- Le patriotisme de votre famille correspondait à une conception identitaire de la France?

Oui. Je me suis construit peu à peu en opposition à cette façon de voir que je juge très étroite. Pour moi, la France est universaliste. C’est par définition l’égalitarisme de la devise républicaine proposée en partage à tout être humain. Cela a pu me conduire à être aveuglé sur ce que faisait réellement mon pays. Ce qui m’a d’ailleurs conduit à commettre bien des erreurs d’expression. Mais je suis passé par bien des étapes. D’abord, il m’a fallu admettre et comprendre le fait colonial, l’étudier pour pouvoir le rejeter intellectuellement en tant que système. Il m’a fallu admettre des choses que je n’avais pas entendues et que je n’admettais pas quand je les entendais. Par exemple, que l’armée française, révérée en famille, avait eu un comportement peu glorieux, c’est le moins qu’on puisse dire. Les premières fois qu’on m’a parlé de la torture en Algérie, j’ai été pris de sanglots épouvantables. Je n’arrivais pas à le croire. Je me disais : mais comment les miens ont-ils pu accepter une horreur pareille, ça ne correspond à rien de ce qu’on m’a dit à la maison? Donc il a fallu faire avec...
Mais ce que je raconte là, c’est un résumé. En réalité, c’est un long parcours qu’il a fallu faire au fil de la vie, en me renforçant à chaque épreuve. On ne se construit pas une conscience universelle sérieuse et profonde sur un claquement de doigts. Une conscience dont les prémisses s’effondrent au premier attentat, ce n’est pas construit. Quand les attentats sont revenus, dans le métro, à Saint-Michel, je n’ai pas failli. C’est-à-dire que l’instant d’après, je n’étais pas en train de maudire les musulmans. À l’inverse, j’ai connu des situations et des comportements où j’ai vu des gens qui professaient avec emphase toutes sortes de grandes convictions, mais qui au premier attentat ont eu des réflexes de haine aveuglée.
Mais pour arriver à ça, il faut d’abord approfondir l’idée républicaine en soi. La République, ce n’est pas qu’une institution, c’est aussi une ligne d’horizon intime, un mode ouvert de construction de soi. Penser de cette façon c’est aussi refuser de pérorer : les uns seraient bons de naissance et les autres des imbéciles congénitaux. Non. Tout le monde est sur le même chemin, mais certains s’arrêtent en route. Rien ne dit que c’est définitif.  (...)
C’est la vie qui vous oblige à vous construire sans cesse. Je sais qui j’étais, qui je ne suis plus et qui je suis devenu. Je le suis devenu par construction, et non parce que cela m’a été donné. J’ai eu de bonnes bases, mais j’aurais pu très bien, avec les mêmes bases, devenir un identitaire, un ethniciste, à croire que les Blancs catholiques sont supérieurs aux autres... Ma construction s’est faite par les chocs que j’ai reçus, les personnes que j’ai connues et les livres que j’ai rencontrés. Tout choc, toute réalité, est un défi lancé à nos routines intimes. Soit vous réfléchissez, soit les faits vous dominent et vous êtes emporté par eux... En le sachant, on ne doit pas non plus oublier que la mémoire se reconstruit toujours en cours de route.
(...)

- Nous allons en reparler, mais c’est finalement la question d’une identité plurielle, non?

Non, je ne dis pas les choses comme cela. Je préfère dire : vous êtes une personne, et vous collectionnez les apprentissages. Ils s’empilent en vous. Mais les choses peuvent s’empiler sans produire rien de cohérent parce que vous n’exercez aucun contrôle sur la construction. L’harmonie en soi se fait quand vous commencez à avoir un regard conscient qui brasse et ordonne.
L’universalisme, ce n’est pas l’effacement en soi des différences, des amours diverses, parfois contradictoires, je l’ai déjà dit. On peut aimer l’Atlantique et aimer la Méditerranée. Et pourtant ce sont deux mers complètement différentes. Mais l’essentiel, c’est d’être en conscience de soi, d’être pour soi-même un objet à améliorer, à perfectionner : “Construire sa statue”, comme dit l’ethnologue Jean-Paul Kaufmann.
L’identité m’a paru d’abord comme un résultat progressif, aléatoire, qui peut encore changer. Un proverbe africain dit : il y a plusieurs personnes dans la personne. Eh bien oui! Et alors? Il faut qu’elles s’entendent entre elles. Parce que si la pagaille commence en vous-même déjà, ce n’est pas la peine d’essayer de la régler avec les autres et à plus forte raison dans la société. Ensuite, l’universalisme reste l’objectif. Et il faut en chercher la trace dans toutes les cultures et les civilisations pour voir par quel chemin l’atteindre.
C’est une propriété émergente, l’universalisme. Ce n’est pas un dogme, c’est un résultat. Un stade de construction de soi et du regard qu’on porte sur les autres. Quand je suis plongé dans les cultures précolombiennes ou les cultures indiennes contemporaines, je ne suis pas en train de mythifier la culture du bon sauvage, qui est à mes yeux une forme hypocrite de paternalisme eurocentré. Je m’intéresse à ce que font les indigènes, à leur façon de dire, en tant que frères humains. À travers tout ça, je cherche la pâte commune, ce que nous avons en commun qui s’est exprimé là, et qui va m’apprendre quelque chose sur moi. Je ne vais pas lâcher prise pour autant, ce n’est pas ça qui va me pousser à imiter l’indigène. Non, je vais juste intégrer en moi, avec mes mots, ma culture, ce qu’il m’a appris, ce que nous avons en commun, ou bien ce qu’il a vu et que je n’avais pas vu. Et, par fraternité, je n’hésiterai pas un moment à lui proposer ce que je crois être le meilleur de nous : l’esprit des Lumières universalistes.

Jean Luc Mélenchon   LE CHOIX DE L’INSOUMISSION   Seuil   (p. 26-29)

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