..."Il faut que la coupe de l'être soit vidée et nettoyée pour s'emplir à nouveau de la liqueur divine"
"Et peu à peu, le vide s’emplit. On fait alors une série d'observations et d'expériences d'une importance considérable, qu'il serait faux de présenter comme une séquence logique, car à partir du moment où l'on quitte le vieux monde, on s'aperçoit que tout est possible, et surtout qu'il n'y a pas deux cas semblables - d'où l'erreur de tous les dogmatismes spirituels. Nous pouvons seulement tracer quelques lignes générales d'expérience.
Tout d'abord, lorsque la paix mentale est relativement établie, à défaut de silence absolu, et que notre aspiration ou notre besoin a grandi, est devenu constant, lancinant, comme un trou qu'on porte en soi, on observe un premier phénomène qui aura des conséquences incalculables pour tout le reste de notre yoga. (...) Petit à petit, cette pression prend une forme plus distincte et on sent un véritable courant qui descend - un courant de force, qui n'est pas semblable à un courant électrique désagréable, mais plutôt à une masse fluide. On s’aperçoit alors que la « pression » ou le faux mal de tête du début était simplement causé par notre résistance à la descente de cette Force, et que la seule chose à faire est de ne pas obstruer le passage (c’est-à-dire bloquer le courant dans la tête), mais de le laisser descendre à tous les étages de notre être, du haut en bas. Ce courant, au début, est assez spasmodique, irrégulier, et il faut un léger effort conscient pour se rebrancher sur lui quand il s’est estompé ; puis il devient continu, naturel, automatique, et il donne la sensation très agréable d’une énergie fraîche, comme une autre respiration, plus vaste que celle de nos poumons, qui nous enveloppe, nous baigne, nous allège et, en même temps, nous emplit de solidité. L’effet physique ressemble assez exactement à celui que l’on éprouve quand on marche dans le vent. En réalité, on ne s’aperçoit vraiment de son effet (car il s’installe très graduellement, par petites doses) que quand, pour une raison ou pour une autre, distraction, erreur, excès, on s’est coupé du courant ; alors on se retrouve soudain vidé, rétréci, comme si l’on manquait d’oxygène tout à coup, avec la très désagréable sensation d’un racornissement physique ; on est comme une vieille pomme vidée de son soleil et de son jus. Et l’on se demande vraiment comment on a pu vivre avant, sans cela. C’est une première transmutation de nos énergies. Au lieu de puiser en bas et autour, dans la vie universelle, nous puisons en haut. Et c’est une énergie beaucoup plus claire et beaucoup plus soutenue, sans trous, et surtout beaucoup plus vive. Dans la vie quotidienne, au milieu de notre travail et des mille occupations, le courant de force est tout d’abord assez dilué, mais, dès que nous nous arrêtons un instant et que nous nous concentrons, c’est un envahissement massif. Tout s’immobilise. On est comme une jarre pleine ; la sensation de « courant » disparaît même comme si tout le corps, de la tête aux pieds, était chargé d’une masse d’énergie compacte et cristalline à la fois (« un bloc de paix solide et frais » ; et si notre vision intérieure a commencé à s’ouvrir, nous nous apercevons que tout est bleuté ; on est comme une aigue-marine ; et vaste, vaste. Tranquille, sans une ride. Et cette fraîcheur indescriptible. Vraiment, on a plongé dans la Source. Car cette « force descendante » est la Force même de l’Esprit – Shakti. La force spirituelle n’est pas un mot. Finalement, il ne sera plus nécessaire de fermer les yeux et de se retirer de la surface pour la sentir ; à tout moment elle sera là, quoi que l’on fasse, que l’on mange, que l’on lise, que l’on parle ; et on verra qu’elle prend une intensité de plus en plus grande à mesure que l’organisme s’habitue ; en fait, c’est une masse d’énergie formidable, qui n’est limitée que par la petitesse de notre réceptivité ou de notre capacité.
Quand ils parlent de leur expérience de cette Force descendante, les disciples de Pondichéry disent : « La Force de Sri Aurobindo et de la Mère » ; ils n’entendent pas par là que cette Shakti soit la propriété personnelle de Sri Aurobindo et de la Mère ; ils expriment ainsi, sans le vouloir, le fait qu’elle n’a son équivalent dans aucun autre yoga connu. Nous touchons ici, expérimentalement, la différence fondamentale entre le yoga intégral de Sri Aurobindo (purna yoga) et les autres yogas. Si l’on essaye d’autres méthodes de yoga avant celle de Sri Aurobindo, on s’aperçoit, en effet, d’une différence pratique essentielle : au bout d’un certain temps, on a l’expérience d’une Force ascendante (appelée kundalini en Inde), qui s’éveille assez brutalement dans notre être, à la base de la colonne vertébrale et s’élève de niveau en niveau jusqu’à ce qu’elle ait atteint le sommet du crâne, où elle semble éclore dans une sorte de pulsation lumineuse, rayonnante, qui s’accompagne d’une sensation d’immensité (et souvent d’une perte de conscience, qu’on appelle extase comme si l’on avait débouché éternellement Ailleurs. (...) Le but de Sri Aurobindo n’est pas seulement de monter, mais de descendre, pas seulement de filer dans la Paix éternelle, mais de transformer la Vie et la Matière, et d’abord cette petite vie et ce coin de matière que nous sommes. D’où l’éveil, ou plutôt la réponse de cette force descendante. Notre expérience du courant descendant est l’expérience de la Force transformatrice. C’est Elle qui fera le yoga pour nous, automatiquement (pourvu qu’on la laisse faire), Elle qui remplacera nos énergies vite essoufflées et nos efforts maladroits, Elle qui commencera par où finissent les autres yogas, illuminant d’abord le sommet de notre être, puis descendant de niveau en niveau, doucement, paisiblement, irrésistiblement (notons bien qu’Elle n’est jamais violente ; sa puissance est étrangement dosée, comme si Elle était conduite directement par la Sagesse de l’Esprit) et c’est Elle qui universalisera notre être tout entier, jusqu’en bas. C’est l’expérience de base du yoga intégral. « Quand la Paix est établie, la Force supérieure ou divine, d’en haut, peut descendre et travailler en nous. D’habitude, elle descend d’abord dans la tête et libère les centres mentaux, puis dans le centre du cœur… puis dans la région du nombril et des centres vitaux… puis dans la région du sacrum et plus bas… Elle travaille à la fois, au perfectionnement et à la libération de notre être ; elle reprend notre nature tout entière, partie par partie, et la traite, rejetant ce qui doit être rejeté, sublimant ce qui doit être sublimé, créant ce qui doit être créé. Elle intègre, harmonise, établit un rythme nouveau dans notre nature. »
(…)
… le chercheur sentira quelque chose qui vit au fond de lui, à l’arrière-plan de son être, comme une petite vibration sourde ; il lui suffira de prendre un peu de recul dans sa conscience pour qu’à n’importe quel moment, en une seconde, la vibration de silence soit retrouvée. Il découvrira que c'est là, toujours là, comme une profondeur bleutée par derrière, et qu'il peut à volonté s'y rafraîchir, s'y détendre, au milieu même du vacarme et des ennuis, et qu'il promène avec lui, une retraite inviolable et paisible.
Mais bientôt, cette vibration par-derrière deviendra de plus en plus perceptible, continue, et le chercheur sentira une séparation s’opérer dans son être : une profondeur silencieuse qui vibre, vibre à l’arrière-plan, et la surface, assez mince, où se déroulent des activités, des pensées, des gestes, des paroles. Il aura découvert le Témoin en lui et se laissera de moins en moins accaparer par le jeu extérieur qui, sans cesse, telle une pieuvre, tente de nous avaler vivant ; c’est une découverte aussi vieille que le Rig-Véda : « Deux oiseaux aux ailes splendides, amis et compagnons, sont accrochés à un arbre commun, et l’un mange le fruit doux, l’autre le regarde et ne mange point ». A ce stade, il deviendra plus aisé d’intervenir, volontairement au début, pour substituer aux vieilles habitudes superficielles de réflexion mentale, de mémoire, de calcul, de prévision, une habitude de se référer silencieusement à cette profondeur qui vibre. (…) Mais ce travail de décrochage sera puissamment assisté, d’une part, par l’expérience de la Force descendante qui, automatiquement, inlassablement, mettra de l’ordre dans la maison et exercera une pression silencieuse sur les mécanismes rebelles, comme si chaque assaut de pensée était empoigné, figé sur place ; et d’autre part, par l’accumulation de milliers de petites expériences, de plus en plus perceptibles, qui nous feront toucher du doigt et voir que l’on peut fort bien se passer du mental, et qu’en vérité on s’en trouve beaucoup mieux.
Peu à peu en effet, nous nous apercevrons qu'il n'est pas nécessaire de réfléchir, que quelque chose par derrière, ou au-dessus, fait toute la besogne, avec une précision et une infaillibilité de plus en plus grande à mesure que nous prendrons l'habitude de nous y référer; qu'il n'est pas nécessaire de se souvenir, mais qu'à l'instant voulu, l'indication exacte surgit; pas nécessaire de combiner son action, mais qu'un ressort secret la met en branle sans qu'on le veuille ou qu'on y pense et nous fait faire exactement ce qu'il faut faire, avec une sagesse et une prévision dont notre mental, toujours myope, est bien incapable."
Extrait de "SRI AUROBINDO ou l'aventure de la conscience" Satprem (p. 49-56)
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