"Il y a donc un passage à franchir si nous voulons trouver la vraie force de vie derrière la vie troublée de l'homme frontal. Suivant les spiritualités traditionnelles, ce passage s'accompagne de toutes sortes de mortifications et de renoncements (qui, par parenthèse, exaltent surtout la bonne opinion que l'ascète a de lui-même), mais nous avons autre chose en vue; nous ne cherchons pas à quitter la vie, mais à l'élargir; nous ne cherchons pas à renoncer à l'oxygène pour l'hydrogène, ou vice versa, mais à étudier la composition de la conscience et à voir dans quelles conditions elle nous donnera une eau claire et un fonctionnement meilleur. Le yoga est un plus grand art de vivre, disait Sri Aurobindo. L'attitude de l'ascète qui dit : "Je ne veux rien" et l'attitude de l'homme du monde qui dit : "Je veux cette chose.", sont les mêmes, observe la Mère. L'un peut être aussi attaché à son renoncement que l'autre à sa possession. En fait, tant que l'on a besoin de renoncer à quoi que ce soit, on n'est pas prêt, on est encore jusqu'au cou dans les dualités. Or nous pouvons faire, sans discipline spéciale, un certain ensemble d'observations. Tout d'abord, il suffit de dire au vital : "Renonce à ceci, abandonne cela", pour qu'il soit pris d'une fringale immédiate; ou, s'il accepte de renoncer, c'est qu'il entend bien se payer d'une autre monnaie et, tant qu'il en est, il préférera un grand renoncement à un petit, parce que c'est lui qui fonctionne dans tous les cas, négativement ou positivement - pour lui, les deux côtés sont autant nourrissants l'un que l'autre. Si nous avons démasqué ce simple point, nous aurons saisi tout le fonctionnement du vital, du haut en bas, c'est-à-dire son indifférence totale à nos sensibleries humaines - la souffrance l'intéresse autant que la joie, la privation autant que l'abondance, la haine autant que l'amour, la torture autant que l'extase; dans tous les cas, il s'engraisse. Parce que c'est une Force, et c'est la même force dans la souffrance et dans le plaisir. Ainsi se révèle crûment l'ambivalence absolue de tous les sentiments, sans exception, qui font la délicatesse de notre personnalité frontale. Tous nos sentiments sont l'envers d'un autre, à n'importe quel moment, ils peuvent changer en leur "contraire" - le philanthrope déçu (ou plutôt le vital déçu dans le philanthrope) se fait pessimiste, l'apôtre zélé se retire dans le désert, l'incroyant irréductible devient sectateur et le pur se scandalise de tout ce qu'il n'ose pas faire. (...)
En vérité, nos peines et nos souffrances sont toujours le signe d'un mélange, et donc toujours mensongers. Seule la joie est vraie. Parce que seul est vrai le je en nous qui embrasse toutes les existences et tous les contraires possibles de l'existence. Nous souffrons parce que nous mettons les choses en dehors de nous. Quand tout est dedans, tout est joie, parce qu'il n'y a plus de trou nulle part.
Nous protesterons pourtant, au nom de nos sentiments, nous dirons : "Mais le Cœur?" avec une majuscule. Justement le cœur, est-il lieu plus mélangé? en outre, il s'essouffle vite, et ce sera notre troisième observation. Notre capacité de joie est petite, notre capacité de souffrance est petite, nous sommes vite blasés par les pires calamités, quelle eau n'a pas coulé sur nos grandes peines. Nous pouvons peu contenir de cette grande Force de Vie - nous ne tenons pas la charge, dit la Mère - , juste un souffle de trop et nous crions de joie ou de douleur, nous pleurons, nous dansons, nous nous évanouissons. Parce que c'est toujours la même Force ambiguë qui coule et déborde bientôt. La Force de Vie ne souffre pas; elle n'est pas troublée, pas exaltée, pas méchante, pas bonne - elle est, elle coule immense et paisible. Tous les signes contraires qu'elle revêt en nous, sont seulement des vestiges de notre évolution passée, parce que nous étions petits et séparés, et qu'il fallait bien nous préserver de cette énormité vivante, trop intense pour notre petitesse, et distinguer les vibrations "utiles" des vibrations "nuisibles", les unes s'affectant d'un coefficient positif de plaisir ou de sympathie ou de bien, les autres d'un coefficient négatif de souffrance ou de répulsion ou de mal; mais la souffrance n'est qu'une intensité de trop de la même Force, et le plaisir trop intense se change en son "contraire" douloureux : Ce sont des conventions de nos sens, dit Sri Aurobindo, il suffit de déplacer un peu l'aiguille de la conscience, dit la Mère. Pour une conscience cosmique, dans son état de connaissance complète, tous les contacts sont perçus comme une joie, Ânanda. Seule, l'étroitesse de conscience, l'insuffisance de conscience est la cause de tous nos maux, moraux et même physiques, et de notre impuissance, et de cette sempiternelle tragi-comédie de l'existence. Mais le remède n'est pas de faire dépérir ce vital, comme le voudraient les moralistes, c'est de l'élargir; pas de renoncer mais d'accepter plus, toujours plus, et d'étendre sa conscience. Parce que c'est le sens même de l'évolution. (...)
Derrière ce vital infantile, inquiet, vite épuisé, nous découvrons un vital calme et puissant - ce que Sri Aurobindo appelle le vital vrai - un vital qui contient l'essence même de la Force de Vie sans toutes ses excroissances sentimentales et douloureuses. Nous entrons dans un état de concentration tranquille, spontanée, comme peut l'être la mer sous le jeu des vagues. Et cette immobilité fondamentale n'est pas une atonie nerveuse, pas plus que le silence mental n'est un engourdissement cérébral, c'est une base d'action. C'est une puissance concentrée qui peut mettre en mouvement tous les actes, supporter tous les chocs, même les plus violents et les plus prolongés, sans perdre son repos. Toutes sortes de capacités nouvelles peuvent immerger dans cette immobilité vitale, selon le degré de notre développement, mais d'abord une intarissable source d'énergie - dès qu'il y a fatigue, c'est le signe certain que nous sommes retombés dans l'agitation superficielle. Les capacités de travail ou même d'effort physique sont décuplées, la nourriture et le sommeil cessent d'être la source unique et absorbante du renouvellement des énergies (le sommeil change de nature, nous le verrons, et la nourriture peut être réduite à un minimum hygiénique sans tous les alourdissements et les maladies qu'elle entraîne d'habitude). (...)
Avec l'expérience du yoga, la conscience s'élargit dans toutes les directions - autour, au-dessous, au-dessus - et dans chaque direction à l'infini. Quand la conscience du yogi s'est libérée, ce n'est plus dans le corps, mais dans cette hauteur, cette profondeur, cette étendue infinies qu'il vit toujours. Sa base est un vide infini ou un silence infini, mais dans ce vide ou ce silence, tout peut se manifester, la Paix, la Liberté, le Pouvoir, la Lumière, la Connaissance, la joie - Ânanda."
SRI AUROBINDO ou l'aventure de la conscience Satprem p.92-99
Commentaires bienvenus
Dans ces moments-là, on est branché sur la Source, dans l'authentique de soi, et les mots coulent... de source. Quand cela m'arrive, je le note aussitôt, dans la limpidité de ce qui apparaît comme une sorte de vérité - parce qu'après c'est vite voilé par le mental, et perdu...
(C'est un peu pareil quand on veut noter ses rêves. Il faut le faire rapidement; par la suite, impossible de les rattraper!...)
Cette Conscience et le mental viennent de deux canaux différents, parallèles (c'est pourquoi on parle de "basculement de la conscience")
Quand ils apparaissent simultanément, en méditation, yoga, par exemple, on parle de Conscience-Témoin, qui maîtrise le mental...
Belle soirée, et doux rêves... Nathie,
Bisous,
Nathie, en effet, la conscience du sommeil "rectifie" les pensées déséquilibrées de la journée.
La "partie réservée du mental", qu'on appelle conscience-Témoin, Volonté, est plutôt cette conscience qu'on ressent lorsqu'on est dans le vide mental, en pleine présence : un état de bien-être où tout à coup, on semble extérieur à nos petits soucis du jour, qui à ce moment-là ne nous touchent plus. Et dans cette Conscience, on regarde, comme un Témoin, notre petite personnalité habituelle, avec son petit théâtre, comme si elle nous était étrangère, à ce moment où elle apparaît en arrière-plan, très loin, extérieure à soi... C'est dans ces moments-là qu'on prend les vraies décisions car on est vraiment Soi-même.
Je dirai que tu es vraiment dans le contexte, Nathie!...
Pacifier son "vital", ses émotions, c'est bien être à l'écoute de son corps, de son cœur, de ses sensations : observer, sans commenter... ressentir... tout en respirant en conscience... Cette présence est celle du yoga...
Et c'est dans cet état d'être qu'on est le plus proche de la Source...
Cette année, j'y vais deux fois par semaine... et c'est le meilleur moyen de se diriger vers ce processus que décrit Sri Aurobindo. Après, il n'y a plus qu'à!... continuer à vivre cette présence dans le quotidien : c'est plus difficile, mais il suffit de progresser, selon son rythme, et la paix s'installe...
Merci de nous donner tes impressions!
Coucou les Amies!...
Ces textes sur le chemin intérieur de Sri Aurobindo sont très riches, et nous font réfléchir à notre état d'être en évolution...
Il est vrai que je dissocierai deux sortes de volonté. Ici, je vois plutôt une volonté capricieuse de l'ego - le "vouloir", comme tu le dis Karen - ayant pour but la satisfaction d'un désir - un désir tout personnel... de l'ego, pour me répéter!
Ce vouloir-là est une dualité, et même source de conflit intérieur...
En soi, au pied de la lettre, c'est vrai que le vouloir fait partie de la dualité, puisqu'il s'agit le plus souvent d'une projection sur l'avenir : on n'est pas dans le présent de la non-dualité; le mental se projette dans le futur pour satisfaire des besoins.
Mais il faut bien dire aussi que nous sommes en évolution, incarnés, donc forcément dans la dualité - pour l'instant!... : c'est la condition humaine actuelle. Donc on a forcément des volontés. Et ce n'est pas un péché! d'être dans la dualité. Tout dépend ce qu'on en fait. Et tout dépend du genre de volonté.
La dualité est notre condition; et notre chemin, c'est de la dissoudre pour créer de plus en plus d'Unité... Toutes les blessures de l'enfance... ou antérieures... ont créé cette dualité. Et nous les traversons en conscience, les intégrons, les transmutons dans la Lumière...
Nous avons bien une sorte de Volonté, projetée dans notre futur, pour avancer sur ce Chemin. Cette Volonté, au service de la Conscience, et non de l'ego, nous conduit vers l'Unité.
Je joins un extrait de L'Enseignement de Sri Aurobindo (écrit par lui-même en 1934) - où il évoque cette "volonté consciente".
Mais alors que la Nature a parcouru les étapes précédentes de l'évolution sans qu'il existe, dans la vie végétale et animale, une volonté consciente, en l'homme elle a la possibilité d'évoluer en utilisant la volonté consciente de son instrument. Cette évolution ne peut cependant s'accomplir tout entière par la volonté mentale de l'homme, car le mental, une fois qu'il a atteint un certain point, ne peut plus que tourner en rond. Une conversion, un renversement de la conscience doit s'opérer, grâce auquel le mental se transformera en un principe supérieur. Le moyen d'effectuer ce renversement se trouve dans l'ancienne discipline psychologique du yoga et dans sa pratique. Dans le passé, cette tentative se traduisait par un retrait hors du monde et une disparition dans les hauteurs du Moi ou Esprit. Sri Aurobindo enseigne qu'une descente de ce principe supérieur est possible, descente qui libérera le Moi spirituel, non seulement du monde, mais dans le monde, remplacera l'ignorance du mental, ou sa connaissance très limitée, par une Conscience-de-Vérité supramentale qui sera un instrument digne du Moi intérieur, et permettra à l'être humain de se trouver dynamiquement autant qu'intérieurement, et le fera sortir de l'espèce humaine et de sa condition encore animale et accéder à une espèce plus divine. La discipline psychologique du yoga peut être utilisée à cette fin, car elle ouvre toutes les parties de l'être à une conversion ou transformation qui se fera par la descente et l'action du principe supramental supérieur non encore révélé.(...)
Les principes des anciens systèmes se combinent : la voie de la Connaissance, par le mental qui apprend à discerner entre la Réalité et les apparences, la voie du Coeur, qui est celle de la dévotion, de l'amour et de la soumission, et la voie des Oeuvres, où la volonté se détourne des motifs d'intérêt personnel pour se diriger vers la Vérité et le service d'une Réalité plus grande que celle de l'ego."
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