant la propension des autres acteurs à se constituer en contre-pouvoirs. Et cela, il y parvient toujours grâce à une intensification de la concurrence sur les marchés. Celle-ci permet en effet de mettre les entrepreneurs, les salariés et les territoires en compétition les uns contre les autres, de laminer ainsi leur capacité à s’opposer au capital, et d’aligner peu à peu les conduites et et les normes sociales sur les exigences des capitalistes survivants.  
(...)
Nous allons voir à présent comment ce que l’on a appelé la “globalisation” constitue un processus politique par lequel, grâce à la compétition généralisée, le capital s’est trouvé enfin libéré de toute contrainte morale, politique ou territoriale et a pu déployer tous les effets  potentiels d’un pouvoir absolu.

(...)
Le défi contemporain des démocraties n’est donc certainement pas de remettre l’économie sous le contrôle du politique, vu qu’elle ne l’a jamais autant été, et rarement au service d’un projet aussi antidémocratique. Le seul vrai défi est de remettre les États sous le contrôle des citoyens et au service du bien commun.
(...)
Alors bien sûr, si l’on est idiot, on peut se lamenter sur la “perte des marges de manœuvre” des gouvernements : “Ah, les malheureux États qui ont perdu leur monnaie et la possibilité d’une politique de crédit, leurs droits de douanes, leur liberté budgétaire, la capacité d’affronter la concurrence de pays à bas salaires et à faibles charges sociales.” Mais l’esprit le plus simple et juste en bonne santé ne peut échapper à cette évidence que ce sont les gouvernements eux-mêmes qui ont décidé de tout cela en vue de mettre en œuvre leur politique préférée. Aussi est-on médusé de constater combien de journalistes, d’intellectuels ou de responsables politiques tiennent encore ce discours imbécile sur la disparition des marges de manœuvre.
(...)
Comme l’a notamment montré Bruno Amable, malgré la pression de la globalisation, il n’y a pas qu’un visage du capitalisme mais plusieurs ; les traits majeurs des sociétés reflètent encore des spécificités nationales dans les rapports de force politiques, les cultures, les héritages historiques et les conventions sociales. Et, on le verra plus loin, le bilan comparé de ces nations en termes de bien-être collectif est sans ambiguïté : la palme revient aux pays qui conservent le plus haut niveau de dépenses publiques, d’impôts, et de sécurité des revenus pour les salariés.
La pression de la concurrence ne bouleverse donc pas les sociétés aussi bien et aussi vite que l’espéraient les néolibéraux : c’est pourquoi ceux-ci, impatients d’aboutir, usent et abusent du mythe des marges de manœuvre disparues. C’est parce que cet argument est faux qu’il est urgent de persuader l’opinion du contraire, avant que le poison de la vérité ne fasse son office : si d’aventure les citoyens prenaient conscience que ce sont encore les rapports de force politiques qui déterminent principalement le destin collectif de leur pays, les capitalistes et les néoconservateurs auraient bien du souci à se faire. C’est pourquoi, avec le concours zélé de la presse, des télévisions et des intellectuels courtisans, un bourrage de crâne intensif nous assène depuis trente ans le mythe des marges de manœuvre disparues. Ce monde néolibéral qui a tant de mal à advenir dans les faits doit advenir dans les esprits, de telle sorte que chacun agissant et pensant comme s’il était déjà là, plus personne ne songe à lui résister, le jour où il s’avance pour de bon. C’est la tactique grossière qui tente de persuader les soldats ennemis que la bataille est déjà finie, en sorte qu’ils cessent effectivement de combattre. C’est une tentative d’hypnose collective : on voudrait nous suggérer que nous n’avons plus de bras jusqu’à nous faire oublier la scie qui est en train de nous amputer. Oublier non pas le passé, mais ce qui est encore là, sous nous yeux! Les historiens qui se pencheront peut-être un jour sur notre civilisation, si elle vient à disparaître, relèveront sans doute cette amnésie singulière. Ils constateront médusés que, dans notre cas, l’amnésie collective soulignée par Jacobs n’était pas postérieure, mais antérieure à l’effondrement. Un auteur du futur pourrait bien faire ce récit étrange sur notre époque :

Les intellectuels expliquaient que les États n’avaient plus de pouvoir, quand ceux-ci étaient en réalité au faîte de leur puissance ; les socialistes ne concevaient plus l’idée d’une alternative au capitalisme alors même que les trois quarts des entreprises n’étaient pas capitalistes ; la plupart des individus estimaient la compétition marchande nécessaire à la société, mais la bannissaient dans leurs propres relations sociales ; ils vouaient un culte à l’épanouissement individuel, mais ne s’épanouissaient vraiment que dans les espaces d’amitié fraternelle ou d’action collective fondées sur l’égalité, le partage et le don ; tous, en somme, honnissaient le communisme mais n’étaient heureux que dans les relations où ils le pratiquaient ; à la fin, plus personne ne votait, et pourtant c’était toujours des gouvernements élus qui faisaient les lois! Ils semblaient ainsi avoir oublié tout ce qui, au moment même où ils l’oubliaient, soutenait encore leur vie et leur société. C’était comme si les piliers fondant leur civilisation avaient disparu dans leurs esprits, bien avant de s’effondrer dans la réalité. Il se pourrait bien alors que, dans ce cas, contrairement à ce que l’on avait constaté pour les civilisations précédentes, l’amnésie n’ait pas été la conséquence de l’effondrement, mais sa cause.

La fable des marges de manœuvre disparues tend à effacer de nos esprits tout ce que nous savons et pouvons faire, et même tout ce que nous faisons encore ; elle nourrit ainsi une amnésie autoréalisatrice, un oubli de l’existant qui facilite sa disparition effective.
Cette manipulation psychologique à grande échelle a pu fonctionner parce que ses maîtres d’œuvre se présentèrent insidieusement comme les ennemis d’un État omniprésent, coûteux et liberticide, et comme les défenseurs de l’initiative individuelle et des marchés libres. Ce positionnement idéologique était ainsi en pleine cohérence avec un discours qui disait en substance : “N’attendez plus rien de cet État-nation qui a perdu tous ses pouvoirs, hormis celui de taxer vos revenus et d’entraver votre liberté d’agir.” Personne ne pourrait alors soupçonner que ce discours sur l’impuissance de l’État et la vertu du marché libre n’était qu’un écran de fumée masquant un nouvel étatisme antilibéral!
Comme je l’ai montré, les néolibéraux n’ont ni affaibli ni combattu le pouvoir de l’État, ils l’ont colonisé et étendu comme jamais pour le mettre au service d’intérêts très privés. Le capitalisme a tout à gagner à la puissance de l’État, à la seule condition que celui-ci ne devienne ni vraiment “libéral” (qui protège l’égale liberté de tous les citoyens), ni démocratique (gouverné par une réelle souveraineté populaire). Les ennemis du capital et des néolibéraux ne sont donc certainement pas l’État et la politique, ce sont tout à la fois la nation, le peuple, le citoyen et la démocratie. Si les artisans de la Grande Régression ont tant nourri les mythes de l’État-nation impuissant et de la politique dominée par l’économie, c’est pour dissuader les peuples de convoiter un pouvoir toujours bien réel, mais que les riches entendent exercer à leur seul profit.



La Grande Régression  Jacques Généreux   Éditions du Seuil  octobre 2010
(p. 51–52, 58, 62-63, 67, 68-70, 71, 78, 80-81, 85-88)



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Commentaire de Anne le 29 Mars 2017 à 16:08

Cette manipulation psychologique à grande échelle a pu fonctionner parce que ses maîtres d’œuvre se présentèrent insidieusement comme les ennemis d’un État omniprésent, coûteux et liberticide, et comme les défenseurs de l’initiative individuelle et des marchés libres.

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