(13) Le Secret : "Le corps, oui, ... est peut-être justement, paradoxalement, le lieu d'une totalité inconnue de l'Esprit."

Un triple changement de conscience marque donc notre périple sur la terre : la découverte de l'être psychique ou Esprit immanent, la découverte du Nirvana ou Esprit transcendant et la découverte de l'être central ou Esprit cosmique. C'est là probablement, le sens véritable de la trinité Père-Fils-Saint-Esprit dont parle la tradition chrétienne. (...) Mais nous pouvons nous demander s'il n'y a rien au-delà de cette triple découverte, car, si suprême que chacune puisse paraître à l'expérience, aucune ne nous donne l'intégrale plénitude à laquelle nous aspirons, du moins si nous considérons que la terre aussi et l'individu doivent faire partie de cette plénitude. De fait, si nous découvrons l'être psychique, c'est une grande réalisation, nous prenons conscience de notre divinité, mais elle est limitée à l'individu, elle ne brise pas les murs personnels où nous sommes enclos; si nous découvrons l'être central, c'est une très vaste réalisation, le monde devient notre être, mais nous perdons du même coup notre individu, car il serait tout à fait erroné de penser que c'est M. Dupont qui est assis au milieu de sa conscience cosmique et qui jouit du coup d'œil - il n'y a plus de M. Dupont; et si nous découvrons le Transcendant, c'est une très haute réalisation, mais nous perdons à la fois l'individu et le monde - il n'y a plus que Cela à jamais en dehors du jeu. (...) Il ne nous suffit pas de trouver notre centre individuel sans la totalité du monde, ni la totalité du monde sans notre individu - "je ne veux pas être le sucre, s'écriait le grand Ramakrishna, je veux manger le sucre!" Dans ce monde chaotique, harcelant, où il faut devenir, agir, faire face, nous avons besoin d'être. Sans cet être, notre devenir s'éparpille dans la cohue. Mais sans ce devenir, notre être s'évanouit dans un Zéro béatifique. Et sans individu, que nous importent les merveilleuses réalisations, puisqu'il n'y a plus de nous. C'est cette contradiction-là qu'il faut résoudre, pas en termes philosophiques, mais en termes de vie et de pouvoir d'action. Jusqu'à présent, ce chemin réconciliateur semble inexistant ou inconnu, c'est pourquoi toutes les religions et toutes les spiritualités ont placé le Père transcendant au sommet de la hiérarchie, en dehors de cette malencontreuse histoire, et nous invitent à chercher ailleurs, la totalité à laquelle nous aspirons. Pourtant, l'intuition nous dit que si, nous, êtres dans un corps, aspirons à la totalité, c'est que cette totalité est là, c'est qu'elle est possible dans un corps, sinon nous n'y aspirerions pas; ce que nous appelons "imagination" n'existe pas - il n'y a pas d'imaginations, il n'y a que des réalités différées ou des vérités qui attendent leur heure. Jules Verne, à sa façon, en témoigne. N'y a-t-il donc pas une autre découverte à faire, un quatrième changement de conscience qui changera tout?

Dans sa cage de fer au milieu du prétoire, Sri Aurobindo était arrivé au bout du chemin; tout à tour, il avait réalisé l'Immanent, le Transcendant, l'Universel - cette cage n'enfermait plus guère qu'un corps : il était partout où il voulait dans sa conscience. Mais peut-être se souvenait-il d'un individu Aurobindo qui, depuis Cambridge et les années d'Occident, n'avait cessé d'amasser de la conscience dans ce corps, et voilà que la Conscience infinie était là, mais que ce corps restait un corps parmi des millions d'autres soumis aux mêmes lois de la Nature, continuant d'avoir faim ou soif, peut-être, et d'être malade à l'occasion, comme tous les autres corps, et de s'avancer lentement, mais sûrement, vers la désintégration. La conscience est vaste, lumineuse, immortelle, mais en dessous, tout continue. Et puisqu'il voyait clair, puisqu'il n'était pas dupe de tous les masques que surajoutent la morale et la décence, il voyait peut-être aussi, dans le subconscient, la grimace animale sous la Conscience infinie, et la crasse matérielle intacte sous la belle auréole - en dessous, tout continue, rien n'est changé. Peut-être voyait-il encore tous ces autres lui-même, derrière la cage, qui continuent de juger et de haïr, de souffrir - qui est sauvé? rien n'est sauvé si tout n'est sauvé! Et que faisait cette Conscience infinie pour tout ce monde, son monde? elle voit, elle sait, mais que peut-elle? Ne s'était-il pas mis en route, un jour à Baroda, pour agir, pour pouvoir? Et il regarde partout dans sa conscience infinie, il a la joie immense au-dessus - la joie rit nue sur les pics de l'Absolu - mais que peut sa joie si l'au-dessus n'est pas partout en dessous? - en dessous, tout continue, tout souffre, tout meurt. Il n'écoutait même pas les juges, il ne répondait pas aux questions dont dépendait sa vie pourtant, il entendait seulement la Voix qui répétait : Je guide, ne crains rien. Occupe-toi du Travail pour lequel je t'ai amené en prison, et Sri Aurobindo gardait les yeux clos dans sa cage, il cherchait. N'y avait-il pas une totalité d'en haut qui soit la totalité d'en bas aussi? La route était-elle donc finie avec cette impuissance dorée? Quel sens avait tout ce voyage?

L'âme qui pour quelque inexplicable raison  était descendue dans cette Matière, ou plutôt devenue cette Matière, évolue lentement au cours des âges; elle grandit, s'individualise à travers ses sens, son mental, ses expériences, elle se rappelle de plus en plus sa divinité perdue ou submergée, sa conscience au milieu de sa force, puis se retrouve et revient enfin à son Origine, transcendante et nirvanique, ou cosmique, suivant sa destinée et ses goûts. Toute cette histoire n'était-elle donc qu'un long et laborieux transit du Divin à travers l'obscur purgatoire de la Matière? Mais pourquoi ce purgatoire, pourquoi cette Matière? Pourquoi être jamais entré là-dedans si c'est pour en sortir? On dira que les béatitudes cosmiques ou nirvaniques de la fin valent bien tout le tracas qu'on s'est donné; peut-être, mais en attendant, la terre souffre; nous rayonnons là-haut dans nos béatitudes sublimes, mais les tortures, les maladies, la mort prolifèrent et s'engraissent - notre conscience cosmique ne fait pas un atome de différence pour le destin de la terre, et encore moins notre Nirvana. On dira que les autres n'ont qu'à en faire autant et à se réveiller aussi de leur erreur - très bien, mais encore une fois, pourquoi la terre si c'est simplement pour se réveiller de l'erreur de la terre? Nous disons "la chute", nous disons Adam et Ève ou quelque absurde péché qui a gâté ce que Dieu avait si bien fait à l'origine - mais tout est Dieu! le serpent du paradis, s'il en fut, était Dieu, et Satan et ses Pompes et ses Œuvres, il n'y a que Lui! serait-Il donc si maladroit qu'Il tombe sans s'en apercevoir, ou si impuissant qu'Il  souffre sans le vouloir; ou si sadique qu'Il joue à faire erreur pour avoir la béatitude de sortir de Son erreur? la terre n'est-elle donc qu'une erreur? Car si cette terre n'a pas un sens pour la terre, si la souffrance du monde n'a pas un sens pour le monde, si c'est seulement un champ de transit pour se purger de quelque absurde faute, alors rien ni personne, aucune béatitude extrême, aucune extase finale, n'excuseront jamais cet inutile interlude - Dieu n'avait pas besoin d'entrer dans la Matière si c'est pour en sortir, Dieu n'avait pas besoin de la Mort ni de la Souffrance ni de l'Ignorance, si cette Souffrance, cette Mort et cette Ignorance ne portent en soi leur sens, si cette terre et ce corps en fin de compte, ne sont pas le lieu d'un Secret qui change tout et non l'instrument d'une purge et d'une fuite. 

(...)

Le corps, oui, qui tout d'abord n'avait semblé qu'un obscur instrument de libération de l'Esprit, est peut-être justement, paradoxalement, le lieu d'une totalité inconnue de l'Esprit : Ce qui semble n'être qu'instrumental est, en vérité, la clef s'un secret sans lequel ce qui est fondamental ne dévoilerait pas tout son mystère. "Occupe-toi du Travail", disait la Voix, et ce Travail n'était point de nager dans les béatitudes cosmiques mais de trouver ici-bas, dans ce corps et pour la terre, une voie nouvelle qui réconcilierait dans une seule et même conscience, la liberté du Transcendant, l'immensité vivante du Cosmique et la joie d'une âme individuelle sur une terre accomplie et dans une vie plus vraie. Car le vrai changement de conscience, dit la Mère, est celui qui changera les conditions physiques du monde et en fera une création nouvelle.

(...)

L'entreprise peut nous paraître grandiose, ou fantastique, mais seulement parce que nous voyons à l'échelle de quelques décades; elle serait tout à fait conforme à la ligne évolutive. Si l'on considère, en effet, que tout ce devenir terrestre est un devenir de l'Esprit dans les formes, que toutes ces naissances humaines sont une croissance de l'âme ou de l'Esprit dans l'homme, on peut douter que l'Esprit se contente toujours de l'étroitesse humaine, de même qu'on peut douter, le voyage terminé, qu'Il veuille simplement retourner dans sa Gloire et sa joie supra-terrestres, d'où, après tout, Il n'avait pas besoin de sortir - La Lumière est là, éternelle, elle est déjà là, elle est toujours là, immuable, ce n'est pas une conquête pour Lui! Mais la Matière, voilà un ciel à bâtir. Peut-être veut-Il connaître cette même Gloire, justement, et cette joie en des conditions apparemment contraires aux siennes, dans une vie assiégée par la mort, l'ignorance, l'obscurité, et dans l'innombrable diversité du monde, au lieu d'une blanche unité? Dès lors, cette vie et cette Matière auraient un sens; ce ne serait plus un purgatoire ou un vain transit vers l'au-delà, mais un laboratoire où, peu à peu, à travers la Matière, la plante, l'animal, puis l'homme de plus en plus conscient, l'Esprit élabore le surhomme ou le dieu.

(...)

Les sommets du mental ou du cœur, pas plus que les sommets cosmiques, ne nous apportent la clef de l'énigme et le pouvoir de changer le monde; un autre principe de conscience est nécessaire. Mais un autre principe sans solution de continuité avec les précédents, car s'il y a rupture de la ligne ou perte de l'individu, nous retombons encore dans les éclatements cosmiques ou mystiques, sans lien avec la terre. Certes, la conscience de l'Unité et la conscience transcendante sont les bases indispensables de toute réalisation (sans elles, autant construire une maison sans fondations) mais elles doivent être acquises par d'autres voies qui respecteront la continuité évolutive - il faut une évolution, non une révolution. En somme, il s'agit d'en sortir sans en sortir. Au lieu d'une fusée qui va s'anéantir dans le soleil, il faut une fusée qui harponne le Soleil de la conscience suprême et ait le pouvoir de la faire redescendre en tous points de notre conscience terrestre : La connaissance ultime est celle qui perçoit et accepte dieu dans l'univers autant que Dieu par-delà l'univers, et le yoga intégral, celui qui, ayant trouvé le Transcendant, peut revenir dans l'univers et posséder l'univers, gardant à volonté le pouvoir de descendre autant que de monter la grande échelle de l'existence. Ce double mouvement d'ascension et de descente de la conscience individuelle constitue le principe de base de la découverte supramentale.

SRI AUROBINDO ou l'aventure de la conscience     Satprem   (p.191-202)

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Commentaire de Anne le 15 Janvier 2016 à 12:00

- "La première étape est la réalisation psychique ou découverte de l'âme."

L'"Être psychique", l'Âme - ou "Esprit immanent" - Centre individuel de l'être, est relié au Divin, mais se limite à l'individu. 

C'est l'être conscient au centre du moi, l'être éternel, "petite lumière de la grande Lumière", par laquelle nous prenons conscience de notre divinité.

(article 9)

- La découverte du Nirvana ou Esprit transcendant apporte une Paix indicible, l'Absolu, comme un Vide de Silence et d'Énergie. Mais elle est coupée du monde et de l'individu, hors de la vie. C'est un Infini statique.

Cet état de béatitude donnant accès à l'au-delà n'est pas une fin, mais plutôt le point de départ de nouvelles expériences, qui intégreront dans une même Réalité, la vérité du monde et la vérité de l'au-delà, dans une fusion Matière-Esprit.

(article 11)

- C'est du Vide mental qu'émergent "les innombrables niveaux d'un Infini dynamique." L'Esprit et le monde ne sont pas séparés. "Nous avons besoin de totalité parce que nous sommes la Totalité."

L'"Être central", l'Esprit - ou "Esprit cosmique" - Centre cosmique de l'être, est relié au monde divin, mais il est coupé de l'individu. 

Il est en tous points : il n'y a plus d'ego, plus d'espace-temps. C'est la Conscience d'une Personne universelle.

(article 12)

Mais la vie spirituelle authentique, dans son évolution, est centrée sur la Totalité.

Cette Vision, basée sur l'Expérience directe, de Sri Aurobindo est aujourd'hui démontrée par la Science quantique d'un visionnaire comme Nassim Haramein)

L'évolution de la conscience, derrière l'évolution des espèces, doit aboutir à une réalisation individuelle et collective sur la Terre.

"N'y a-t-il donc pas une autre découverte à faire, un quatrième changement de conscience qui changera tout?"

Un nouveau changement de conscience doit transformer la Matière, transformer le Corps, transformer le Monde... et créer une Humanité habitée par l'Esprit... 

Nous y sommes...

Commentaire de Anne le 13 Mars 2014 à 15:04

Il faut une fusée qui harponne le Soleil de la conscience suprême et ait le pouvoir de la faire redescendre en tous points de notre conscience terrestre.

Quelle image visionnaire!...

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