1 - "... un savoir vivre ensemble, un vouloir vivre ensemble, que l’on ne saurait conserver ailleurs que dans le cœur des hommes. "

Durant les vingt premières années de ma vie, j’ai grandi dans un monde où le destin des enfants semblait naturellement devoir être plus heureux que celui de leurs parents; au cours des trente suivantes, j’ai vu mourir la promesse d’un monde meilleur. En une génération, la quasi-certitude d’un progrès s’est peu à peu effacée devant l’évidence d’une régression sociale, écologique, morale et politique, la “Grande Régression” qu’il est temps de nommer et de se représenter pour pouvoir la combattre.
Car la première force des malades et des prédateurs qui orchestrent cette tragédie est leur capacité à présenter celle-ci comme le nouveau visage du progrès. Et leur première alliée, c’est la perméabilité des esprits stressés, trop heureux de s’accrocher à n’importe quelle fable qui fasse baisser d’un cran la pression et l’angoisse. À l’âge de la démocratie d’opinion, les réactionnaires ne peuvent se contenter de démolir l’acquis des luttes passées en faveur d’une vie meilleure pour tous ; il leur faut aussi anesthésier les résistances, susciter l’adhésion ou la résignation de leurs victimes ; ils doivent remporter une bataille culturelle dont l’enjeu est de nous faire aimer la décadence.
(...)
En nommant “Grande Régression” la mutation entamée par les sociétés occidentales au cours des trente dernières années, j’entends d’abord et paradoxalement restaurer le sens et le goût véritables du mot “progrès”. La tâche n’est pas si simple, après le lavage de cerveau intensif infligé à ma génération pour effacer les leçons de son histoire. La résistance à la marche présente du monde suppose la mémoire d’un temps où un autre chemin semblait possible, et l’intelligence de ce qui nous est arrivé depuis lors. Or, l’histoire nous prévient qu’aucune civilisation n’est à l’abri d’une amnésie collective qui ferme pour longtemps la voie du progrès en coupant les ponts avec le savoir-faire accumulé par les générations antérieures. Jane Jacobs* souligne à juste titre que cet improbable oubli général est le syndrome le plus frappant chez les survivants des civilisations mortes : ils n’ont pas seulement et irrémédiablement perdu les outils, les techniques, les institutions de leurs ancêtres, mais encore toute idée de ce qui a été oublié, la conscience même que quelque chose a été oublié. C’est pourquoi on parle à juste titre d’une “renaissance”, quand une société longtemps piégée dans cet oubli – comme le fut un temps l’Occident du Moyen Âge – renoue le contact avec son héritage perdu : comme un nouveau-né, il lui faut réapprendre à penser. Car la culture d’une société humaine n’est pas un simple paquet d’informations qu’il suffirait de réinstaller dans les cerveaux pour la restaurer ; c’est un ensemble complexe de savoir-faire intellectuels, manuels et sociaux qui s’acquièrent par l’éducation, l’apprentissage, l’exemple et l’expérience, sans quoi la somme brute des informations disponibles est presque inutilisable.
Aussi Jacobs n’hésite-t-elle pas à prévenir le peuple américain que sa maîtrise des techniques de stockage et de traitement de l’information ne le prémunit en rien contre un nouveau Moyen Âge, contre une perte durable de la civilisation. Même si une simple clé USB peut désormais contenir une encyclopédie des sciences contemporaines, elle ne constitue qu’une “mémoire morte” et ne serait d’aucun secours si se trouvait rompue la chaîne de transmission et d’apprentissage de l’intelligence du monde entre les générations.
Peut-être Jacobs est-elle, à dessein, plus alarmiste que de raison en ce qui concerne l’éventualité d’un effondrement du savoir-faire technique. Mais ce n’est de toute façon pas cette éventualité-là dont je veux parler dans ce livre. Le danger aujourd’hui bien réel d’une régression de la civilisation procède de l’oubli d’un savoir-faire social et politique, d’un savoir vivre ensemble, d’un vouloir vivre ensemble, que l’on ne saurait conserver ailleurs que dans le cœur des hommes. On peut bien préserver tous les autres traits apparents de la civilisation, mais si l’on perd le désir et la capacité de faire progresser l’égalité, la solidarité et la convivialité entre les hommes, la plus avancée des sociétés peut sombrer dans la barbarie ; telle est la leçon du XX° siècle, où l’on vit des peuples – ô combien brillants par leur culture! - s’abîmer dans l’horreur totalitaire. La leçon peut se résumer ainsi : entre les êtres humains, le seul progrès qui compte vraiment, c’est le progrès social, au sens le plus large du terme, c’est-à-dire l’extension de leur capacité à faire société, à vivre bien avec autrui et tous ensemble. Sans ce dernier, le progrès des connaissances et des techniques ne protège aucune civilisation contre une régression et, pire encore, il peut servir à sa destruction. Quand les humains perdent de vue la priorité qui a présidé au processus même de l’hominisation – la constitution et le renforcement de leur alliance – et s’adonnent au culte de l’accumulation et de la compétition, alors l’essor de leurs techniques n’étend plus que leur capacité à se combattre et à épuiser la Terre. Ainsi meurent les civilisations, par la guerre ou par la destruction de leur écosystème.
Voilà pourquoi, plus que toute autre, c’est la mémoire vivante de nos savoir-faire sociaux qu’il importe de préserver et de transmettre. Ce fut vrai pour toutes les civilisations passées. Ce l’est encore d’une façon plus urgente pour celles d’aujourd’hui, car ce qui se joue dans notre faculté de recentrer ou non le progrès humain sur celui du vivre ensemble n’est plus seulement la survie de telle ou telle civilisation, mais celle de l’humanité. En effet, notre capacité à exploiter le monde matériel atteint ses limites. Le projet moderne d’une nature dominée par la raison et la technique a tellement bien “réussi” durant trois siècles que nous voici rendus au moment où de multiples seuils critiques pour la survie de l’espèce ont été franchis ou le seront bientôt (déforestation, appauvrissement des sols, prélèvement des ressources fossiles, pollution de l’atmosphère et des fonds marins, recul de la biodiversité, épuisement des nappes phréatiques, etc.). Si l’humanité a déjà si peu évité les guerres au temps d’une relative abondance naturelle, qu’en sera-t-il dans un monde où le simple accès à l’eau, à la nourriture et à un climat supportable deviendra de plus en plus problématique? Surmonter le défi écologique et les conflits qu’il recèle suppose à l’évidence une bifurcation radicale de nos systèmes économiques et sociaux, en sorte de privilégier la qualité du vivre ensemble plutôt que l’accumulation privative des consommations matérielles, c’est-à-dire les liens plutôt que les biens. Cela nécessite aussi un usage plus rationnel et économe des biens, et donc un usage mutualisé des équipements que nous possédons aujourd’hui vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour n’en jouir effectivement que quelques jours ou heures par mois. Cela implique enfin de concevoir une distribution des ressources fondée sur les besoins réels et le partage équitable, plutôt que sur la libre compétition. En bref, le “progrès social” au sens large, le savoir-faire dans la construction de relations équitables, coopératives et solidaires entre les hommes, est la clé du défi écologique. Telle est l’évidence que l’idéologie dominante s’efforce d’effacer dans nos esprits depuis une trentaine d’années, car elle contrarie l’intérêt immédiat des plus riches qui préfèrent la loi dévastatrice du plus fort et du chacun pour soi. Or, les nouvelles menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité pourraient paradoxalement conforter la folle domination de ces derniers au lieu de la contrarier.
Un piège insidieux guette en effet l’humanité. La nécessaire prise de conscience écologique quant aux menaces accumulées par des siècles de productivisme, loin de recentrer les esprits sur l’impératif du progrès social, peut tout aussi bien nourrir l’illusion que la question sociale est devenue secondaire au regard d’une question de simple survie de l’humanité. Tel est précisément le danger qui prend corps de nos jours quand l’écologie tend à se penser comme au-delà ou en dehors du clivage gauche-droite (ou libéraux-conservateurs dans le monde anglo-saxon). Et, quoiqu’ils emboîtent le pas des écologistes tardivement et à reculons, les conservateurs et les profiteurs de la gabegie capitaliste ne manqueront pas d’exploiter la peur d’un désastre planétaire, quitte à en exagérer la probabilité après l’avoir longtemps occultée. Car la peur du désordre et des catastrophes ne soutient jamais l’aspiration au progrès social. Dans un monde à feu et à sang, tout comme dans un cinéma en flammes, des individus atterrés et dissociés ne revendiquent pas la justice et la solidarité, ils sauvent leur peau et n’espèrent qu’un retour à l’ordre. La victoire de la peur soutient toujours celle de la droite conservatrice, quand ce n’est pas celle des fascistes. De tout temps, les classes dominantes ont exploité et amplifié la hantise d’une agression étrangère, d’une catastrophe économique ou d’un désastre naturel, pour reléguer l’exigence de justice derrière le souci de l’ordre public et pour masquer la scandaleuse inégalité des conditions de vie sous le factice intérêt général de la survie.

* Urbaniste canadienne mondialement reconnue pour son travail sur les mutations des villes américaines.  


La Grande Régression  Jacques Généreux   Éditions du Seuil  octobre 2010
(p. 9-14)

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Commentaire de Anne le 27 Mars 2017 à 10:42

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