Un choc quelconque et une grande peur collective peuvent engendrer des réactions de panique, des réactions conservatrices, et étouffer momentanément les appels et les aspirations au progrès social. Ils ne peuvent toutefois pas les étouffer durablement si une part suffisante de la population garde l’intelligence de ce qui est arrivé, comprend que la négligence passée à l’égard de la justice et du lien social est à la source des catastrophes endurées, conçoit, enfin, qu’un autre monde et d’autres politiques sont possibles. Cette intelligence, cette mémoire préservée semblent avoir été à l’œuvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale où l’on vit les gouvernements occidentaux contester et réformer le système économique et social en vigueur avant la guerre.
Qu’adviendrait-il du capitalisme si, en ces temps de crises financières récurrentes, de déshumanisation du travail, de saccage du monde vivant par des investisseurs en quête de profits éclairs, de délitement des liens sociaux, d’injustices insoutenables, de désordre international, etc., qu’adviendrait-il donc du capitalisme si nous étions soudain inspirés par le souvenir de nos ancêtres et convenions de la nécessité d’une bifurcation historique vers une autre société? Quel serait l’avenir des profiteurs de notre économie inhumaine si nous comprenions, avec le recul, que la sagesse de nos grands-parents fut de s’écarter autant qu’ils le purent du capitalisme, et que leur testament implicite nous enjoint d’achever le travail en inventant autre chose? Poser ces questions, c’est y répondre.
Voilà pourquoi, aujourd’hui, les artisans de la Grande Régression s’emploient si activement à ridiculiser le souvenir d’un autre monde, à brouiller la mémoire des survivants d’une époque où le progrès social semblait, mieux que souhaitable, possible! (...)
Ce n’était pas le paradis, juste le progrès
Pour ma part, je n’ai rien oublié.
J’ai grandi en un temps où le progrès social consistait à travailler moins pour vivre mieux, tout en gagnant davantage, et à étendre les droits des travailleurs et la protection sociale. Un temps où les actionnaires n’avaient pas tout pouvoir pour imposer l’intensification du travail, la baisse des “charges” sociales ou fiscales et le recul des salaires. Un temps où les détenteurs des capitaux n’avaient pas toute liberté pour délocaliser leurs investissements, pour spéculer à tout va sur le prix des immeubles ou sur le cours de produits financiers composés d’on ne sait quoi par on ne sait qui. (...) Pas facile alors d’aller vers d’autres cieux plus cléments pour le capital : les mouvements de capitaux étaient étroitement limités et surveillés. Les gouvernements pouvaient donc gouverner, et les entrepreneurs entreprendre, sans être obsédés par la rentabilité du capital.
Du coup, en ce temps-là : le pouvoir d’achat ouvrier doublait en vingt ans et tout le monde avait du travail ; le sens commun estimait que les services collectifs (énergie, transports collectifs, télécommunications, poste, etc.) devaient, d’une manière ou d’une autre, être assurés ou encadrés par les pouvoirs publics ; on construisait plus de maisons de la jeunesse que de prisons ; il n’y avait pas de “crises financières” à répétition, ni d’émeutes dans les banlieues ; on ne croisait pas des travailleurs pauvres à tous les coins de rue...
(...)
Par conséquent, si les progrès économiques et sociaux furent notables durant les trois décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, ils ne doivent rien à la vertu des marchés autorégulés ou du capitalisme ; ils furent ceux d’une économie largement pilotée par l’État et à nouveau “encastrée” dans la société par des normes et institutions sociales.
Cela dit, aussi notables soient-ils, ces progrès ne peuvent effacer de notre mémoire la face sombre de ces années-là. La société des Trente Glorieuses, issue de compromis et des réformes de l’après-guerre, n’était certes pas une société idéale.
(...)
En dépit de multiples points noirs, elles furent le lieu d’un certain progrès parce que la génération de l’après-guerre eut la sagesse de refuser le culte du marché et de s’éloigner fort loin du modèle capitaliste qui avait prévalu avant la guerre.
(...)
Autrement dit, à la fin des années 1970, nous étions en état d’établir un double inventaire : d’abord, celui des avancées réalisées grâce à une première mise au pas du capitalisme et des marchés, puis celui des nouveaux progrès à accomplir.
Si nous étions alors encore à mille lieues d’une société juste, pacifiée et capable de léguer aux générations futures un écosystème viable, c’est que nous n’étions qu’au début du chemin emprunté après 1945 ; il fallait donc nous y engager plus avant, nous éloigner plus radicalement d’une société commandée par les marchands, contenir plus sûrement la rivalité des nations et les tentations hégémoniques. Il fallait à cette société encore plus d’égalité, plus de souci des biens publics, plus de démocratie réelle, plus de coopération entre les peuples, plus de solidarité et moins de compétition, plus d’attention à la qualité des liens sociaux et moins d’appétit pour les consommations matérielles profitant surtout à une minorité de privilégiés, plus d’internationalisme et moins de nationalisme.
Or, en lieu et place de ce nouveau bond en avant vers le progrès humain, au tournant des années 1970 vers les années 1980, le monde amorça un virage à 180° et prit le chemin inverse ; il effectua un grand bond en arrière en étendant à la planète entière non pas ce qui avait nourri le progrès, mais ce qui l’interdirait à nouveau, à savoir : le productivisme, le bon vouloir du capital, le culte de la performance individuelle, la rivalité exacerbée des individus et des nations, la guerre économique et la marchandisation de toutes les activités humaines. Ce retour en force du désordre économique et social allait réveiller les peurs qui font le lit de l’obscurantisme, des intégrismes religieux, des populismes fascisants, du racisme, en un mot de la bêtise asservissante.
Le grand art des gourous, des marchands et des gouvernants qui imposèrent ce renversement fut de travestir cette régression générale en nouvelle voie nécessaire du progrès. La grande question est de savoir comment pareille défaite de la raison put s’imposer sans plus de résistance!
(...)
Et voici le premier indice d’une grande régression psychique et culturelle, au début des années 1980 : dans ce monde occidental qui, depuis trois siècles, proclame le règne nécessaire de la raison, les élites intellectuelles et les gouvernements ont restauré et promu une antique doctrine économique et sociale invalidée par les faits et les connaissances. Ce n’est donc pas une nouvelle science de la société accessible par la raison qui fut alors instaurée, mais un culte irrationnel du marché exigeant une foi aveugle et hermétique à tout débat raisonné. (...)
Mais ne nous méprenons pas ici sur l’objectif poursuivi par les grands prêtres de la nouvelle politique : la diffusion de leurs dogmes n’est jamais qu’un instrument au service d’une autre fin. Comme dans toute secte, les grands prêtres ne cherchent qu’à assurer leur pouvoir et/ou leur fortune : que leurs préceptes soient fondés ou non n’a aucune espèce d’importance ; ils ne retiennent pas des idées parce qu’elles sont justes et applicables, mais seulement si elles permettent de raconter une histoire à laquelle suffisamment d’adeptes pourront et auront l’envie de croire. C’est exactement ainsi qu’ont en réalité procédé les artisans du retournement de l’opinion en faveur du marché libre et de la dérégulation du capitalisme.
(...)
Les uns après les autres, la plupart des gouvernements et des journalistes se convertissaient au nouveau dogme, si bien qu’en quelques années à peine, on vit s’inverser les valeurs et les politiques. Tout ce que mes parents avaient considéré comme les marques du progrès (droits sociaux, services publics, sécurité sociale, réglementations, redistribution, amélioration des conditions de travail, développement du temps libre, etc.) nous fut désormais présenté comme des “rigidités”, des “archaïsmes” et des “charges excessives” qui bloquaient l’ “initiative” et la “création de richesses”. Les chômeurs et les pauvres nous étaient montrés du doigt comme des parasites vivant délibérément aux crochets des travailleurs. Il n’était plus question de compter sur l’État, les normes collectives et les biens publics pour construire une bonne société ; nous ne devions compter que sur nous-mêmes, nos efforts et nos talents personnels, dédaigner la quête de sécurité – médiocre ambition des assistés -, aimer le risque et adhérer à la nouvelle règle du jeu social : que le meilleur gagne!
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Tout cela constituait les bases d’une idéologie “néolibérale”, pour bien la distinguer du libéralisme classique.
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Ainsi se constituait l’attelage composite censé nous remettre dans le droit chemin. Un mélange d’ultraliberté pour le capital et d’ultrasoumission des esprits. Bien entendu, on ne nous expliqua pas les détails de cette potion magique et surtout pas le lien consubstantiel entre la libération des marchés et l’aliénation des individus. Ce lien était d’autant moins apparent que la potion nous fut administrée en deux temps : il fallait bien que la libération du capital accomplisse d’abord tout son potentiel de désordre social et moral pour susciter ensuite le besoin pressant d’un rappel à l’ordre.
(...) Ce que les grands prêtres de la mondialisation heureuse tiennent donc pour la solution est en réalité une menace pour l’humanité. L’urgence n’est pas de retrouver notre “bonne vieille” croissance, elle est de préserver la capacité de nos petits-enfants à mener une vie humaine sur notre unique planète et d’offrir une perspective nouvelle au progrès humain.
(...)
Je rappelle qu’à ce stade de l’ouvrage, le chapitre 2 aura déjà évacué la réponse éculée selon laquelle les politiques nationales n’auraient désormais plus aucune prise sur la réalité dans une économie mondialisée. Si donc les peuples ont encore la capacité de transformer leur société en changeant de politique, la soumission du plus grand nombre aux politiques qui nourrissent la Grande Régression suppose un étrange aveuglement général, une pandémie affectant l’entendement humain, ou l’œuvre occulte d’un piège qui inhibe l’action collective.
(...)
En dépit des apparences et de son titre, ce livre n’est pas pessimiste! Il dit au fond que la voie du progrès humain est connue et possible. Il annonce que nous sommes allés à peu près au bout de toutes les impasses des temps modernes. Tant et si bien qu’au bout de la Grande Régression où nous voilà bientôt rendus, l’humanité devra bien, d’une manière ou d’une autre, prendre un autre chemin. La seule question est de savoir s’il nous faudra pour cela endurer la régression jusqu’à l’effondrement, ou si une nouvelle majorité authentiquement progressiste pourra engager à temps une grande transformation démocratique : celle qui nous sortira de la dissociété de marché pour nous emmener vers la société du progrès humain. (...)
La Grande Régression Jacques Généreux Éditions du Seuil octobre 2010
(p. 14-17, 19-20, 21, 22-23, 29-30, 31-33, 34, 41, 45-46, 49)
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