On n’a pas tous la chance d’avoir eu des parents qui nous aiment de manière constructive et juste. Aimer et accompagner un enfant dans une saine évolution est un subtil dosage permanent. Le sécuriser en répondant à ses besoins, lui donner confiance et lui apprendre à développer son libre-arbitre, lui transmettre le respect de lui-même et de l’autre, lui offrir l’écoute, l’attention, la présence et l’amour inconditionnel dont il a besoin pour se développer.

Cela peut paraitre évident pour certains, mais pour une grande partie des êtres humains, ce n’est pas comme cela que ça se passe. Sans aller jusqu’aux cas extrêmes de maltraitances physiques dont des millions d’êtres sont hélas victimes, des millions d’autres l’ont été également dès leur plus jeune âge, mais de façon psychique et morale. Il n’y a pas eu de coups infligés, et pourtant des maux profonds marqueront et entraveront inconsciemment l’individu dans son évolution.

La reconnaissance du rôle fondamental de l’enfance dans le développement d’un être est très récente dans l’histoire de l’humanité, puisqu’elle ne remonte qu’au début des années 1900 avec les fondements de la psychanalyse. En France, c’est Françoise Dolto qui en est la principale figure emblématique, en contribuant, tout au long de sa carrière, par de nombreux livres et émissions de radio, à populariser ses découvertes et ses connaissances sur le sujet.

Malgré tout, cela reste flou et méconnu pour beaucoup de parents, et l’aspect psychologique lors de la croissance demeure encore souvent très secondaire, voir inexistant. Pourtant comme le soulignait Carl G. Jung « Rien n'influence plus un individu que son environnement psychologique et particulièrement, dans le cas des enfants, la vie que leurs parents auraient souhaitée avoir. »

Quelles sont les conséquences, à court et long terme, de cette méconnaissance mais aussi de ces violences psychologiques inconscientes, et sont-elles irrémédiables ?  Est-ce que cela pourrait être à l’origine de ces impressions que bon nombre d’entre nous avons dans notre vie d’adulte : de passer à coté ou de rater sa vie, d’être emprisonné dans un ou des rôles et d’être le spectateur de sa vie, de ne jamais vraiment se sentir à sa place, ou d’avoir une conscience de soi très limitée ?

C’est ce que je propose d’explorer à travers principalement les travaux du pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott et ceux d’Abraham Maslow, le père de la psychologie humaniste. Ces deux auteurs ont élaboré des théories très enrichissantes sur les processus de développement d’un être humain, en l’appréhendant de manière holistique et avec le postulat de départ que l’homme est de nature fondamentale saine.

Vrai Soi et Faux Soi

Notion introduite par Donald W. Winnicott, le Self (le Soi) est ce que nous reconnaissons comme étant nous-mêmes, nous représentant spécifiquement. Il nous donne l'impression de notre identité, de notre intimité. Le Self se développe dans le contact avec l'environnement. C'est la partie la plus vivante et créatrice de notre personnalité, celle qui imagine, qui joue. Elle est le fondement du symbole qui nous donne le sentiment d'exister.

Winnicott distingue deux Self : le Vrai-Self et le Faux-Self. Le Vrai-Self est un état dans lequel l'individu a suffisamment confiance en lui et en l'environnement pour s'accepter lui-même, et accepter de le montrer. La mère aide le bébé à établir pleinement son Vrai-Self lorsqu'elle répond totalement et de manière adaptée à ses demandes et ses besoins. C'est donc l'aptitude de la mère à répondre aux besoins de son enfant qui favorisera chez lui l'émergence d'un Vrai-Self. Une bonne organisation de Vrai-Self autorisera à son tour, l'émergence d'un espace transitionnel (c'est-à-dire un espace potentiel, ni intérieur ni extérieur situé entre le bébé et sa mère), où l'enfant aura  la possibilité de faire des expériences fondamentales pour sa maturation psychique.

Le Faux-Self est l’équivalent de ce que Jung a nommé la Persona, en référence au mot latin qui désignait le masque que les comédiens de théâtre portaient à l’époque. Ce masque avait deux fonctions : incarner un personnage mais aussi permettre à la voix de porter suffisamment loin pour être audible par tous les spectateurs. La Persona est pour Jung une sorte de masque social, une image façonnée et socialement prédéfinie dans laquelle l’individu peut facilement se perdre, allant même parfois jusqu’à s’identifier totalement à ce rôle au détriment du Vrai-Soi.

L'organisation du Faux-Self, peut être provoquée très tôt au cours du développement lorsque la mère, incapable de répondre aux manifestations spontanées de son bébé, imposera ses choix et le contraindra implicitement à s'y soumettre. C'est cette non-reconnaissance répétée des gestes spontanés de l'enfant qui favorisera chez lui l’émergence d'un Faux-Self souvent tyrannique d’ailleurs. Il est en premier lieu construit par l’individu pour se préserver d'un environnement jugé nocif, maintenant ainsi le Vrai-Self sous protection. Ce Faux-Self est dépendant des besoins et des difficultés psychiques inconscients de la mère.

Mais il est tout autant un système de protection de l’enfant à l’égard de ce parent. Se jugeant non conforme aux attentes parentales et se sentant dépendant de lui pour assurer ses besoins, l’enfant croit devoir protéger son parent de son Vrai-Soi auto jugé non aimable et menaçant.

Ce processus se met alors en place à l’intérieur de l’enfant qui n’a pas d’autre choix, que de s’adapter et se contorsionner aux désirs et attentes de ce parent vampirisant. Il développe petit à petit l’intime croyance qu’il n’est pas aimable tel qu’il est et se considère abandonné ou rejeté dans son intégrité.

Cette angoisse d'abandon renvoie à une défaillance notoire du premier miroir que constitue le regard maternel. Ce ne fut pas un regard où l'enfant s'est senti exister en tant que lui-même ("lui-même" aurait pu prendre alors sens) mais d'un regard absent. L’image de soi ne peut être alors que vacillante car construite sur le vide d’un échange, là où « quelque chose » aurait dû se produire, « rien ne s’est produit », selon la formule de Winnicott.

N’ayant pas la possibilité de prendre conscience de lui en tant que sujet pendant sa croissance, il grandit souvent en étant incapable d’identifier ses besoins propres. Toutes ses références ne sont pas à l’intérieur de lui mais à l’extérieur, chez le parent défaillant. Il devient alors un être qui se sent étranger en lui-même, en déséquilibre intérieur quasi permanent puisque décentré dès sa naissance.

La perte du Soi

Les travaux d’Abraham Maslow dans sa théorie du développement sont très proches de ceux de Winnicott. Lorsque Winnicott parle de la crainte de l’effondrement, c'est-à-dire l’effondrement de l’édification du Soi unitaire, Maslow évoque également la perte du Soi qui peut même aboutir à la mort du Soi.

"Comment est-il possible de perdre le Soi ? Cette trahison inconcevable et méconnue, de l’homme à l’égard de lui-même, a son origine dans la mort secrète de son psychisme, durant son enfance, s’il n’est pas aimé et s’il est coupé de la source de sa spontanéité. Le Soi naissant, progressivement et sans le savoir, « participe » à l’entreprise. Il n’a pas été accepté tel qu’il est. « Oh ses parents l’aiment, mais ils veulent ou ils espèrent qu’il sera différent et ils le forcent à l’être ». Donc il est inacceptable. Il apprend à le croire et finit par en être convaincu. Il s’est complètement anéanti lui-même. Quoiqu’il fasse, qu’il leur obéisse ou qu’il se rebelle, se révolte, les refuse, son comportement est en référence à eux. Son centre de gravité est en eux, non en lui-même et, pour autant qu’il s’en rende compte, il trouve cela naturel. Et tout cela se fait impunément, de façon invisible et insoupçonnable." (Vers une psychologie de l’être – Abraham Maslow)

Comme le souligne l’auteur, c’est un paradoxe parfait ! Pas de crime, pas de cadavre, nous voyons toujours le soleil se lever et se coucher. Mais qu’est il arrivé ? Un être a été rejeté non seulement par les siens mais par lui-même. Qu’a-t-il perdu ? La part essentielle et authentique de lui-même. Sa propre appréhension, sa capacité de développement, ses racines. Mais il n’est pas mort ! La vie continue et lui avec. A partir du moment où il s’est abandonné à lui-même, il a commencé inconsciemment à créer et maintenir ce que Maslow appelle un pseudo-Soi. Mais c’est un expédient, un Soi sans enracinement.

Dans ce cas de figure, cet individu pourra être aimé ou craint, là où il était méprisé, fort là où il était faible. Il pourra avancer non pour le plaisir ou la joie, mais pour survivre. Non pas parce qu’il a envie d’avancer, mais parce qu’il doit obéir. Cette obligation n’est pas la vie – sa vie. C’est un mécanisme de défense contre la mort et aussi un mécanisme de mort.

A partir de là, tout au long de son existence, il va être déchiré inconsciemment par les pulsions de ses besoins et de ses désirs, ou paralysé par ses conflits internes. Chacun de ses mouvements neutralisant et faisant étouffer un peu plus son Soi, son identité. Il en viendra à attaquer son Vrai-Soi à la manière d’une maladie auto-immunitaire, pour préserver une image qu’il croit vivante mais qui n’est que la projection de celle de son parent idéal.  Avec tout cela, malgré tout, il a le déguisement et l’apparence d’une personne normale et on s’attend à ce qu’il se comporte ainsi !

Il navigue dans un épais brouillard car ses repères internes sont faussés. En quête de son « centre », il risque d’avoir une forte tendance à s’accrocher rapidement à toutes sortes de figures symboliques et à entrer dans des rôles identificateurs. Il va alors se façonner un rôle et une image qu’il projette comme idéale, en devenant le mari courageux et vertueux, la parfaite femme d’intérieur,  l’homme d’affaire redoutable et redouté, la bonne copine toujours à l’écoute des autres, l’ami serviable et disponible corvéable à merci…Et de cette image, il tentera d’en faire son Soi.

L’illusion peut fonctionner un petit moment, mais le tourbillon de la vie fait que tôt ou tard, le vent souffle et lève le voile de cette image de synthèse. Vient alors le temps des secousses et des remises en question, avec son lot de déconvenues et de souffrances. L’heure de la prise de conscience a sonné et si nous avons les oreilles bouchées à ce moment-là, la vie se chargera de répéter le message de plus en plus bruyamment ! Jung disait d’ailleurs à ce propos : Ce qu'on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l'extérieur comme un destin.

Pour conclure…

Dans chaque être humain il y a deux sortes de forces : les unes s’accrochent à la sécurité, à la défense contre la peur. Elles tendent à la régression et s’accrochent au passé et au connu. Les autres poussent la personne à la réalisation d’elle-même, dans sa totalité et son unicité et l’incitent à la mise en œuvre de ses capacités et à la confiance face au monde extérieur.

Maslow en était arrivé à la conclusion que le conflit fondamental entre les forces défensives et les pulsions de développement est, de toute façon, ancré dans la nature profonde de l’homme.

L’être humain sera toujours au cœur d’un balancier qui oscille en permanence entre le besoin de sécurité et le désir de croissance.

L’avantage du phénomène de croissance est qu’il provient d’une série de libres décisions obligeant chaque individu à choisir à divers moments de son existence entre les plaisirs de sécurité et ceux de la croissance, entre la dépendance et l’indépendance, entre la régression et la progression. C’est là une grande chance… Quelque soit notre âge, l’existence nous offrira toujours la possibilité de nous réajuster au mouvement de la vie et de commencer ou de poursuivre notre croissance. A tout moment, nous aurons la possibilité de faire des choix. Certes, parfois on peut avoir l’impression de devoir choisir entre la peste et le choléra, mais dès lors que nous amorçons un choix sain, qui tend vers l’assainissement de nos maux, de nouvelles voies s’ouvrent devant nous.

La sécurité a ses angoisses et ses plaisirs, le développement et la croissance ont aussi leurs angoisses et leurs plaisirs. A nous de choisir quels plaisirs nous font le plus plaisir ! Et pour faire ces choix, nous pouvons compter sur ce noyau intérieur instinctif, comme l’appelait Maslow, qui provient de notre psychisme profond. Cette nature intérieure, bien que faible chez beaucoup d’individus, possède sa dynamique propre. Elle est persistante, et demeure en sommeil en attendant que nous venions la réveiller. Et il semblerait que l’un des meilleurs moyens de faire sortir cette belle au bois dormant de sa léthargie, soit de nous autoriser à redonner du jeu, dans tous les sens du terme, à notre vie dans sa globalité. En veillant à laisser du jeu et de l’espace, par exemple en accordant plus de légèreté à toutes les choses auxquelles nous donnons souvent beaucoup plus de gravité qu’elles en ont réellement, un nouvel espace se créera dans cet espace.

Notre nature intérieure, joueuse et créative, aura alors enfin de la place de s’adonner à l’une de nos plus grandes capacités : le goût de l’exploration et de la découverte.

Vu sous cet angle, on pourrait facilement imaginer que le jeu est, en quelque sorte, une clef. La clef de sol de la partition de notre Vrai-Soi. Et finalement en y regardant de plus près, la Terre est un immense terrain de jeux autant que de Je, non ? Alors, explorons et jouons ! Notre Vrai-Soi n’attend que ça !

Carine Songeon-Riondel

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