Émerveillement ordinaire : "La sexualité du tantrika, c’est le rapport de toute la sensorialité avec le monde."

Entretien avec Daniel Odier

Dans Tantra, l’initiation d’un Occidental à l’amour absolu, Daniel Odier racontait sa rencontre et son initiation au tantrisme cachemirien auprès d’une yogini indienne, Devî. Depuis trois ans, il transmet les enseignements de l’école Pratyabhijnâ de la « Reconnaissance spontanée » du Soi.

 

Nouvelles Clés : Tradition indienne d’origine lointaine, voie spirituelle toujours d’actualité, système de pratiques énergétiques et sexuelles : dès que l’on parle de tantrisme, en Occident, la confusion règne... À la lumière de votre expérience, qu’est-ce que le tantrisme ?

Daniel Odier : Le tantra est, pour moi, une voie millénaire et absolue en laquelle chacun est « reconnu » comme ayant en son propre cœur les attributs de la divinité (« Reconnaissance spontanée » : c’est le sens du mot Pratyabhijnâ, l’école dont j’ai reçu la transmission de mon maître cachemirien, la yogini Devî). Le Soi est Shiva, la conscience porte en elle l’essence du divin. La voie consiste à reconnaître cette essence en soi, par l’enseignement ou de manière spontanée.

N. C. : Rien à voir, donc, avec les pratiques ou thérapies sexuelles qui ne cessent de se multiplier sous le nom de « Tantra » ?

D. O. : Pour moi, il n’y a pas de tantra sans transmission et sans lignée qui remonte à la source, et toute la confusion vient de là. Les lignées du « néo-tantra » ne remontent pas en deçà de leurs initiateurs, elles ont une trentaine d’années. Depuis toujours, le mot « tantra » a fasciné, et les écoles les plus étranges s’en sont réclamées. Il y a eu des sectes qui promulguaient le meurtre rituel, comme les fameux Thugs, dont l’origine remonte au Moyen-Âge et qui se transformèrent en guerilleros contre les colons anglais, mais aussi d’autres sectes pour lesquelles le cannibalisme ou la violence contre les brahmanes faisaient acquérir des mérites spirituels... La force du tantra, c’est qu’il balaye toutes les déviances apparues depuis un ou deux millénaires. Les déviances contemporaines sont très « soft » et mineures, en importance si ce n’est en nombre, et si naïves qu’elles se sont toutes accrochées à la sexualité, qui est vraiment le miroir aux alouettes contemporain. Mais on peut comprendre ce désir de transformer une voie millénaire d’une profondeur et d’une subtilité incomparables en « prêt à jouir » spirituel : c’est notre tendance générale actuelle. Elle vient simplement de l’ignorance et de l’absence de filiation. Ceux qui prétendent l’enseigner n’ont même pas eu accès à la partie « sexuelle » des enseignements auxquels ils se croient rattachés, et qui dans la tradition n’est enseignée que de manière exceptionnelle. Elle n’est d’ailleurs absolument pas indispensable, et on peut parcourir toute la voie traditionnelle sans qu’elle ait lieu.Il y a donc un leurre total. Les thérapies sexuelles telles qu’elles sont apparues dans les années soixante ont leur valeur propre, leurs connaissances profondes des mécanismes sexuels et de leurs techniques. Elles n’ont pas besoin du passeport mystique. Pourquoi leur accoler le mot « tantra » ?

N. C. : D’où vient, pourtant, que le tantrisme véhicule une image à ce point associée à la sexualité ?

D. O. : La sexualité du tantrika, c’est le rapport de toute la sensorialité avec le monde. C’est le frémissement (spanda) qui naît lorsque le désir se satisfait de sa propre incandescence en ayant abandonné toute idée d’atteindre un être ou un objet. Il y a alors complétude. Un être qui a besoin de l’autre pour masquer son incomplétude, ou pour la nourrir, ne connaît que des « rapports sexuels », une tentative illusoire d’achèvement qui tient du cannibalisme mutuel et porte en lui de la violence, du désespoir et une certaine forme de désillusion, de beauté tragique, qui est d’ailleurs l’une des matières premières de l’art. Pour celui qui est sur la voie tantrique, l’union sexuelle peut être une manière de jeu merveilleux qui commence à être vécu, par instants de grâce, comme une expérience directe, sans que la pensée différenciatrice s’impose. C’est un jeu passionné sur un terrain accidenté où l’aspirant touche aux limites de son abandon, au surgissement de la pensée, au blocage de la spontanéité, au manque de confiance qu’il peut avoir quant à la sagesse de son propre corps. Lorsque cela peut être vécu de cette manière, c’est une ascèse, car on s’aperçoit très vite de nos limitations, de nos projections, de notre solitude que nous cherchons à masquer au lieu de la vivre. Aller au fond de sa solitude, c’est voir qu’elle est une construction mentale et la faire éclore dans l’expérience non-duelle. Ces jeux nous aident à frôler l’essence des choses et, lorsque la paix profonde de la yogini accomplie touche la paix profonde du yogin, se révèle la puissance de la Shakti qu’on appelle Kundalini. À cet instant, il n’y a pas de dualité, pas de début, pas de fin, pas de « rapport », mais un frémissement qui, comme l’amour, ne saurait naître, atteindre son acmé puis disparaître. Lorsqu’il y a sexualité, il n’y a plus d’espace-temps. Il ne s’agit pas de transcender le désir mais, au contraire, de le porter à une telle incandescence qu’il inclut « l’autre » dans son propre frémissement.

N. C. : On parle souvent de « voie de la main droite » et « voie de la main gauche ». Qu’en est-il de cette distinction ?

D. O. : Dans les réunions tantriques, au Cachemire, les adeptes qui pratiquent le rituel sexuel sont placés à la gauche du maître, les autres à sa droite. Comme ils sont assis en cercle, il y a un moment où la gauche n’est plus différente de la droite... Par extension, ceux qui pratiquent les trois M, c’est à dire consomment de la viande (mâmsa) à l’occasion, de l’alcool (madya) ou des substances hallucinogènes, et pratiquent l’union sexuelle (maithuna) sont considérés comme pratiquants de la main gauche. Mais, plus généralement, on peut dire qu’un maître authentique pratique avec l’intégralité de ce qui est, et que, même sans avoir reçu de transmission sexuelle, on peut être considéré comme pratiquant de la main gauche lorsque les sentiments violents sont intégrés à la voie. Même le maître le plus doux sera, à l’occasion, un maître de la main gauche, lorsqu’il faudra que le disciple affronte sa peur fondamentale. Fondamentalement, ce sont des divisions d’universitaires puritains qui se servent de cette dualité pour condamner la voie de la main gauche. Ces divisions ne correspondent pas à la réalité.

N. C. : Vous-même, vous avez reçu cette initiation à maithuna. Vous l’évoquez dans votre livre. La transmettez-vous ?

D. O. : Je ne me sens pas encore la capacité de la transmettre, car je sais ce qu’elle est en réalité. Les vrais chercheurs n’aspirent pas à l’union sexuelle avec celui qu’ils suivent, mais à la conscience du Soi. Je les respecte. Lorsqu’il n’y a ni tabous, ni puritanisme, ni soif de pouvoir, ni prétention à être un maître, ni limite, il n’y a pas de passage à l’acte, tout n’est qu’harmonie, grâce et spontanéité.

N. C. : Quel est le rôle du maître, dans la tradition tantrique ?

D. O. : Dans un sens profond, le maître n’est que le miroir de notre propre liberté fondamentale. Il n’est jamais un intercesseur, il n’a rien à nous donner, nous avons tout en nous. On dit qu’une sadhana commence lorsque le disciple comprend qu’il n’est pas différent du maître. Il n’y a donc jamais d’allégeance. On peut dire que les maîtres tantriques sont là pour faire éclater le syndrome de soumission. Un maître nous pousse à l’examen, à la critique, à la vigilance, à l’irrespect, au non-conformisme, d’autant plus qu’il accepte et montre que le travail est incessant, même pour lui. Aucun maître tantrique ne devrait d’ailleurs se présenter comme un maître, puisqu’il n’a rien à transmettre. Tout est déjà présent chez le disciple. Ce qui se manifeste dans ce rapport, c’est de l’amour sans objet qui dissipe simplement les brumes et les opacités qui nous faisaient croire que quelqu’un allait nous libérer. On se met à l’écho de la spontanéité de celui qui nous accompagne dans cette reconnaissance, pour nous faire goûter à la liberté d’être.

N. C. : Quelles sont les qualités requises pour suivre cette voie ?

D. O. : L’incandescence, la passion, l’acceptation intégrale de ce qui constitue l’être humain, l’ombre et la lumière. L’allergie aux groupes, aux préceptes, à l’obéissance, à la purification, aux croyances de toutes sortes, à tout attrait New Age. Le doute par rapport au maître, l’absence de doute par rapport à ses propres capacités. Le simple désir de ne rien être d’autre qu’un être ordinaire jouissant de l’intégralité de ses capacités au sein d’une société telle qu’elle est. Il n’y a pas de place, dans le tantrisme, pour le surhomme détenteur de secrets et de pouvoirs extraordinaires ; donc pas de place pour le rêve romantique du sacré. Rien que la réalité intégrale.

N. C. : Pas de place, non plus, pour cet autre rêve romantique d’une relation amoureuse « épanouie », « sacralisée » par la pratique tantrique ?

D. O. : Encore une fois, nous avons affaire à un fantasme d’Occidental. La sexualité est, dans l’égalité avec toute autre manifestation de la sensorialité, un lieu de Conscience. D’ailleurs, dans les pratiques du Vijnânabhairava tantra, sur cent-vingt ou cent-trente pratiques, il n’y en a que trois qui concernent maithuna. C’est dire à quel point la sexualité, dans le sens où nous l’entendons habituellement, est intégrée au tout. Pratiquement, il y a un abandon au souffle profond, qui fait qu’il n’y a plus de différence entre maître et disciple. À ce point, l’identité se fête par la Grande Union. Alors, l’orgasme n’a plus besoin de la détente de l’éjaculation, car le tantrika a intégré l’énergie féminine. L’idéal tantrique est celui de l’intégration de la dualité homme-femme dans la plénitude. Shiva est souvent représenté comme un hermaphrodite. Il est capital de bien comprendre qu’on ne dévoile pas la Conscience à coups d’exercices énergétiques, d’agitation, de gesticulations, de danses pseudo-chamaniques et autres friandises du « faire », mais par la lente et douce émergence de l’amour sans objet, qui attend paisiblement que nous cessions de poursuivre l’inatteignable.

N. C. : En quoi la sâdhana du tantrisme peut-elle convenir aux Occidentaux ?

D. O. : Le tantrikâ considère qu’entrer dans la voie, c’est accepter son corps, sa sensorialité, ses émotions et ses pensées comme le lieu même de l’éveil. Mais il considère également que ce noyau de conscience incandescent est sous-jacent à toute manifestation de l’univers. Tout n’est que conscience, pour lui. Sa pratique est donc de laisser affleurer la conscience dans tous les mouvements de la vie, afin que la conscience intérieure et la conscience extérieure s’unifient dans leur réalité commune, et que cesse la perception fallacieuse de la dualité. Cette non-séparation du tantrikâ et de l’univers me paraît merveilleusement adaptée à tous ceux qui sont insatisfaits par les dogmes, les croyances et l’assujettissement à une autorité religieuse. Pourtant, c’est une voie difficile, car elle passe par l’abandon de tous les points d’ancrage et nous, les Occidentaux, en avons beaucoup. Ce n’est surtout pas une voie de facilité, et nous aimons la facilité ; nous aimons tout ce qui nous détourne de notre solitude. C’est une voie théoriquement simple mais pratiquement ardue, parce que non fantasmatique, fondée uniquement sur la Réalité au sein de la société, sans aucune échappatoire, sans possibilité de fuite dans le merveilleux, le rituel, la magie, les vies antérieures, les autres mondes, la métaphysique.

N. C. : Nombre de ceux qui cherchent une voie spirituelle sont motivés par un manque, un vide qu’ils disent ressentir dans leur vie. Ils espèrent un soulagement.

D. O. : La vie est insupportable tant qu’on ne la vit pas. La pratique n’est rien d’autre que la présence à la réalité. Lorsqu’on est présent, la lumière et la joie se dégagent de la banalité même, donc n’importe quelle perception, n’importe quelle émotion, n’importe quelle pensée, n’importe quelle action nous réveille à notre propre plénitude. C’est ce que nous appelons « l’inversion du support ». La vie ne change pas : c’est notre regard qui se modifie.

N. C. : Qu’est-ce que la pratique tantrique a changé dans votre vie ?

D. O. : Je suis passé de l’absence et de l’automatisme généralisé à la présence progressive, donc à la sensibilité toujours plus profonde de ce qui est là, spatial, étincelant, entrecoupé de moments d’absence qui sont considérés comme des préludes au rejaillissement de la Conscience. La culpabilité s’est graduellement éteinte et la spontanéité s’est accrue. Lorsqu’il y a ouverture, je peux accepter mon trouble ou mon absence.

L’émerveillement devant la réalité croît de jour en jour, les contacts sensoriels sont de plus en plus fins, si bien que tout fait entrer en frémissement. Les émotions ne sont plus antagonistes à la voie mais, libérées, elles deviennent au contraire son véhicule. La libre circulation des choses est de moins en moins bloquée par le mental, et la joie jaillit spontanément. L’action est plus immédiate, plus limpide. Il y a plus de lenteur, de grâce, de non-réactivité. La conscience des blocages est rapide, et l’auto-libération des phénomènes plus habituelle.

N. C. : Et dans la relation amoureuse ?

D. O. : Dans la relation amoureuse, ou dans la relation à « l’autre », cet « autre » disparaît en nous comme nous disparaissons en lui, dans le même mouvement. Il n’y a donc plus de projections. Reste l’amour, non de quelque chose ou de quelqu’un, mais l’amour tout court. Disons, plus simplement, qu’il y a une reconnaissance presque constante d’être en vie.

Maithuna, le rituel d’union sexuelle

L’initiation telle que je l’ai reçue est celle du frémissement de tous les sens, qui retournent ainsi à leur demeure qu’est la Conscience. Pour le tantrika, il n’y a pas de différence entre un rapport sexuel génital et le rapport sensoriel que nous entretenons avec la réalité qui nous entoure. Pour lui, l’activité ne mène pas à la Conscience : elle en procède, et y retourne, après s’être unie à l’objet. Rien ne vient de l’extérieur. La Conscience coule telle une source vers le monde, le touche profondément, en son noyau incandescent et frémissant, et revient à la Conscience dans une circulation continue. Maithuna est la reconnaissance que cette liberté est déjà atteinte par l’aspirant, et que le fruit du yoga est mûr. En aucun cas ce n’est un rituel dans le sens d’un acte magique qui permettrait de goûter à un état de plénitude qui nous ferait défaut. Pour prétendre à l’initiation, il faut avoir réalisé que le désir ne saurait se satisfaire d’un objet, et que l’incandescence est ce qui demeure quand le désir de quelque chose est consumé. Le samâdhi frémissant et continu est la porte étroite d’accès à maithuna, car l’union symbolise l’union préalable du tantrika et de l’univers. Beaucoup de maîtres la donnent d’ailleurs par le regard, le rêve lucide, le contact non génital, la voix ou l’esprit.

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Commentaire de Anne le 6 décembre 2015 à 18:34

Il est vrai, Marie, que la Vie est simple : il suffit de la choisir, dans une voie de conscience, présence à soi et au monde, et alors, tout l'angle de vue change... dans la spontanéité vibrante... de l'énergie divine, tantrique, quantique, universelle... comme on voudra l'appeler...

Commentaire de Marie Nelson le 6 décembre 2015 à 16:07

merci Anne, je découvre et je me découvre! Cette lecture est rafraîchissante et, au fond, vraiment très relaxante.

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