Laisser parler l’enfant en nous n’est pas forcément régresser. C’est d’abord retrouver la fraîcheur et l’intensité de nos premières années. Pour mieux s’épanouir.

Enfants et ballons

Il y a quelques années, une pub pour un parc aquatique était sur tous les écrans de cinéma : au milieu d’une nuée d’enfants qui piaillaient en descendant un toboggan géant, on apercevait un homme bedonnant, la bonne cinquantaine, le bonnet de bain vissé sur les oreilles.

« Cet homme était encore il y a une heure Jean-Bernard S., PDG redouté par ses deux mille collaborateurs », disait une voix off. Oui, celui-là même qui se bidonnait et glissait sur l’eau en faisant mille grimaces était aussi, à d’autres heures, un adulte responsable, productif, rigoureux. Ce parc aquatique qui avait le pouvoir de réveiller ce qui reste d’enfantin en lui, n’était-ce pas l’Éden ?

Voilà un point au moins sur lequel publicité, d’une part, et psychothérapie, littérature, art, d’autre part, s’accordent : la part d’enfance en nous est comme une manne. C’est l’alpha et l’oméga de notre existence, une terre d’origine décisive, un pays que nous avons besoin de revisiter pour remettre de la fraîcheur dans nos vies, éprouver à nouveau des sensations perdues : l’innocence, la fantaisie, la légèreté, la spontanéité.

Pour certains artistes et créateurs, c’est clairement une source de créativité. Mais n’en est-il pas de même pour la plupart d’entre nous ? Retrouver nos regards d’enfants dans nos vies d’adultes, n’est-ce pas une grâce qui peut nous réveiller, nous secouer, nous replonger dans
plus d’intensité ?

Demandez autour de vous et vous en aurez sûrement confirmation : c’est souvent par le goût, le toucher, l’odorat que l’enfance se représente à nous. Un retour qui s’opère pour Marc, 46 ans, quand il « joue au baston » avec son fils et n’est plus que corps, peau, force en action. Pour Marthe, 55 ans, lorsqu‘elle court en pleine nature et sent le vent sur son visage. Pour Pierre,
22 ans, quand, buvant un chocolat chaud, la mousse se dépose au coin des lèvres et lui rappelle ses vacances à la montagne.

Comme Marcel Proust, nous avons tous une ou plusieurs madeleines capables de nous brancher sur ces plaisirs entiers, ces joies sans mélange des premières années. Des moments gratuits, que nous ne maîtrisons pas, et qui sont pourtant essentiels pour s’épanouir… et grandir.

« Croître psychiquement, c’est avoir une tranquillité suffisante pour accueillir l’enfant que l’on a été, explique le psychiatre Philippe Jeammet. C’est assumer progressivement une certaine continuité sans jamais se couper de sa vulnérabilité première. »

Distinguer l’enfance de l’infantilisme

Aussi faut-il s’entendre sur l’expression « accueillir l’enfant que l’on a été ». A l’heure des soirées « Casimir gloubi-boulga » pour trentenaires nostalgiques, des candidats « jamais sans mon doudou » présentés par certaines émissions de télé-réalité, on pourrait croire qu’il suffit de se travestir en brassière et couche-culotte ou d’entonner une comptine pour se reconnecter à cet âge délicieux. Or, pour certains thérapeutes, ces attitudes visant à singer l’enfant reviennent surtout à célébrer l’immaturité.

« Dans ces représentations, succédanés de l’enfance, il peut y avoir confusion entre l’enfant idéal, qui ne grandira pas, et le retour authentique à la fraîcheur des premières années », commente Muriel Mazet, psychothérapeute. Dans notre panthéon moderne, c’est alors Peter Pan qui triomphe, l’enfant qui ne veut pas grandir.

Sa silhouette aérienne, son esprit malicieux (essentiellement égoïste) habitent sûrement chacun d’entre nous ; mais chez certains, les attitudes infantiles qu’il incarne dominent, pouvant gâcher toute une vie. Car l’infantilisme a plusieurs visages : égocentrisme, dépendance, désir de toute-puissance, frustration, incapacité à différer le plaisir…

Autant de stades de l’évolution psychique que l’on aurait pu dépasser, mais qui sont devenus des points d’ancrage impossibles à quitter.

Oser retourner vers soi

Cet enfant tyrannique et impatient, nous le rencontrons le plus souvent au cours d’une thérapie. A la suite de la psychanalyse freudienne, qui, la première, a évoqué les empreintes de l’infantile en nous, la plupart des théories psychologiques nous invitent en effet à chercher dans les premières années de notre vie la cause de nos difficultés à l’âge adulte. Cela ne se fait pas sans douleur, ni réticences. Certains passent de longs mois face à leur psy ou sur le divan sans parvenir à retrouver les souvenirs tant attendus.

« Dans un premier temps, beaucoup de patients ne parviennent pas à côtoyer l’enfant qu’ils ont été parce que certaines blessures ont comme recouvert les souvenirs plus agréables », explique Muriel Mazet. Une analyse que confirme le psychiatre Philippe Jeammet :

« A l’adolescence, certains se sont rigidifiés psychiquement pour passer plus vite à l’âge adulte, remarque-t-il. Désormais, ils répriment par exemple toute fantaisie ou toute vulnérabilité, parce qu’ils considèrent qu’il est humiliant de paraître faible et petit. »

Les conséquences d’un tel refoulement peuvent être dramatiques, notamment lorsqu’ils deviennent eux-mêmes parents : un père incapable d’exprimer la moindre tendresse à ses enfants ne s’est réveillé que le jour où l’un d’eux a fugué. « Les émotions refoulées sont comme autant de bombes à retardement, commente le psychiatre : elles se manifestent sous forme de ruptures brutales dans la famille, le couple ou au travail… »

Au fur et à mesure des séances, une fois que les événements ont été pensés, parlés, que les douleurs ont été cicatrisées, les patients désirent peu à peu retrouver le « meilleur » de leur enfance et deviennent capables de le faire. Certaines approches, comme celles de « l’Enfant intérieur » aux États-Unis, parlent alors d’un processus de « re-parentage » : il s’agit, à l’âge adulte, de retourner psychiquement vers l’enfant que l’on a été pour le cajoler, mettre des mots sur ses souffrances et libérer le potentiel joyeux en soi.

Car, rappelle l’écrivain Marie-Louise Audiberti, « l’enfant est en communion avec le grand Tout, alors que l’adulte est souvent abandonné par les choses et les gens, séparé. Pris dans le somnambulisme quotidien, il oublie parfois qu’il vit : cet escalier, je l’ai monté sans m’en rendre compte ; cette personne, je lui ai parlé sans la voir. L’enfant est toujours dedans, une table est une table, et ni la joie ni le chagrin n’ont de fin. » Cette intensité de vie est sans doute toujours à notre portée. Pourquoi ne pas tenter de la contacter à nouveau ?

Pascale Senk

A lire :

L’Enfant qui a mal de Muriel Mazet. Pour apprendre à distinguer les blessures essentielles au développement de la personnalité de l’enfant, et celles dont il faut le protéger Desclée de Brouwer, 2003

Écrire l’enfance de Marie-Louise Audiberti. En s’appuyant sur les extraits d’œuvres littéraires de grands écrivains du XXe siècle, une romancière explore les domaines de l’enfance : école, parents, rêves… Autrement, 2003

Guérir son enfant intérieur Moussa Nabati, Fayard, 2006
Prendre soin de l’enfant intérieur Thich Nhat Hanh Belfond


Source : tarot psychologique

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