"La ligne de séparation... entre le sommeil et la veille, la vie et la mort... n’a pas de réalité essentielle."

Les plans de conscience

Tout le monde n’est pas capable de sortir de son corps consciemment, ni d’élargir consciemment son mental ou son vital, mais beaucoup de gens le font inconsciemment dans leur sommeil, c’est-à-dire au moment précis où les petits “je” de la personnalité frontale sont moins encombrants et moins étroitement absorbés dans leurs préoccupations superficielles. Ces divers “je” expriment une fraction de la réalité, celle que l’on voit à l’œil nu, mais d’immenses domaines s’étendent par-derrière; déjà nous avons parlé d’un Mental universel, d’un Vital universel, d’un Physique subtil derrière cette pellicule physique; il s’agit donc de recouvrer l’intégralité de notre réalité universelle. Il y a trois méthodes ou trois stades pour ce faire; le premier, qui est à la disposition de tout le monde, c’est le sommeil; le second, plus rare, repose sur l’extériorisation consciente ou les méditations profondes; et le troisième, qui représente déjà un degré avancé de développement, où tout est simple : on peut se passer du sommeil et des méditations, et voir de toutes les façons, les yeux grands ouverts au milieu même des autres activités, comme si tous les degrés de l’existence universelle étaient présents sous nos yeux et accessibles par de simples déplacements de conscience, un peu comme quand on ajuste son regard d’un objet proche à un objet plus lointain. Le sommeil est donc un premier instrument de travail; il peut devenir conscient, de plus en plus conscient, jusqu’au moment où nous serons suffisamment développés pour être continûment conscients, ici ou là, et où le sommeil, comme la mort, ne seront plus un retour à l’état végétatif ou une dispersion en nos composants naturels, mais simplement un passage d’un mode de conscience à un autre mode de conscience. Parce que, en vérité, la ligne de séparation que nous avons tracée entre le sommeil et la veille, la vie et la mort, répond peut-être à une observation des apparences extérieures, mais elle n’a pas de réalité essentielle, pas plus que nos frontières nationales n’ont de réalité pour la géographie physique ou que l’extériorité colorée et immuable d’un objet n’a de réalité pour la physique nucléaire. En fait, il n’y a pas de séparation, sauf pour notre inconscience, et les deux mondes (ou plutôt celui-ci et les innombrables autres) coexistent constamment, sont constamment entremêlés, et c’est seulement une certaine façon de percevoir la même chose, qui nous fait dire dans un cas “je vis” et dans l’autre “je dors” ou “je suis mort” (si nous sommes assez conscients pour nous en apercevoir), de même qu’il est possible d’avoir différentes expériences d’un même objet, suivant qu’on le regarde au niveau particulaire, atomique, moléculaire ou extérieur – l’”ailleurs” est partout ici. Nous avons attaché une valeur unique et exclusive aux divers symboles qui forment notre vie physique extérieure, parce qu’ils se trouvent immédiatement sous notre nez, mais ils ne sont pas plus, ou pas moins valables que les autres symboles qui constituent notre vie extra-physique – la réalité atomique d’un objet n’annule pas et n’est pas séparée de sa réalité extérieure – et vice versa. Et non seulement les autres symboles sont aussi valables que nos symboles physiques, mais nous ne pouvons rien comprendre vraiment à nos propres symboles si nous ne comprenons pas tous les autres symboles. Sans la connaissance des autres degrés de réalités, notre connaissance du monde humain ordinaire est aussi incomplète et aussi fausse que le serait une étude du monde physique sans la connaissance des molécules, atomes et particules. On ne comprend rien tant que l’on n’a pas tout compris.
Il existe ainsi une gradation infinie de réalités coexistantes, simultanées, sur lesquelles le sommeil nous ouvre une lucarne naturelle. Car, en définitive, si nous sortons de la classification superficielle vie-mort-sommeil, pour aller à une classification essentielle de l’univers, nous voyons que du haut en bas (si tant est qu’il y ait un haut et un bas) cet univers n’est rien d’autre qu’un continuum de conscience-force, ou, comme dit sri Aurobindo, une gradation de plans de conscience qui s’échelonnent sans interruption de la matière pure à l’Esprit pur – Physique subtil, Vital, Mental, Supramental (nous pouvons employer d’autres termes s’il nous plaît, un autre vocabulaire, mais le fait reste le même) - et que tout se situe au sein de ces plans, notre vie et notre sommeil et notre mort ; il n’est nulle part où aller en dehors de là, mais tout coexiste là, sans séparation. Vie, mort, sommeil, sont simplement différentes positions de la conscience au sein même de cette même gradation. Quand nous sommes éveillés, nous recevons des vibrations mentales ou vitales, qui se traduisent par certains symboles, certaines façons de voir, de comprendre ou de vivre; quand nous sommes endormis ou “morts”, nous recevons les mêmes vibrations, mentales, vitales et autres, qui se traduiront par d’autres symboles, d’autres façons de voir, de comprendre ou de vivre la même réalité. Dans tous les cas, la clef de notre existence, ici ou ailleurs, est toujours notre capacité de conscience ; si nous sommes inconscients dans notre vie, nous serons inconscients de  toutes les manières ; la mort sera vraiment une mort et le sommeil vraiment un engourdissement. Prendre conscience de ces divers degrés de réalité est donc notre tâche fondamentale ; et quand nous aurons fait ce travail intégralement, les lignes de démarcation artificielle qui séparaient nos divers modes de vie s’écrouleront, et nous passerons sans interruption, ou sans trou de conscience, de la vie au sommeil et à la mort ; ou plus exactement, il n’y aura plus ni mort ni sommeil comme nous l’entendons, mais diverses manières de percevoir continûment la Réalité totale, et peut-être, finalement, une conscience intégrale qui percevra tout simultanément. Notre évolution n’est pas terminée. La mort n’est pas une négation de la vie, mais un processus de la vie.
Cette vie physique dans un corps physique assume, par conséquent, une importance particulière parmi tous nos autres modes de vie, parce que c’est en elle que nous pouvons devenir conscient – c’est le lieu du travail, dit la Mère, le point où tous les points se rencontrent dans un corps. Le lieu du travail, parce que c’est le point zéro ou presque zéro de l’évolution, et que c’est à partir du corps, lentement, à partir d’innombrables vies, qu’un “nous”, indifférencié tout d’abord, s’individualise en prenant contact avec des plans de conscience de plus en plus élevés et, sur chaque plan, avec des étendues de conscience de plus en plus vastes. Il y aura donc autant de morts et de sommeils différents qu’il y a de vies différentes, parce que c’est la même chose ; tout dépendra du degré de notre développement évolutif ; et il y a tous les degrés possibles, comme dans la vie, depuis la nullité totale jusqu’à la conscience parfaitement éveillée et individualisée. On ne peut donc pas faire de lois générales pour le sommeil et la mort, parce que tous les cas sont possibles, comme ici-bas. On peut tout au plus indiquer quelques lignes de développement.
Nous avons dit que nous sommes constitués d’un certain nombre de centres de conscience, qui s’échelonnent depuis le dessus de la tête jusqu’en bas, et que chacun de ces centres, un peu comme un poste récepteur correspondant à diverses longueurs d’onde, est relié à divers plans de conscience d’où nous recevons constamment, à notre insu le plus souvent, toutes sortes de vibrations, physiques subtiles, vitales, mentales, ou plus hautes, ou plus basses, qui déterminent notre façon de penser, de sentir et de vivre, la conscience individuelle étant comme un filtre et sélectionnant certaines vibrations plutôt que d’autres, conformément à son milieu, ses traditions, son éducation, etc. Le principe général est que nous irons au moment du sommeil ou de la mort, par affinité dans les lieux ou les plans avec lesquels nous avons déjà établi un lien. Mais à ce stade élémentaire, la conscience n’est pas vraiment individualisée, encore qu’elle puisse être très raffinée et très cultivée mentalement ; elle pense plus ou moins ce que tout le monde pense, sent ce que tout le monde sent et vit ce que tout le monde vit ; c’est simplement un agrégat temporaire qui n’a d’autre continuité que celle du corps autour duquel tout est centré. Quand ce centre corporel meurt, tout s’éparpille en petits fragments vitaux, mentaux et autres, qui vont rejoindre leurs milieux respectifs puisqu’ils n’ont plus de centre. Et quand ce centre est endormi, tout est plus ou moins endormi puisque les éléments non-corporels, vitaux et mentaux, n’existent vraiment qu’en fonction de la vie corporelle et pour elle. En cet état embryonnaire, la conscience retombe donc dans le subconscient lorsqu’elle s’endort (nous employons le mot comme l’emploie Sri Aurobindo, au sens étymologique, c’est-à-dire ce qui est historiquement sub-conscient, non pas en dessous du niveau de notre conscience de veille, mais en dessous du stade conscient de l’évolution, comme chez l’animal ou la plante), autrement dit, la conscience retourne à son passé évolutif, qui pourra lui envoyer toutes sortes d’images chaotiques fabriquées par la combinaison fantaisiste d’innombrables fragments de souvenirs et d’impressions, à moins qu’elle ne continue de façon plus ou moins déréglée ses activités habituelles de veille ; de là, la conscience coulera dans un passé plus lointain, végétatif ou larvaire, qui sera son sommeil proprement dit, comme celui des plantes ou des animaux. Bien des étapes seront nécessaires avant que le centre véritable, psychique, et sa conscience-force soient formés et ne donnent quelque cohérence et quelque continuité à cet amalgame volatil. Mais à partir du moment où le corps cesse d’être le centre principal et où l’on commence à avoir une vie intérieure indépendante des circonstances physiques et de la vie physique, et surtout quand on fait un yoga, qui est un processus d’évolution accélérée, la vie change vraiment, la mort aussi et le sommeil aussi – on commence à exister. C’est même la première chose dont on s’aperçoit, comme si les changements extérieurs, visibles, étaient précédés par des mutations intérieures d’ordre plus subtil, qui se traduiront notamment par des rêves d’une nature particulière. Nous passons du sommeil animal à un sommeil conscient ou sommeil d’expérience et d’une mort qui pourrit à une mort qui vit. Les cloisons s’effritent, qui morcelaient notre vie intégrale. Au lieu d’être projeté dans une dispersion complète, faute de centre, nous avons trouvé le Maître et attrapé le fil de la conscience-force qui relie tous les étages de la réalité universelle.

SRI AUROBINDO ou l’aventure de la conscience              Satprem    p.135-140

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