6 - "... la nouvelle société, qui est rendue nécessaire par l’imminence de la crise écologique,"

- C’est, en tout cas, via le Venezuela que vous redécouvrez politiquement cette notion de peuple...

On travaille, on analyse la place des pauvres à la marge ou au cœur du système. Émerge l'idée qu’il y a cet acteur spécifique dans l’histoire de notre temps qu’on appelle “le peuple”. Ce n’est pas une euphémisation d’un mot difficile à assumer, comme prolétariat ou classe ouvrière. On ne peut pas dire que ce sont les salariés qui se mettent en révolution, auxquels on ajoute d’autres catégories satellites. Non, ce n’est pas cela. Ils se perçoivent eux-mêmes en tant que peuple et non en tant que salariés. (....) C’est de l’Équateur que j’ai tiré le concept de “révolution citoyenne”. (...) C’est un processus de reconstruction d’un peuple par sa mobilisation politique au plus haut niveau de conscience.

(...)
À cette étape, c’est ce qui m’aura permis, avant d’autres, de dépasser l’ancienne vision figée : salariat organisé, gauche institutionnelle, changement politique. Il le faut bien. Le salariat est pulvérisé par les nouveaux statuts au travail! La gauche institutionnelle est ralliée à la politique de la droite. Le changement politique a été mis en échec par l’absence de mobilisation populaire. Donc, clairement, il faut emprunter d’autres chemins.
En France, j’essaie de faire la synthèse de tous ces éléments.

 - Le combat de la gauche latino-américaine vous a donc énormément inspiré depuis la fin des années 1990, mais comment transposer ce qui constitue pour vous un modèle dans un espace européen et français dont l’histoire et le contexte politique sont largement différents?

Encore une fois, je n’ai pas de modèle! De l’Amérique latine, j’ai tiré des leçons et des références, en positif aussi bien qu’en négatif. En positif, c’est d’abord l’indication que dans le monde d’après le Mur, ce n’était pas la fin de l’Histoire. Le capitalisme financiarisé n’était capable ni de trouver en lui-même une stabilité qui lui garantisse sa durée, ni une population domestiquée au point d’avoir renoncé à un changement radical de la société. Le fil de la volonté d’émancipation continue à parcourir l’histoire. C’était important, car bien des gens avaient pronostiqué : puisqu’il n’y avait plus qu’un seul système possible, ce serait seulement à l’intérieur de ce système que les choses se feraient.
La deuxième leçon positive, c’est qu’on voyait clairement surgir un acteur nouveau dans l’histoire, même si on le connaissait déjà. On en avait déjà entendu parler à certaines époques : le peuple. C’est cette masse de population urbanisée, vivant en réseaux, qui comporte aussi bien des gens qui travaillent, que des gens qui ne travaillent pas, quelles qu’en soient les raisons – études, retraite, infirmités... Tous ensemble, ils constituent un acteur de l’histoire, qui va être relié par des revendications communes. Bien sûr, sur le plan social, pour l’accès aux services publics et aux autres moyens mutualisés, indispensables à l’existence quotidienne. Mais tout aussi fortement au plan écologique : qualité de l’eau et de l’air, des aliments et ainsi de suite. Il faut donc comprendre que cet acteur nouveau est défini par des conditions écologiques et sociales communes, ce qui n’était pas le cas dans le passé. Ce qu’on appelle “le peuple” au XVIII° siècle, ce sont quand même des gens qui ont des conditions sociales tellement éloignées, qu’en tant que tel il n’est pas une entité, pas un acteur. Au XXI° siècle, si : cela concerne les 99 % de l’humanité.
Ce sont des leçons essentielles sur le plan théorique. Cette conceptualisation permet de réintégrer, comme sujets politiques, les pauvres, les inactifs, qui, dans la théorie classique marxiste, ne sont pas des acteurs de l’histoire. Et la mise en mouvement de ce nouvel acteur prend des formes et des mots d’ordre spécifiques qu’il faut connaître pour agir à bon escient. Voici donc trois facteurs actifs qui déstabilisent le système. D’un côté un système capitaliste qui n’a pas trouvé de stabilité en lui-même, deuxièmement une crise écologique qui frappe tout le monde sans exception, troisièmement une population apte à intervenir... Tout cela met à l’ordre du jour le changement nécessaire de la société. Car j’y reviens, la société est taraudée par une “contradiction” que Marx n’avait pas mise au premier plan de celles qui menacent le capitalisme : l’épuisement de l’écosphère compatible avec la vie humaine. Il m’a fallu du temps pour intégrer tout cela, le malaxer et en faire un programme dont L’Ère du peuple est une sorte de bilan d’étape. Enfin, le dernier élément positif concerne l’émergence d’une stratégie révolutionnaire pacifique et cohérente qui est que la multitude devient peuple en devenant Constituant.

 - Alors justement, parlons de la situation française. Par notre histoire, nous sommes sur une population constituée avec une classe “moyennisée”. Cela se fait notamment dans les années 1970 dans un modèle très américanisé : les grandes surfaces, une voiture, un petit pavillon. Nous avons déjà une classe moyenne constituée, qui d’ailleurs est à la fois conforme à un certain mode de vie tel que vous avez pu déjà le décrire? Pas forcément prête à écouter le message écologique. Lors de votre dernier discours de Stalingrad, vous n’avez fait que dire : “Préparez-vous, nous allons prendre un autre envol.” Pour faire ce passage-là, en faire le pari, il faut une sacrée dose de maturité du corps électoral. Comment, électoralement, vous transposez cela en France?

Électoralement? C’est encore un autre sujet, parce qu’il convoque les méthodes particulières des campagnes électorales... Mais comment agir avec le peuple? Je ne vois qu’une façon de le faire : instruire et convaincre... On ne fait pas une République sans républicains. On ne fait pas la nouvelle société, qui est rendue nécessaire par l’imminence de la crise écologique, autrement qu’avec une population qui devienne écologiste. Les vieux partis écologistes ont eu bien des défauts, mais ils tout de même, à un moment donné, polarisé politiquement des choses que la population avait commencé à anticiper dans ses associations environnementales et qui sont désormais présentes dans tous les syndicats à un degré ou à un autre. Je crois que notre société est définitivement acquise à l’idée que l’urgence écologique doit être traitée, même si les solutions sont mal perçues. En même temps, la capacité d’intervention populaire s’est enrichie. Il ne faut pas considérer le peuple français comme un bloc identique au long de l’Histoire. Un peuple dont 80 % de ses nouvelles classes  d’âge ont le bac n’est pas le même qu’avec 10 % de bacheliers. Un niveau d’éducation très élevé a été atteint. Cela permet un haut niveau d’implication populaire dans les changements à faire pour la base technique de notre projet. Et il ne faudrait pas croire que leur niveau d’instruction les coupe de l’aspiration commune à une vie responsable. Nombre de personnes entament une réflexion sur les actes qu’ils posent dans l’exercice de leur profession. J’en veux pour preuve, le nombre de ceux qui sont à très haut niveau de qualification et qui, d’un coup, décident de déserter la condition sociale qui est la leur pour entrer dans d’autres modes de vie. Rien à voir avec le retour à la terre des années 1970.
(...)

 - Des trajectoires individuelles qui se sont multipliées à partir de la crise de 2008 d’ailleurs...

Oui. Elles touchent maints milieux sociaux et produisent maintes formes de vie. De même que le phénomène hippie voulait dire davantage que les quelques personnes qui sont allées vivre à la campagne pour élever des chèvres. Cela nous permet d’identifier que c’est une aspiration qui vient de loin. La pensée critique de la société de consommation est pratiquement née en même temps que la société de consommation elle-même. Elle s’est évidemment approfondie avec la succession des générations. Elle atteint un pic en ce moment, car aux choix individuels s’ajoutent tous les mécanismes d’expulsion sociale qui frappent la jeune génération. Comment aider le grand nombre à rompre l’envoûtement? Oui, l’envoûtement! La société productiviste envoûte, elle a cette capacité à entrer dans les ressorts intimes et à nous faire adhérer avec enthousiasme aux objets et à leurs modes d’emploi, et au monde de ces objets. Notre volonté personnelle est annihilée dans ce processus.
Comment le rompre? C’est évidemment par la prise de conscience – et le combat politique doit y conduire. Mais pour construire une autre société, il faut cependant bien plus que cela. Je veux m’y arrêter un moment car c’est décisif dans mon raisonnement. C’est une question de stratégie pour le temps de la conquête du pouvoir et pour la période de son exercice. Je me rappelle avoir vu les premiers jeunes gens issus des universités vénézuéliennes, des milieux pauvres par la force des choses, quatorze ans après le début de l’expérience, résumant leur frustration intellectuelle ainsi : “Oui, maintenant nous avons compris, l’impérialisme américain est nuisible, et il ne faut pas accepter de laisser de l’extrême pauvreté se développer. Et ensuite?” Je pense que la réponse à cette interrogation, c’est l’implication des catégories sociales techniciennes dans le projet politique à partir de leur savoir-faire. (...)
À notre tour, je crois que la solution pour nous, c’est justement d’appeler ces milliers de jeunes gens, et même ces millions, et ces catégories intermédiaires, à mettre leur intelligence et leur savoir-faire au service de la mutation technique exigée par le changement écologiste de la matrice productive du pays. Je propose d’aller au-delà de la simple adhésion au projet et d’entrer dans sa mise en œuvre. Autrement dit, on appellera à poser des hydroliennes, à poser des éoliennes, à inventer des fermes d’algoculture, à faire de la biologie du vivant une des sources du futur, exactement comme nos grands-parents ont été appelés à faire les chaufferies urbaines, les autoroutes, le béton des grands barrages...
La pensée révolutionnaire de notre temps – celle qui appelle à la révolution citoyenne – doit intégrer tous les aspects dans lesquels se déploie l’activité humaine, inclut l’aspect du travail, de l’invention et de la technique. C’est de cette façon aussi que l’on commencera à rompre le cercle consumériste qui envahit aussi la politique où l’on pense trouver son bonheur comme dans un catalogue. L’implication citoyenne ne se limitera donc pas aux aspects de la décision politique! Elle devra se prolonger par l’implication personnelle dans les plans de transformation et de transition, de la production énergétique, des modes de transport et de consommation. Oui, nous aurons sans doute des moments un peu étranges, car faire la révolution citoyenne dans toutes les grandes entreprises du pays va nous secouer. Évidemment,  les “généraux” n’accepteront jamais que les colonels ou les capitaines aient raison. Seule l’implication de tout le collectif de travail réglera le problème. De même, faire une société de sobriété semble difficile. Je parle de sobriété dans la consommation d’énergie, mais aussi en général. Ne sommes-nous pas tellement intoxiqués par le modèle consumériste que l’obsolescence programmée serait aussi un secret allié pour notre appétit permanent de changer? Sommes-nous capables de vivre sans que les objets soient notre seule raison de vivre?

Jean Luc Mélenchon   LE CHOIX DE L’INSOUMISSION   Seuil    
p. 276-278, 281-287

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