Et voici que s’ouvre une autre interrogation : qu’est-ce qu’espérer ?
Qui espère et en quoi, en qui espère-t-on ? Car bien souvent derrière le mot « espérance » nous ne mettons pas tous la même réalité. Le sens habituel du mot espérance, confondu avec celui d’espoir, concerne en effet l’avenir, l’attente de quelque chose qui n’est pas encore là et qui d’une certaine façon « déréalise » 

ce qui est présent. C’est en ce sens que certains parlent de l’espérance. Or ce n’est pas de l’espérance qu’il s’agit, mais de l’espoir…et les critiques à ce propos restent tout à fait pertinentes : Que peut-on attendre du monde, de l’homme, de l’univers, de tous ces « êtres pour la mort » ?...
Jésus lui-même n’avait aucun espoir, c'est-à-dire aucune illusion sur l’homme. « Il allait passant son chemin…car Il savait ce qu’il y a dans l’homme ».

Dans la pensée sémite, espérer n’est pas attendre quelque chose à venir, espérer c’est se confier en quelqu’un. Cette espérance est fondée sur la foi. La foi naît d’une rencontre, l’espérance naît d’une promesse…
…Dès lors, notre question sera : « Quel est l’objet de l’espérance ? ».
…Serait-ce alors le Messie ? Celui qui rétablira la paix et la justice entre les mondes ? Certains encore aujourd’hui l’espèrent…D’autres affirment que le Messie est venu…Il attendent son retour en gloire, et ce retour glorieux est l’objet de leur espérance…
…Au temps de Jésus, un jeune homme riche posait déjà des questions différentes : « Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? » …
…L’objet de l’espérance ne porte plus désormais sur aucun bien créé, ou réalisation spatio-temporelle…
L’objet de l’espérance, c’est la Vie – avec une majuscule – la Vie qui ne meurt pas : la Vie véritable, celle qui reste quand il ne reste plus rien, la Vie Eternelle…
…Or, il ne s’agit pas « d’avoir la Vie Eternelle », mais d’être vivant, d’être Un avec « Celui qui Est » : la Vie en nous ; et pour cela, d’être libre à l’égard de tous nos avoirs, que ceux-ci soient matériels, affectifs, intellectuels, et même spirituels. La Vie on ne « l’aura pas », on est ou n’est pas avec elle…
…L’objet véritable de l’espérance, c’est la vision de YHWH, la vision de l’Être tel qu’Il Est, ou tel que le vivait Ieschoua, dans son intimité avec Lui. Espérer voir… « Nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’Il Est »
Cette espérance n’est pas propre aux juifs ou aux chrétiens, mais aussi aux bouddhistes. N’est-il pas question chez eux de « voir clair », « d’entrer dans la claire lumière » ? N’y a-t-il pas une espérance de l’Eveil ? C’est bien là l’unique espérance pour laquelle le Bouddha renonce à tous les autres désirs…
En Orient comme en Occident l’espérance commence là où finit l’espoir. Espérance de la Vision, espérance de l’Eveil… Mais qui aujourd’hui est habité par une telle espérance ?
Inquiets et satisfaits à la fois, ne sommes-nous pas comblés de tous nos petits espoirs ? De quoi manger, de quoi aimer, vieillir sans trop de douleurs et mourir sans le savoir… N’est-ce pas assez de bonheur pour nos « machines désirantes », ou nos organismes de babouins évolués ?...
Pourtant il faut bien avouer que certains d’entre nous sont habités par une espérance libre de tout espoir ; sans doute parce qu’une fois leurs yeux ce sont fermés et ils ont vu, là où il n’y avait rien à voir…Sans doute parce qu’ils ont failli s’endormir pour de bon, et qu’à la frontière ils ont contemplé mieux que la lumière promise. L’espérance est alors vraiment fondée sur l’expérience, l’expérience du sans limites, au cœur même de nos limites ; l’expérience du non-temps au cœur même du temps. Expérience de ce qu’en d’autres siècles on appelait « la vie éternelle » au cœur même de ce qu’on appelle aujourd’hui la vie mortelle.
Evidemment, libre à chacun d’adhérer à cette expérience et d’en tirer des conséquences, logiques ou folles, en matière d’espérance…
…L’espérance est la vertu humaine par excellence, celle qui s’enracine dans le manque accepté de notre condition « d’homo viator », d’homme en devenir.
L’homme n’est pas un être, mais un « peut être ». C’est ce « peut » (et ce peu) qui fonde son espérance, mais aussi sa liberté.
L’homme est un être à qui l’Être manque. De ce manque, il peut faire désespoir ou Espérance…
…Ce manque, qui est notre condition mortelle, est aussi le lieu où peut s’éveiller l’inaliénable désir (encore un autre nom pour l’espérance) : l’ouverture à un être non mortel, à Autre que soi et que le monde ; l’ouverture du moi à un « au-delà du moi », pour parler le langage de la psychologie transpersonnelle.
…L’espérance dépend donc d’une certaine qualité d’ouverture de cœur et de l’intelligence : demeurer dans l’Ouvert, là où nous pourrions nous renfermer sur nous-même ou nous arrêter dans ce que nous appelons : notre grande douleur ou notre folle jouissance, notre incurable ignorance ou notre merveilleux savoir, notre terrible impuissance ou notre terrifiant pouvoir… 
…L’espérance c’est ce qui garde l’homme dans l’Ouvert, le désir non arrêté par ses jouissances, ses savoirs, ses pouvoirs. Cela ne va pas sans difficultés, mais cela va sans tristesse…
…Mais espérer ou ne pas espérer, là est la question ! là aussi est notre liberté : nous attrister de ce qui est ou nous en réjouir…
…L’espérance est le propre de l’homme libre, le désespoir, celui de l’homme soumis aux pesanteurs et aux délabrements de son histoire, l’homme esclave d’un univers qu’il réduit à son « fatum »…
…L’espérance est bien un acte de volonté, une vertu, c'est-à-dire une force. La force qui parfois nous manque, et que toute prière célèbre ou appelle…
…La liberté de l’homme s’inscrit aussi dans sa volonté d’interpréter positivement ou négativement les événements qui jalonnent sa vie…
…Le bonheur d’un homme libre ne dépend pas des circonstances, mais de ce qu’il fait des circonstances en y introduisant de la conscience et de l’amour…

L’espérance se fonde sur une expérience qui peut nous permettre d’appréhender le Réel moins tristement. Cette appréhension n’est pas sans courage, elle suppose… un désir d’être, subsistant au cœur même de nos lucidités les plus rigoureuses…
Espérer ou ne pas espérer ? disions-nous…
Oui là est bien la question. Mais une fois la question explorée nous vient l’essentiel :
Espérer ou ne pas espérer, là est notre choix. 

Un art de l’attention, Editions du Relié, 2000, Albin Michel, 2002

 

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