Passé la sidération des premiers jours, passé les grands rassemblements et les hommages aux victimes, comment aborder « l’après Charlie » ? Alors que certains survivants se sont remis au travail, nombreux sont ceux qui sont encore sous le choc. Comment reprendre désormais le cours de sa vie ? Aller de l’avant ? Hélène Romano, psychologue clinicienne et psychothérapeute, spécialisée dans le suivi de victimes, revient sur l’onde de choc provoquée par les attentats.
Propos recueillis par Anne-Laure Vaineau
Hélène Romano : C'est un comportement très fréquent face à l'horreur, car cela empêche généralement les gens de s'effondrer. Par exemple, quand leurs enfants ou leurs proches sont décédés, Roland Giraud, Patrick Sébastien ou Anny Duperey sont quand même montés sur les planches le soir-même. Certaines personnes ont besoin d'être dans l'action parce que cela leur procure une force vitale. On constate souvent chez les personnes endeuillées par des évènements dramatiques et soudains - dans un contexte traumatique, donc -, une forme de conduite automatique : elles ne savent pas pourquoi elles agissent, où elles trouvent l'énergie, ni ce qui fait qu’elles y arrivent quand même. Mais elles le font !
Dans le cas de Charlie, s’ajoute la dimension de la lutte : la volonté de montrer qu’ils sont forts, qu’ils ne se laisseront pas faire. Ce sont des messagers, non seulement en France mais au niveau mondial, ce qui dépasse complètement leur histoire personnelle. Ils sont aujourd'hui très soutenus, ils se soutiennent entre eux, ils ne se quittent plus, même. Mais cette attitude est aussi très coûteuse psychiquement, elle demande une énergie incroyable. Le danger ? Au bout d’un certain temps, tout le stress cumulé, sans compter le « retour de boomerang » du stress post-traumatique, peuvent donner lieu à un véritable effondrement s’ils se retrouvent seuls.
Attention donc à l’après-coup. Il m’est arrivé de suivre des journalistes qui avaient été pris en otages. A leur retour, bien soutenus et pris dans le tourbillon médiatique, ils ont fait preuve d’une énergie folle mais ils fonctionnaient complètement en pilote automatique, comme des pantins. Et souvent, quelques semaines plus tard, tout s'est effondré. Certains ont eu des conduites dépressives, et addictives notamment, parce qu'ils n'avaient plus personne autour d’eux, alors qu’ils en avaient plus que jamais besoin. Besoin de parler, besoin de dire leurs cauchemars, leurs angoisses, leurs peurs. Mais tout le monde était alors passé à autre chose… Et beaucoup, aussi, n’avaient plus envie d'en entendre parler.
Pourquoi ce décalage ?Hélène Romano : Ce que l'on a un temps très fortement porté, nous risquons à un moment de très fortement le rejeter. On le voit déjà à propos de Je suis Charlie : un mouvement de rejet se manifeste nettement. Nous nous révélons ainsi ambivalents, parce qu’il nous est difficile de nous positionner par rapport aux victimes. Elles attirent d’abord la sympathie, la fascination, l'empathie, puis assez fréquemment, notre bienveillance atteint ses limites. Nous pouvons alors ressentir de l'agacement, voire de l'irritation. Ce fut notamment le cas de Natascha Kampusch ou d'Ingrid Betancourt, qui sont passées du statut d'icône au rejet. Pourquoi ? Parce qu'elles symbolisent la violence fondamentale dont l’homme est capable. Et qu'à un moment donné, nous ne voulons plus l'entendre. On rejette alors la victime pour nous remettre de l'effroi, de ce trop plein d'horreur : porter attention, être empathique, devient trop engageant. Pourtant, les personnes concernées devraient vraiment pouvoir bénéficier d’un soutien sur le long terme. Et plus encore quand elles commencent à être lâchées par le collectif.
Hélène Romano : Nous sommes actuellement dans une phase de transition. Nous avons tous été, par la force des images, confrontés à la mort, à l’horreur des prises d’otages. Avec des niveaux différents, avec ou sans floutage, en direct ou non. Mais la mort a rôdé partout : dans les familles, dans les bureaux, dans les écoles. Certaines communautés - journalistique, juive, policière - ont été d’autant plus touchées, que l’un ou plusieurs des leurs ont été abattus. Leurs angoisses sont totalement justifiées. Quand le drame de Pau est arrivé, par exemple (deux infirmières avaient été décapitées), on a constaté des projections massives dans tout le milieu hospitalier et sur la durée.
Les réactions que nous avons tous pu avoir dans la première semaine - réactions de peur, d’effroi, d’angoisse, de terreur, et surtout d’insécurité – sont parfaitement légitimes. Et passé le moment de l’horreur, lorsque l’on reprend le contrôle, il y a en effet un passage un peu compliqué, une sorte de sas. Celui-ci est important, même s’il est difficile à accepter et à comprendre, et il ne se traduit pas de la même façon chez les uns et les autres. Je pense qu’il ne faut pas « psychiatriser » ce temps. Autrement dit, on doit pouvoir reconnaître la réalité de nos réactions. L’erreur serait de dire aux personnes concernées, comme l’ont fait publiquement certains politiques, qu’il ne faut pas avoir peur. Ce serait faire comme si rien ne s’était passé et psychiquement, ce n’est supportable. Au contraire, face aux événements, il est très adapté d’avoir peur, très adapté d’être en colère, très adapté d’être triste pendant les premières semaines, voire les premiers mois.
Hélène Romano : Au sein des établissements scolaires, ou dans les entreprises par exemple, lorsqu’une personne meurt ou se donne la mort, il y a une phase de flottement et l’on constate que ce sont les rituels collectifs - le temps du recueillement, l’inhumation du corps, les hommages - qui permettent, progressivement, de s’autoriser à passer à autre chose. A repasser de la mort à la vie.
Chacun d’entre nous va vivre ce temps-là différemment, chacun d’entre nous va mettre en place ses rituels. Par exemple, peut-être que certains n’arriveront pas à enlever l’image « Je suis Charlie » de leur profil Facebook parce qu’ils auraient l’impression de faire disparaître une nouvelle fois Charlie. Mais tout dépend des raisons pour lesquelles ils l’ont mise. Pour ceux qui l’auront choisie en solidarité avec les journalistes tués, cela aura du sens de la retirer une fois les inhumations passées. Ceux qui l’auront mise pour défendre la liberté d’expression, préféreront au contraire la conserver encore, car cela aura du sens pour eux. Il faut accepter que chacun ait sa façon de vivre cela et ne pas le juger.
Mais cet entre-deux est aussi quelque chose de positif : c’est une occasion d’expérimenter la solidarité, le vivre ensemble. Les rassemblements et la marche de dimanche en sont d’ailleurs la preuve.
Hélène Romano : Ils vont nous donner l’impression d’être passés à autre chose, et les adultes souvent vont avoir tendance à le croire. Mais en réalité, les enfants vont continuer à digérer les événements. Jusqu’à 8-9 ans, ils n’ont pas la même représentation de la mort que nous : ils la voient comme quelque chose de non universel, non irréversible et parfois de contaminant. Par exemple, ils pensent qu’on peut attraper la mort, que si un proche meurt, ils vont mourir aussi, ou voir d’autres gens qu’ils aiment mourir à leur tour.
Le malentendu tient aussi au fait que les enfants ne vont pas du tout exprimer leur deuil de la même façon que nous. Certains ne vont plus jouer, et être dans une tristesse qui les empêche de s’investir vis-à-vis du monde extérieur. D’autres vont être très pénibles, très excités, provocateurs et capricieux ; ce qui peut être une façon de se rassurer sur la présence des adultes, un moyen de forcer leur attention. Mais ils ne vont pas, comme nous, pleurer durablement. Ils n’en n’ont pas la capacité physiologique. Par ailleurs, comme ils voient que leur monde extérieur s’effondre, alors que les adultes, souvent, leur mentent en leur disant que tout va bien, ils vont être tentés de faire comme si de rien n’était. Ils vont sembler hyper adaptés… mais ils ne le seront qu’en apparence seulement.
Hélène Romano : C’est difficile d’expliquer à des enfants que des personnes ont été tuées, et qu’elles l’ont été pour leurs idées, pour avoir dessiné leurs idées. Il faut essayer de leur en parler simplement, et sans leur laisser d’espoir quant à la mort. Par exemple, en évitant de dire que les gens « sont partis », ce qui signifierait qu’ils vont revenir. Il faut dire aux parents de faire du mieux qu’ils peuvent, d’écouter ce que leurs enfants ont à leur dire, de répondre comme ils le peuvent aux questions, ou de déléguer si c’est trop compliqué. Et surtout, de rassurer leurs enfants. Cela ne passe pas forcément par des explications et des discussions. Les prendre dans nos bras, leur faire un câlin, leur dire qu’on les aime, qu’on fera toujours tout ce que l’on peut pour les protéger : c’est surtout de cela dont les enfants ont besoin dans ce contexte.
A lire Les ouvrages d’Hélène Romano :L’enfant face au traumatisme, préfacé par Cyrulnik (Dunod, 2013) et Dis, c’est comment quand on est mort ?(Editions Pensée sauvage, 2009)
Source http://www.psychologies.com/
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