3 - "Je me sens interpellé par sa théorie d’une création divine qui n’est pas achevée..."

- Pour finir, je voudrais revenir à un élément que vous avez évoqué au sujet de la guerre d'Algérie... Les attentats. Lors de votre campagne de 2012, vous aviez justement consacré votre grand discours de Marseille au métissage peu de temps après les terribles attentats de Mohamed Merah à Toulouse. Ce fut un moment très fort de votre campagne. J’imagine que cela entrait directement en résonance avec votre enfance...

Quand Merah a assassiné de cette manière ignoble des gens, et des enfants, c’était le lendemain de mon meeting à la Bastille, qui était une sorte d’apothéose de ma campagne de 2012. J’ai senti que j’avais une responsabilité personnelle dans la situation, parce que j’étais devenu un porte-parole public, une personne dont on écoute ce qu’elle dit.
Et je me suis senti plein de cette responsabilité. Je ne suis pas allé à la commémoration à Pau, non par mépris, du tout, mais parce que je ne me sentais pas utile. Ce jour-là, j’avais prévu d’aller à Bobigny. Et j’y suis allé, pour parler de fraternité, le fait de ne pas haïr les autres, de ne pas attribuer à tous les musulmans les crimes d’un seul musulman antisémite.
Et puis, vous savez ce que c’est, dans le feu de l’action, beaucoup de monde a trop vite tourné la page. Bon, il y avait eu le meurtre, c’était infâme, tout le monde le disait, mais – hop! - ils étaient déjà passés à autre chose. L’ambiance dans le pays était un peu comme ça avec la reprise de la campagne. Mais moi je savais que c’était grave, très grave. Que s’il y avait eu un criminel de cette sorte, il y en aurait d’autres. Et que le poison était en train de se répandre. Pas seulement celui du fou, mais aussi celui du regard des gens à propos des musulmans. Même si ça ne se voit pas et que ça ne se dit pas. Alors quand j’ai préparé mon discours de Marseille,, je ne l’ai pas fait en me disant “comment je vais gagner des voix”  ou “comment je vais convaincre de l’utilité de mon programme”.  Je me suis dit : “Je dois contribuer à l’histoire de mon pays.” Je dois dire que ce pays est à nous tous, sans distinction de religion ou d’origine, juste parce que nous l’aimons. C’est peut-être lyrique, mais c’est comme ça que je l’ai pensé.  J’étais parmi les rares à pouvoir le dire de cette façon durant cette campagne. Parce que je suis pied-noir. Et que je dois le dire, et là, justement , à Marseille. Parce que c’est la ville la plus mélangée, la plus métissée. J’ai dit que c’était la ville la plus française et la plus nécessairement républicaine. Marseille a deux mille ans : la ville a été créée comme suite au mariage d’une Gauloise avec un Grec qui avait débarqué sur la côte. On ne peut pas trouver plus belle figure allégorique.
À ce moment-là, j’ai su que j’allais parler sans demi-mesure. J’ai travaillé durant neuf heures ce discours. Les quatre dernières heures sur une terrasse de l’hôtel, face à la Méditerranée, aidé du seul Laurent Maffeïs, mon assistant le plus patient et le meilleur connaisseur de mes manières de penser. Ce jour-là, on a lu ensemble des passages de l’Odyssée. Le discours n’a jamais été écrit. Ou bien juste quelques mots-clés. Il est déclamé. Le début est en vers, des vers que j’ai improvisés. C’est l’ode à la Méditerranée. Avec ce discours, je crois que j’ai fait du bien à mon pays. Peut-être pas à mon résultat électoral, mais je m’en fiche, ça ne compte pas dans ces moments. C’était très émouvant pour moi. Dans ce discours, je raconte toute cette histoire de la mer Méditerranée, des gens qui sont là. Et j’en profite pour dire ce que les Arabes nous ont apporté, la science, les mathématiques, tout ça...  Et je dis “il n’y a pas d’avenir possible pour la France sans les Arabes et les Berbères”.
Forcément, nous venons de la même famille. Ce n’est même pas une figure allégorique, c’est qu’on est réellement mariés ensemble, qu’on a réellement des enfants ensemble... Et cette phrase, prise au milieu de tout le discours, elle a été rendue célèbre par le fait que les lepénistes s’en sont saisis pour faire des tracts contre moi, et des faux tracts écrits en arabe.  Des pitreries électorales dont je me serais passé. Ce discours connaît un autre moment paroxystique quand je parle des miens qui ont débarqué sur cette côte, comme les autres. J’étais totalement dans mes mots évidemment et, à ce moment-là, dans la foule, on entend monter les youyous. Le plus beau moment, c’est quand je baisse les yeux, et que, parmi les gens qui youyoutaient, il y avait ma propre fille, qui n’a jamais vécu un seul jour de sa vie, sinon en vacances, en Afrique du Nord. Mais elle sait faire les youyous. Ce fut un pur moment de bonheur et d’accomplissement personnel. Une fois de plus le ruban du temps avait fait un pli pour que, mon présent connectant mon passé, jaillisse de mes mots une petite étincelle utile!
 
- Comment vous est venu votre désir de politique?

Au départ, il y a d’abord implication dans l’Histoire. Mon enfance est habitée par d’immenses événements politiques que sont les indépendances du Maroc et de l’Algérie. À l’école Berchet à Tanger, dans une classe où les Français étaient à peine majoritaires, les récits historiques fonctionnaient comme une histoire de famille. On refaisait donc les batailles du livre d’histoire dans la cour de récréation. Puis, adolescent je découvre un peu par hasard l’œuvre du jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Elle me fascine parce qu’elle propose une finalité et donc une direction à l’Histoire. Je me sens interpellé par sa théorie d’une création divine qui n’est pas achevée, où chaque être humain est responsable, non pas seulement de son salut mais de l’accomplissement du processus créatif. À l’époque, c’est une thèse qui sent l’hérésie et ce n’est pas pour me déplaire. Teilhard est alors à l’index. Aujourd’hui il est cité par le pape François dans son encyclique “Loué sois-tu”. Si je mentionne cet épisode intellectuel, c’est pour dire comment on passe d’un objet froid, l’Histoire, à un objet chaud, une invitation à s’impliquer dans l’Histoire. Ce passage est le résultat de circonstances concrètes vécues. Elles vous aspirent dans l’Histoire. Puis vient la rencontre des livres qui permettent d’inscrire ce que l’on a vécu dans les événements collectifs. Un jour, bien malaxé par l’histoire réelle, on rencontre une vision, un livre qui va jouer un très grand rôle pour toute sa vie ensuite. Ma vie politique personnelle a commencé vers l’âge de 14 ans par la rencontre avec un livre d’histoire. Au fil de mes rencontres, et de mes amours de jeune adolescent, me voici très épris d’une jeune fille et nous échangeons : je lui offre un livre de poésie et, en retour, elle m’offre une Histoire de la Révolution française d’Adolphe Thiers qu’elle avait sorti de la cave de son père. J’imagine qu’elle avait vu un lien entre ce livre et moi. Il va me marquer à vie. J’ai lu d’un coup les cinq tomes. C’est mon premier éblouissement pour les pages d’un livre politique. J’étais très jeune, mais je me suis identifié à tous les personnages révolutionnaires de cette histoire, d’un bout à l’autre...

 - Vous avez donc un rapport épique à la politique?

Complètement. C’est fondamental. Il faut se remettre dans mon époque, où coexistent de grands troubles, mais aussi de grands changements. La politique d’alors n’est pas cette pauvre chose qu’elle est devenue dans les démocraties européennes où c’est désormais une petite clique de technocrates qui psalmodient toujours les mêmes mantras desséchés... La politique est épique, à l’époque. Voyez ce million de pieds-noirs passant d’un bord à l’autre de la Méditerranée, et cette nation naissant de l’irruption de son peuple, l’Algérie! Ce sont des événements considérables pour une jeune conscience en phase d’éveil. Quand je lis cette Histoire de la Révolution, c’est aussi la période de la campagne du général de Gaulle, en 1965. Ce n’est pas rien. Le bruit de fond de l’époque, c’est aussi Patrice Lumumba, Nasser, plus tard les capitaines portugais, et ainsi de suite d’année en année. Nous, jeunes gens, quand nous nous sommes mis en mouvement, nous nous sommes construits politiquement contre la figure formidable du père qui est aussi celui de la nation. Et le général de Gaulle porte une vision épique de l’Histoire. Il l’incarne! On n’est pas du tout dans les cendres froides et l’eau tiède. Et surtout il y a l’Est et l’Ouest. La compétition pour l’espace entre l’URSS et les USA! J’avais une folle admiration pour Youri Gagarine, premier homme au-delà de toute frontière humaine. Premier homme à voir la Terre depuis l’espace! Je découpe alors tous les articles de journaux sur la conquête de l’espace et je les colle dans un gros cahier. Tout cela m’exalte, me transporte et va me mettre sur ce chemin que je n’ai jamais quitté depuis.

Jean Luc Mélenchon   LE CHOIX DE L’INSOUMISSION   Seuil   (p. 41-47)

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