Le métier de pêcheur n'est pas toujours facile et, sans un peu de chance, il arrive que ces travailleurs de la mer ne soient guère payés de leur peine. Ainsi, un brave père de famille de la côte Adriatique, proche de la pointe de Samana, avait-il bien du mal à nourrir ses cinq enfants. Jamais la pêche n'était vraiment abondante, et il arriva même un moment où il resta dix jours sans prendre le moindre poisson.
"Tout cela est très injuste, disaient les gens de son village, car il est le plus travailleur et il connaît son métier mieux que personne."
On le plaignait beaucoup, mais, comme tout le monde était pauvre, personne ne se trouvait en mesure de lui venir en aide. Ses enfants avaient faim, et sa femme qui n'était pas très solide ne pouvait que laver un peu de linge pour gagner de quoi acheter du pain.
Le brave homme eût bien fait un autre métier, mais il ne trouvait pas d'embauche. Et puis, parce qu'il aimait la mer, il espérait toujours qu'elle finirait par se montrer généreuse avec lui.
Un jour que le Roi passait par là, il entendit les enfants qui criaient famine. Il se renseigna, on lui dit combien ce pêcheur fort méritant jouait de malchance, et ce roi riche et bon décida de l'aider.
"Je veux faire quelque chose pour toi, lui dit-il, mais je tiens absolument à ce que tu restes pêcheur. Tu vas continuer ton métier et, chaque fois que tu apporteras quelque chose dans ton filet, tu viendras l'apporter sur le plateau de ma balance. Dans l'autre plateau, je mettrai le même poids en sequins d'or, et cet or sera pour toi."
De nouveau plein de courage et d'espérance, le pêcheur reprit la mer. Trois jours passèrent, trois jours et trois nuits sans une minute de repos. Trois jours et trois nuits à ramer, à lancer son filet, à le ramener sans qu'il vît l'ombre d'un poisson.
"Je suis maudit ! se lamentait-il. Nous mourrons tous de faim."
Le pêcheur épuisé rentra au port, mais avant d'amarrer sa barque, il lança son filet une dernière fois. Lorsqu'il le retira, il n'y trouva qu'une feuille de chêne déjà bien abîmée par l'eau salée. Il allait la jeter lorsqu'un camarade lui dit :
"Que risques-tu à la porter au Roi ? il n'a pas parlé de poisson, il t'a dit de lui porter tout ce que te ramènera ton filet.
- Il va croire que je me moque de lui, et peut-être même me fera-t-il jeter en prison ?
- Non, il ne le fera pas. C'est un bon roi. Et je suis tout disposé à témoigner que tu as bien pêché cette feuille."
Le pêcheur était tellement désespéré qu'il mit la feuille dans sa poche et prit le chemin du palais royal.
Lorsque le roi le vit arriver avec sa prise, il se mit à rire.
"Mon pauvre ami, fit-il, cette feuille est si légère qu'elle ne fera même pas bouger d'un cheveu le fléau de ma balance. Mais enfin, puisque tu es venu jusque-là, tentons tout de même l'expérience."
Le pêcheur posa sa feuille sur le plateau qui tomba comme si on l'eût chargé de plomb. Et le trésorier du roi commença de poser des sequins sur l'autre plateau. A haute voix, un secrétaire comptait.
"Un sequin, deux sequins, trois sequins..."
La balance ne bougeait toujours pas. Et il fallut soixante sequins pour faire monter enfin le plateau où se trouvait la feuille.
Le pêcheur s'en alla avec les pièces et le roi, qui n'en revenait pas, garda la feuille. Tous les savants du royaume furent invités au palais où ils demeurèrent longtemps à examiner cette feuille de chêne si étrange. Ils se livrèrent à toutes les analyses que la science pouvait permettre et, en fin de compte, ils furent bien obligés de reconnaître que cette feuille n'avait d'autre particularité que son poids.
Bien entendu, le pêcheur que l'on soupçonnait de magie fut interrogé, mais les enquêteurs, qui étaient des juges honnêtes, déclarèrent qu'il était beaucoup trop naïf pour être magicien.
Lui-même ne savait rien. Il ne pouvait rien savoir, car il n'avait pas assez de mémoire pour se souvenir des moindres détails de sa vie d'enfant.
C'était pourtant dans sa plus tendre enfance que dormait le secret de cette feuille. Car le pêcheur n'avait guère que trois ou quatre ans lorsqu'un laboureur, voisin de son père, avait déraciné et jeté sur le chemin un jeune chêne né en bordure de son champ. L'enfant l'avait ramassé ce tout petit arbre et l'avait planté en un endroit où personne ne cultivait le sol. Reconnaissant, le chêne, qui avait grandi en toute liberté, avait saisi cette occasion de remercier celui à qui il devait la vie.
Et sans doute parce qu'il détenait le pouvoir de conjurer le mauvais sort, il s'arrangea pour que le pêcheur ne retire plus jamais de l'eau un filet vide.
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