Regard sur un scenario de civilisation : Et si de la chrysalide naissait, malgré tout, un nouveau papillon ou une nouvelle libellule

Préface
La lecture de cet article plaide pour renforcer l'humanité produite et développée vis a vis de l'homme et de la nature . Sans verser dans le catastrophisme et en préservant sa part de libre arbitre et de lucidité , la conscience d'hypotheses probables d'evolution de notre civilisation m'incite et me donne encore plus d 'énergie de contribuer, à mon niveau et ma mesure et humblement , au reveil de consciences et à l'eclairage d'autres.
Ressentir l'importance et la force d'une goutte d'eau dans l'océan sans devenir un "Don Quichotte en guerre contre les moulins à vent" !!


Jean-Paul
Courriel: jeanpaulparent@yahoo.fr

Source de l'article : http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=1391


Le probable et l’improbable

Edgar Morin
On parle beaucoup ces jours ci de la nécessité de fonder une civilisation différente. Voici un entretien que nous avons fait avec lui sur ce thème.


On parle beaucoup ces jours-ci de la nécessité de fonder une civilisation différente : le grand inspirateur de ce courant porteur, espérons le, d’idées nouvelles, est l’anthropologue Edgar Morin. Voici un entretien que nous avons fait avec lui sur ce thème. Il vient de publier un livre crucial : "Vers l’abîme ?" aux éditions de l’Herne.



Nouvelles Clés : Je suis frappé de voir combien se dégage de votre discours sur la situation actuelle un fatalisme mêlé de sérénité : comme si vous étiez à la fois pessimiste et optimiste ? Très stoïcien en fait.

Edgar Morin : Pour comprendre cette attitude, il faut envisager le point de vue du probable et celui de l’improbable. Qu’est-ce que le probable ? Un observateur impartial qui est dans un temps et dans un lieu, et qui dispose de bonnes informations sur le passé et les processus en cours du présent, peut projeter dans l’avenir ce qui lui semble probable. Et si je considère le probable aujourd’hui, celui-ci est catastrophique. Pourquoi ? Parce que le vaisseau spatial Terre fonctionne avec des moteurs qui ne sont plus contrôlés : ceux-ci ont pour nom l’économie, la technique et la science. La science a produit l’arme nucléaire qui aujourd’hui prolifère, et des groupes terroristes divers pourront bientôt effectuer des destructions sauvages. Enfin, le risque de voir de nouveaux Tchernobyl n’est pas écarté malgré les efforts accomplis.

La deuxième catastrophe vers laquelle on va, est la catastrophe écologique : les processus de dégradation du milieu naturel se sont accrus depuis la fin des années soixante et les alertes diverses n’ont joué qu’un rôle très faible bien que des États aient essayé de réguler certaines pollutions après les dégâts causés par les pluies acides et autres miasmes. Mais les conférences internationales n’ont pas abouti et on ne considère donc pas le problème de façon globale. Depuis deux ans, on se réveille quelque peu en s’inquiétant du réchauffement climatique, qui entraîne rait des catastrophes en chaîne : l’essor économique de la Chine et de l’Inde, qui sont devenues de très grandes puissances, va multiplier les pollutions. Enfin, le pétrole va voir ses réserves se tarir dans les prochaines dizaines d’années, et la civilisation occidentale, qui s’est répandue sur la planète, n’est absolument pas préparée à entrer dans des restrictions drastiques.

Disons encore que ce monde occidentalisé et urbanisé n’a pas tenu ses promesses, qui étaient des promesses de bonheur pour tous, à partir du bonheur matériel, de la paix, de la réduction des inégalités, etc. On se rend compte au contraire que le bien-être matériel finit par produire un mal-être intérieur, qui se vérifie à mille indices : la croissance des tranquillisants dont nous sommes d’énormes consommateurs, le recours à de plus en plus d’instances qui vont essayer de nous réconcilier avec notre âme et notre corps, la recherche dispersée aujourd’hui d’une autre vie par l’intermédiaire de livres, de produits bio, de stages, de vacances différentes... prouvent qu’il y a un malaise de la civilisation, qui n’est pas seulement celui qu’avait diagnostiqué Freud et s’avère très profond. Face à cela, nul dans le monde occidental, sauf celui qui prêche dans le désert, ne propose une politique de civilisation apte à répondre à ces angoisses et périls réels.

Notre modèle de civilisation va donc recevoir des coups terribles du fait de ces problèmes énergétiques, écologiques et de comportement. Et je n’ai pas parlé des problèmes énormes soulevés par la science au niveau des manipulations qu’elle peut opérer sur notre capital génétique : certaines peuvent être fort profitables à l’espèce, d’autres fort dangereuses : mais ces processus bio-technologiques ne sont, là aussi, que fort peu contrôlés. Nous voyons donc un nouveau mythe en train de s’effondrer, celui du néo-libéralisme basé sur le principe d’une économie qui ne veut pas voir d’autre régulation que la sienne, soit la loi du marché et de la concurrence. Or la planète a besoin de systèmes de régulation économique et écologique bien plus puissants.

Et ce n’est pas l’ONU qui y peut quoi que ce soit puisque, par exemple, sa demande de détruire le mur monté par la politique de Sharon, en Israël, reste sans aucun effet. En même temps qu’une sorte d’universalisme abstrait tendant à appliquer mécaniquement tous les modèles occidentaux au reste de la planète, on voit apparaître en réaction des résurgences politico- religieuses fermées et souvent obtuses. La planète a vécu dans l’illusion du progrès permanent, mais ce mythe aussi s’est effondré, puisqu’on s’est aperçu que ni la science ni la raison ne pouvaient apporter un avenir meilleur : on a donc appris que non seulement l’avenir s’avérait imprévisible, mais aussi qu’il produisait des catastrophes. Dans cette vision où l’avenir a perdu son sens, là où on trouve un présent de consommation et de vie au jour le jour, on peut se recroqueviller sur ce présent, mais partout où le présent est malheureux, inquiet et carencé, on assiste à la recherche de refuges venus du passé : vers la religion qui donne une certaine consolation à l’angoisse de l’existence, et vers l’identité ethnique nationale qui donne un sentiment profond de communauté et de chaleur grégaire. On a donc vu se déchaîner d’un côté des formes d’activisme désespéré et violent créant un nouveau terrorisme à l’échelle de la planète et, de l’autre côté, un terrorisme d’État venant des superpuissances. Cette prédiction de la guerre des civilisations, qui n’aurait pas dû se réaliser, tend à devenir vraie par ce déchaînement de forces antagonistes : ainsi l’épisode irakien, qui devait officiellement réduire le terrorisme, n’a fait que l’accroître. Voici donc quelques éléments qui prouvent que les processus engagés nous conduisent vers l’abîme. Ce sont des facteurs qu’il nous faut regarder en face, de façon neutre et lucide.

N.C. : Passons donc à la partie optimiste, s’il y en a une, de notre affaire...

E.M. : Nous passons alors de la sphère du probable au problème de l’improbabilité. Quand on examine l’histoire des civilisations, on se rend compte qu’elle comporte des irruptions d’improbabilités parfois pour le pire, parfois pour le meilleur. Lorsqu’on regarde par exemple l’histoire de l’Antiquité au ve siècle avant notre ère, on voit un gigantesque empire perse qui décide de conquérir ses voisins et s’attaque aux cités grecques disparates, notamment à Athènes : il a déjà réussi à asservir les cités grecques d’Asie Mineure. Une armée gigantesque, lors de la première guerre médique, se trouve bloquée aux Thermopyles, puis vaincue à Marathon et doit refluer. Lors de la deuxième guerre médique, l’armée encore plus impressionnante des Perses réussit à prendre Athènes et à la détruire, mais la flotte athénienne se réfugie dans le golfe de Salamine dans lequel on entre par un goulot extrêmement étroit : la ruse de Thémistocle, chef des troupes grecques, est d’inciter la flotte perse à attaquer en entrant deux par deux dans ce golfe : les bateaux perses sont alors détruits au fur et à mesure et la défaite perse, absolument improbable, s’avère définitive. Et la conséquence de cette improbabilité voit la naissance de la démocratie et de la philosophie grecque dans Athènes quelques dizaines d’années plus tard.

Voici un bel événement improbable qui a marqué notre temps jusqu’à aujourd’hui. Toute évolution historique commence en fait par une déviance, qui se développe souvent de façon quasi souterraine, en une tendance, et cette tendance finit par changer un monde ancien pour créer un monde nouveau. Récemment, le développement informatique a exactement suivi ce processus-là.

Je pense donc que des processus encore invisibles et minoritaires dans le présent peuvent se développer et créer, en s’alliant les uns aux autres, une métamorphose comme le ver tout nu de la chrysalide qui se transforme, au cours d’une autodestruction qui se révèle en fait être en même temps une autoconstruction, en un être très différent, le papillon ou la libellule, doté de qualités nouvelles.

Aujourd’hui nous assistons donc au processus d’autodestruction d’un monde ancien qui va autoconstruire un monde nouveau, lequel essaie de naître avec les quêtes de vies différentes, les aspirations alter-mondialistes, avec la révolution en cours dans les sciences contre la compartimentation entre disciplines, etc. Il faut abandonner aujourd’hui le mot de révolution pour penser en terme de métamorphose.

Mais on ne peut rien prédire. On peut simplement dire que quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux et fondamentaux, ce système soit se désintègre, soit s’avère capable de susciter en lui des forces de métamorphose. Regardons ce qui s’est passé dans notre monde à l’origine anaérobique, donc sans oxygène : lorsque les bactéries se sont mises à dégager de l’oxygène, qui était un poison pour la vie, une rouille, qu’est-ce que les nouveaux organismes vivants ont trouvé pour s’en sortir ? Ils ont utilisé l’oxygène dans leur respiration comme détoxifiant de leur propre sérum : le poison est devenu remède.

N.C. : De toutes ces catastrophes annoncées peuvent donc surgir des adaptations conduisant à la métamorphose ?

E.M. : Oui, si ce monde échappe à la mort et à la désintégration, il suscitera, de par cette créativité interne qui lui aura été nécessaire pour survivre, une nouvelle forme de civilisation.

N.C. : En prenons-nous le chemin, en France, par exemple ?

E.M. : Pas tant que la politique continuera d’être à la remorque de l’économie et d’une croissance de plus en plus utopique. En règle générale, il y a un manque total de pensée et d’imagination, et nous continuerons donc d’aller vers notre propre catastrophe. Espérons en un sursaut vital !


Marc de Smedt



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