Laissez s’exprimer l’enfant pour libérer l’adulte

Pour mieux se connaître, il est important de réveiller sa part d’enfance. Une étape essentielle pour découvrir les plaisirs de la maturité, rappelle la psychanalyste Kathleen Kelley-Lainé.

Peter-Pan-Disney

Psychologies : Pour quelle raison nos souvenirs d’enfance ont-ils une telle intensité ?

Kathleen Kelley-Lainé : Je crois qu’ils ont la saveur particulière des premières expériences. A tout âge, la « première fois » (premier amour, première rupture) marque plus que les suivantes. En plus de ça, l’enfance laisse des traces sensorielles. Lorsque nous venons au monde, nous sommes informés et littéralement formés – modelés – par le bain de parfums, de sons, de lumière dans lequel nous grandissons.

Une épice, une mélodie, un mot ont le pouvoir de nous ramener en enfance comme vers un paradis perdu. Ce qui reste dans nos mémoires, ce sont aussi des souvenirs forts de grandes frayeurs, de chagrins dramatiques, de bonheurs un peu idéalisés. Ils correspondent en général à des événements qui ont dépassé l’entendement de l’enfant que nous étions ou qui ont provoqué une excitation pulsionnelle qu’il n’a su contenir. L’expérience n’a pu donc être totalement « digérée » psychiquement et reste déformée dans notre souvenir.

Nous conservons aussi des traces inconscientes…

Notre psychisme se protège de ce qui lui fait violence : il rejette, occulte, oublie. Ainsi, certains de nos souvenirs constituent des « souvenirs-écran » : ils sont mis en lieu et place de souvenirs plus conflictuels, qu’il a fallu enfouir dans les profondeurs de l’inconscient.

On voit beaucoup ça sur le divan de l’analyste : des adultes qui fonctionnent bien par ailleurs, mais qui ont dû refouler toute une partie de leurs peurs, de leurs désirs ou de leur agressivité pour survivre psychiquement. Et tout ça reste tapi comme un monstre à l’intérieur d’eux-mêmes, comme un enfant sauvage qui surgit parfois avec une avidité, une rage ou un chagrin intacts.

Tant qu’on ne trouve pas la source de ses tourments, ce petit enfant est très difficile à apaiser.

Est-ce toujours l’enfant en nous qui se confie au thérapeute ?

Dans la plupart des cas, c’est effectivement lui qui s’exprime, sans que l’adulte qui consulte en soit forcément conscient. Mais on voit bien que ce qui l’empêche d’avancer, d’aimer ou de construire est lié à son enfance. Alors il faut aider l’enfant à prendre sa place dans le passé pour libérer l’adulte. Ce n’est pas toujours facile, parce que beaucoup de gens ont peur de toucher à leur part d’enfance. Ils craignent de manière inconsciente que cela n’aboutisse à la tuer.

Or, dans l’analyse, il ne s’agit pas de renoncer complètement à l’enfant que l’on a été, mais de négocier avec lui pour qu’il nous laisse tranquille. Il faudra tenter de satisfaire ou de renoncer à certains de ses besoins, de défaire ou de resserrer certains liens. C’est un travail qui nécessite du temps mais qui porte ses fruits.

Pourquoi certains d’entre nous ont-ils si peur de grandir ?

De fait, nous sommes tous très attachés à notre enfance. Soit parce qu’elle laisse de merveilleux souvenirs que nous préférons à la réalité, soit parce qu’elle a été si terrible qu’elle continue de nous hanter. Mais bien sûr, cela n’empêche pas les uns de devenir adultes quand d’autres restent de grands enfants. Je crois qu’il y a une multitude d’explications à la peur de grandir. Il y a bien sûr le spectre de la mort qui se rapproche à mesure que nous vieillissons. Il y a surtout la peur de ce que signifie le fait d’être adulte.

Être adulte, c’est être autonome, responsable. C’est surtout être capable de faire des choix, c’est-à-dire de renoncer à tout avoir, à tout pouvoir, à être aimé de tous. Or la société dans laquelle nous vivons valorise l’infantilisme. Elle nous maintient dans des illusions de toute-puissance : grâce à l’argent, je peux être le plus beau, le plus fort, je peux obtenir de l’autre qu’il comble tous mes désirs. En évacuant toute frustration et toute soif, la société de consommation nous prive peu à peu de la possibilité de grandir.

Des thérapeutes préconisent de retrouver l’enfant en soi pour développer sa créativité. Qu’en pensez-vous ?

Si cela signifie garder la capacité de jouer, je suis d’accord. Mais je crois que la création est aussi une affaire d’adultes. Les enfants ont beaucoup de spontanéité, mais ils s’éparpillent. Or pour créer, il faut également travailler pour approfondir son univers et sa technique. Il faut une capacité de symboliser, une liberté de penser, une aisance d’expression que n’ont pas les enfants. Je trouve terrible que l’état d’adulte soit devenu péjoratif à ce point.

A mon sens, les plaisirs de la maturité sont infiniment plus intéressants que ceux de l’enfance. Si l’on reste dans l’assouvissement de besoins primaires comme la société actuelle nous le propose, c’est l’ennui et la dépression à coup sûr. Devenir adulte, ce n’est pas attendre d’être rempli de l’extérieur, c’est aussi avoir besoin de donner, d’aimer, d’être utile. C’est être dans la profondeur, la transformation, la pleine expression de soi.

Que retrouve-t-on de sa propre enfance en devenant parent ?

Tout un ensemble de désirs et d’angoisses qui, pour la plupart, restent inconscients, mais qui apparaissent, par exemple, dans la manière dont on interprète les pleurs de son enfant ou dans les soins qu’on lui prodigue. Mais ce qui ressurgit avec la plus grande « viscéralité », ce sont les enjeux vécus dans la fratrie.

Notre mémoire a tendance à édulcorer la jalousie, la haine, la peur de l’abandon que tous ceux qui ont des frères et sœurs connaissent dès leur plus jeune âge, mais ces expériences laissent dans notre psychisme des cicatrices très profondes, qui se réveillent quand naissent nos enfants. On voit ainsi de jeunes papas qui se sentent délaissés, qui se mettent en rivalité avec le bébé, ou des mamans qui ont le sentiment que le petit leur prend tout et ne leur laisse rien. Ce sont des réminiscences archaïques.

Écouter l’enfant en soi nous permet, dans une certaine mesure, de donner mieux que ce que nous avons reçu. Mais parfois, il se superpose à l’enfant qui naît. Mieux vaut s’occuper de lui avant de le faire subir à nos propres enfants.

Laurence Lemoine

La tristesse de Peter Pan

Les héros des contes plaisent aux enfants et inspirent les psychanalystes. Kathleen Kelley-Lainé s’est penchée sur les aventures de Peter Pan pour mettre à jour la détresse du petit garçon « gai, innocent et sans cœur ». En évoquant sa propre enfance et son exil de Hongrie après la Seconde Guerre mondiale, l’auteur explique comment l’enfant triste qui ne peut pas pleurer choisit de ne pas grandir pour échapper à son destin d’adulte. S’il semble ne rien ressentir, c’est qu’il s’est envolé avec sa tristesse vers un lieu inaccessible, l’île du « Jamais-Jamais ». Avec une grande sensibilité, elle montre combien les grands enfants cachent de grandes douleurs.

Peter Pan ou l’Enfant triste de Kathleen Kelley-Lainé Editions Calmann-Lévy

Petits Contes cruels de la mondialisation de Kathleen Kelley-Lainé et Dominique Rousset. Avec une pertinence glaçante, une psychanalyste et une journaliste économiste dépeignent le monde globalisé comme un monde infantile où de gros bébés repus soumettent les populations au seul projet qu’ils puissent former : consommer, Editions Bayard

Source : tarot psychologique

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