Bonjour.

Je ne suis pas l'auteur de cet article, c'est Loris PETRIS qui l'a écrit, et j'ai trouvé ce texte intéressant, empli de cette sagesse orientale qui nous fait tant défaut chez nous, Sagesse si agréable à lire, à relire et à découvrir.

Bonne lecture.

le sabre et la violence

Larvaire ou déclarée, parfois débridée mais toujours menaçante, la violence est une constante de la vie sociale et individuelle. Une fois dressé le constat de son omniprésence, il importe d'y trouver des remèdes. Les arts martiaux traditionnels japonais, et en particulier l'art du sabre, sont l'un de ces antidotes à la brutalité. 

La culture nippone fait du sabre l'un des trois trésors sacrés, avec le joyau et le miroir. La première île japonaise (Onogoro-jima) serait née d'une goutte qui perla de la lance confiée au couple divin, Izanagi et Izanami. La légende veut aussi que Susano-no-Mikoto, fils d'Izanagi, tua un dragon et trouva dans sa queue un sabre, nommé Ama no Murakumo no Tsurugi. Cette épée sauva des flammes le troisième fils de l'empereur Keikô (70-130 A.D) en fauchant les herbes autour de lui. Il fut alors rebaptisé Kusanagi-no-tsurugi, "le faucheur d'herbes". Ainsi, toute la culture japonaise fait du sabre, comme de la lance et de l'arc, un instrument créateur et protecteur.

Avec une superbe hypocrisie, notre société occulte la violence qu'elle suscite et alimente. On se gorge de paroles pacifiques tout en faisant de la violence un commerce juteux et pernicieux. Verbale ou visuelle, gestuelle ou mentale, elle trône sur les postes de télévision comme à l'école, dans le stade comme dans la rue. Epictète enseignait déjà à ne s'occuper que de ce qui dépend de nous, de notre intériorité. Aussi, sans emprise directe sur les conflits politiques, il nous incombe d'apprendre à connaître cette violence qui se tapit en nous, et qui, elle, dépend de nous. 
Plutôt que de refouler cette brutalité en la niant, l'art traditionnel du sabre japonais la dirige afin de contrôler cette énergie qui, comme la lame, est essentiellement ambivalente. Instrument de mort, le sabre peut devenir un subtil outil d'accomplissement spirituel dès lors que la violence qu'il recèle est dirigée contre le mal lui-même. Notre culture a aussi connu l'efficacité intérieure de l'arme spiritualisée par la lutte contre le démon intérieur. De Saint-Michel combattant le dragon, image du monstre intérieur à conquérir, jusqu'à l'épée médiévale (Durandal, Excalibur) intime de son possesseur, notre civilisation a jadis cultivé ce paradoxe qui consiste à chercher la paix intérieure au travers des arts de la guerre. Mais elle l'a oublié.

Fortement imprégné par le zen et le shintoïsme, l'art du sabre japonais cherche à renouer avec une unité intérieure perdue. Ses mouvements, strictement codifiés, ritualisent la violence en mettant chacun face à cette force qui se tapit en nous. Discipline de soi physique, technique, mentale et surtout éthique, il est un humanisme qui vise au développement intègre de l'homme. Et, dans ce monde livré à une fuite éperdue vers la possession et la performance, l'homme a besoin de retrouver en lui les racines d'une humanité perdue et de cette connaissance de soi que préconisait déjà l'oracle de Delphes. 
La maîtrise de notre violence demande de l'attention, du temps et des efforts. Comme l'art du sabre, son éducation requiert un étrange mélange de faire et de laisser faire, un apprentissage de tous les instants, long, lent, ardu, dépouillé de tous les oripeaux de la compétition et du mercantilisme. Or, qui a, qui prend encore le temps d'éduquer son âme, ce sabre intérieur qui, s'il est négligé dans son fourreau corporel, rouille inexorablement ? On rétorquera qu'il est inutile d'étudier une discipline qui ne sert même pas à la défense individuelle. Mais sur les sentiers glissants de l'accomplissement personnel, loin des boulevards du paraître, les notions d'utilité sont renversées : il faut apprendre les vertus du geste gratuit qui, par la répétition constante, nous apprend simplement à être plus intensément nous-mêmes, spontanément, hic et nunc. 

Le pari des arts martiaux traditionnels, qui sont aux antipodes des sports de combat, est d'épanouir l'intériorité humaine grâce à un moule extérieur, la technique codifiée (Kata). Le geste correct suscite, s'il est répété, la pensée juste. Ainsi, le salut (Rei), aube et crépuscule de toute pratique, est susceptible d'engendrer, avec l'aide du temps, des sentiments de respect. Le sabre, symbole du discernement nécessaire à trancher entre le bien et le mal, devient alors une Voie spirituelle d'épanouissement de l'être humain par la maîtrise de la brutalité.
Loris Petris, L'Express, 1996

 

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