Sa Majesté Fatou Mané, reine des Îles du Saloum 

 

Boubacar Touré Mandemory promène, inlassablement, son œil de photographe dans les coins les plus incroyables de la planète terre. Mais l’homme est particulièrement amoureux des îles du Delta du Saloum où ses pas le mènent souvent. Le photographe adore, entre autres, Sipo, royaume de Sa Majesté Fatou Mané. Il faut avouer que le cas de figure est peu banal dans ces îles du Saloum dont la mer est l’unique icône.

A force de vanter les charmes de Sipo, le photographe amoureux des mots avait fini par installer le journaliste curieux de l’image photo dans le rêve d’une reine improbable. J’imaginais la reine belle et menant grand train dans son royaume en bord de mer. Puis un jour d’août pluvieux, nous avons fui Dakar, son odeur, ses bruits et sa fureur.

Arrivés à Toubacouta,  nous rallions, en moto - taxi,  Soucouta où nous avalons, au chant du coq, une saleté de petit déjeuner. Dans un « Café Touba » de fortune où officie une caricature de Baye Fall. Plus tard, nous embarquons à bord de la pirogue-courrier  de Sipo, le royaume paisible de la Reine Fatou Mané. Traversée paisible, paysages magnifiques. Milliers d’huîtres collées à la mangrove tout de vert vêtue. Coquillages, blanc sale, scintillant au soleil. On comprend pourquoi la destination des Îles du Delta du Saloum est si prisée.

Terre  en vue !  «Voilà Sipo », me souffle, sur un ton recueilli, Mandemory. Je ne distingue franchement pas grand - chose. Des arbres et quelques cases. La traversée prend fin dans une petite crique naturelle. Quand le mousse  attache solidement la pirogue à la branche du  gros arbre qui a les pieds dans l’eau, nous sautons  à terre. Mandemory, fort  pressé,  prend cependant le temps de converser avec les gamins venus à notre rencontre. La pirogue sert de courrier : elle amène des nouvelles et des marchandises du continent.

Mandemory, entouré par la ribambelle de gosses bruyants, certainement fascinés par son impressionnant appareil photo, converse en bambara avec un gamin qui demande un ballon pour jouer au foot. Le nom de famille du garçon est  « Ngom ». « Mais tu es Bambara », insiste Mandemory.  « Mais non, je suis Sérére », déclare fièrement le gamin. Tout le monde éclate de rire, car le petit Sérére ne jacte que Bambara ! Mandemory m’avait averti : à Sipo, toutes les langues du Sénégal sont parlées. Comme à Ziguinchor, drôle de hasard.

Le temps que Moussa le passeur fasse son dispatching et  récupère quelques colis, Touré propose de présenter nos hommages à  Sa Majesté Fatou Mané, reine de Sipo. Le temps presse. Il faut au photographe du soleil, pas féroce et pas timide. Mais son éclat est menacé  par des nuages porteurs de pluie…

Nous sommes dans la concession de la Reine. La belle fille et ses enfants accueillent, un peu trop chaleureusement à mon goût, Mandemory. Je saurais plus tard que le patronyme du fils de la reine, le prince héritier donc, est Touré. Issa Touré qu’il s’appelle, ceci explique peut -être  cela.

 « Mais où est la reine », s’inquiète Mandemory. 

 « Certainement pas loin … D’ailleurs la voilà », répond la bru

Je la vois, incrédule, avancer vers nous. Elle traîne la jambe, un handicap ancien me semble-t-il.

Vêtue d’une camisole qui a vu passer maints hivernages, les pieds nus, le vieux  visage émacié, la Reine vient, pour dire le vrai, court à notre rencontre, ses bras décharnés largement ouverts, comme pour une étreinte cosmique.

Elle prend la main de Mandémory, criant presque : « Hé Touré … ». Etonnant. La Reine parle à Touré, passant du wolof au bambara, sans transition. Encore l’impérialisme wolof, langue hybride, génétiquement modifiée qui tue les autres langues.  

Mandemory me présente en qualité d’ami et de journaliste « venu la voir pour écrire sur elle ».

Son altesse semble amusée. Elle  a le regard franc et profond. Elle me demande mon nom. Je  suis un Ndiaye, elle, une Mané. L’examen terminé, le regard que Sa Majesté jette au vassal que je suis est magnanime. Je suis accepté et je rêve fugacement d’adoubement.

Je m’incline respectueusement, la paume des  mains posée sur la poitrine. Mes bonnes manières semblent plaire à Sa Majesté.

« On va dans ta chambre », lui lance son Mandemory. Je suis choqué, alors vraiment choqué par cette familiarité, mais la reine semble trouver l’invite tout à fait naturelle. Alors, ne soyons pas plus royaliste que le roi. La chambre de la reine ? Une case en belle chaume, exiguë et sans porte ! J’entre, en baissant la tête, sur les pas de Sa Majesté, qui me prie, geste d’invite royal, de prendre place sur le vieux lit couvert d’un drap défraîchi. Quelques affaires sont jetées au fond de la  petite case, vide de meubles et de tout. Je suis estomaqué. Certes, je ne m’attendais pas à trouver un palais des Mille et une nuits au royaume de Sipo. Mais, tout de même …

Mandemory fait des photos. La Reine, l’air concentré, nous écoute évoquer l’objet de notre voyage. Son altesse royale, sans faire de chichis, accepte volontiers de se soumettre au feu roulant des questions du journaliste curieux, sous les yeux, il en a trois et demi, du photographe. Face à tant de simplicité et, disons le net, de pauvreté, je me sens tenu de m’assurer de l’identité de mon interlocutrice pour pas qu’il y ait tromperie sur la marchandise. « Alors comme ça vous êtes la reine », je lui demande sur le mode suspicieux. Sans sourciller, me regardant droit dans les yeux, elle répond, superbe : « Oui, je suis La Reine ». C’est  dit en français, s’il vous plaît. Son regard semble me dire ; « Comment peux- tu en douter ? »

Je prends plaisir à échanger avec cette Dame de qualité à l’esprit alerte comme son pas …

Elle répond à toutes mes questions. La première la fait bien rire. Alambiquée, à ma grande honte, elle est formulée ainsi : « Madame, en vérité, je suis surpris … Par  vous, par votre royaume … Je connais bien le Sénégal et son histoire, mais … Pour tout dire, comment se fait-il que vous soyez Reine de Sipo ? ».  Ni gênée, ni fâchée par ces horribles insinuations, Fatou Mané répond, un brin malicieuse : «C’est simple … ». Et de me conter la saga royale.

 

Sa Majesté Fatou Mané, reine de Sipo …

 

La royauté, on le sait, est toujours une affaire de famille. Les Mané, à l’instar de leurs pairs, ne dérogent pas à la règle.

L’arrière grand - père de Fatou Mané aurait pu être un homme heureux, s’il n’avait pas eu la malchance de mettre au monde quatre enfants, des garçons, qui se détestaient à mort ...

L’affaire, le feu des origines, est vieille, très vieille. Sa Majesté Fatou Mané ne sait pas exactement de quoi il retournait exactement. Probablement des histoires de coépouses, de terres, de succession, de Bois sacré...

Le fils Mané qui allait donner naissance au père de la reine de Sipo, pour fuir l’atmosphère familiale dangereusement empoisonnée, décida sagement d’emprunter les chemins de l’exil. Il partit donc de Sibassi Balantacounda, en verte Casamance, à  la recherche de la terre promise. Jusque là, l’histoire est classique

Arrivé à Sipo, on ne sait trop comment, grand papa Mané, sans doute séduit par les superbes paysages et l’environnement marin qui lui rappelaient sans doute sa terre natale, dépose son baluchon. Sipo est un vieux village, peut - être aussi vieux que l’île aux Baobabs qui aurait été habitée du huitième au quatorzième siècle. Rendu donc à Sipo, grand papa trouve une petite colonie de gens qui s’activent dans la fabrication de chaux. Lorsque l’activité a cessé, le gros des habitants est allé voir ailleurs, mais lui est resté.

Mané de Balantacounda a trouvé sa terre. La royauté installée et acceptée, par on ne sait quel miracle, peut-être prédit par le maître du Bois sacré de son village, le temps s’écoule paisiblement. Puis un jour, un fils digne de lui succéder naît, le père de Sa Majesté Fatou Mané. « Mon père et moi sommes nés ici. Nous sommes de Sipo », cela sonne dans la bouche de son altesse royale comme une profession de foi. Il y a de la fierté dans la voix.

Le grand - père ne  reste pas seul longtemps. Des gens d’horizon divers, progressivement, viennent s’installer à Sipo. Des Sérères venus de Djinda, des Casamançais, des Bambaras du Mali, de Bandia, des Wolof, melting-pot quoi.

A la disparition de grand papa Mané, le père de  Fatou Mané lui succède à la tête du minuscule royaume.

A la mort de ce dernier, Fatou Mané, fille unique, est sacrée reine. Reine de Sipo.

 

Sa Majesté pêche le poisson de son déjeuner …

 

Bon pied, bon œil, la Reine de Sipo porte bien ses 76 ans.

Veuve - son époux Moussa Touré venait de Bandia - la Reine a mis au monde six filles et un garçon.

Les filles, toutes mariées, ont rejoint leur époux en Gambie, en Casamance, à Mbour … Elles lui rendent visite de temps en temps. Dieu merci, son grand garçon, Issa Touré,  fort comme un turc, est heureusement revenu à Sipo. La Reine est heureuse de l’avoir à ses côtés, lui le prince héritier, sa femme et ses petits enfants.

Sa Majesté est d’une simplicité  exquise. Tenez, elle va tous les jours pêcher le poisson du déjeuner ou du dîner. Nous l’avons appris tout à fait par hasard, le jour de notre arrivée, quand je m’extasiais devant une  belle et grosse carpe qu’avait du mal à contenir le bol à mes pieds, devant la case-cuisine de la Reine. « Quel beau poisson ! ». La reine, ravie, le saisit prestement, en me disant : « je l’ai pêché ce matin ». J’ai du mal à la croire. Cela se voit sur mon visage. Astou, la belle-fille de la Reine, en riant,  confirme : « La Reine est une championne reconnue. Elle en prend de bien plus gros » …

Nous sentant légèrement incrédules, son Altesse royale nous invite à une partie de pêche.

Le lendemain après-midi, excités par la partie de pêche royale, nous tombons sur une scène colorée. Des touristes belges offrent deux sacs de riz  aux habitants de l’île et  des habits aux enfants, sagement en rang. Il n’y a pas foule, seulement 14 récipients dans lesquels le distributeur en chef, Issa Touré, le prince héritier, verse le riz.

La Reine Fatou Mané, silencieuse, un peu à l’écart, attend  son tour. Servie la dernière, la Reine-mère, applaudie par les Belges, retourne tranquillement à sa case. Issa Touré, le prince-héritier a versé dans son bol ébréché la même quantité de riz que les autres. Son altesse royale n’aurait certainement pas souffert qu’il en soit autrement…

Les touristes sont aux anges ; on n’a pas toujours l’occasion de faire une BA (Bonne Action). La fête prend fin sur une danse endiablée rythmée par une batterie de bidons Ces Belges, mauvais danseurs mais diablement énergiques, sont formidables.

 

« Les poissons sont partis… »

 

Il est 19 heures quand nous nous dégageons. La Reine, malgré la légère claudication, gagne vite le rivage. La scène a un petit côté surréaliste : la Reine Fatou Mané dans sa camisole d’un autre âge, les pieds nus, assise sur un petit banc mal taillé, la ligne à la main, un petit bol contenant les appâts « C’est des crabes », me dit-elle.

Assis sur une branche d’arbre qui flirte avec les eaux tranquilles du Diombos, je regarde  la Reine surveiller sa ligne et guetter le poisson, silencieuse,  immobile, à la limite de la rigidité. Mandemory - qui la mitraille sous toutes les coutures -  est tout sourire. Quel photographe ne serait comblé, dans ce coin de paradis, par pareille scène ?

 Le poisson ne mord toujours pas. Combien de temps sommes nous restés à tressauter au moindre frémissement de la ligne ? Je ne sais. Une éternité peut-être.

 « Bon, on rentre. Les poissons sont partis », dit la Reine en se levant. La voix royale est sourde, surréelle, étrange. Quelques oiseaux chantent  le crépuscule, tandis qu’un poste radio, qui n’a  pas de comptes à rendre, distille du mauvais mbalax. A Sipo, on écoute Niombato FM, la radio communautaire de Soucouta. La déception se lit sur nos visages. Eh oui, une partie de pêche fructueuse avec une reine, c’est le rêve secret de tout homme normalement constitué.

Sa Majesté, fine mouche, me donne une petite tape d’encouragement sur l’épaule : « Allons, ce n’est pas grave. J’ai pris assez de poissons ce matin … Et puis demain nous reviendrons ».

Mais le lendemain, nous étions repartis pour Dakar qui a brusquement, à mes yeux, le tort de ne pas avoir de Reine Fatou.Mané.

 

L’art de gérer un royaume …

 

Sa Majesté Fatou Mané ne fuit aucune question. Tenez, je lui demande si elle n’est pas méchante, violente, comploteuse, comme nombre de reines d’ici et d’ailleurs. La question amuse visiblement Sa Majesté. Et, superbe, elle répond avec vivacité : « Ah non, Moi, je ne suis pas une  reine comme les autres ». Sa Majesté se définit comme une mer étale tout ce qu’il y a de calme. «Je ne  suis jamais en colère. Ma belle fille et tout le village vous le confirmeront. Sais-tu que je ne  me suis jamais disputé avec quelqu’un en 76 ans d’existence ? ». Rarement, propos, frôlant le sublime, auront tant ému le photographe et le journaliste.

Le royaume étant lilliputien, je pensais que la Reine ne devait pas tellement se fouler pour régner. Mais une fois encore, j’avais tout faux …

Son altesse royale avait en réalité beaucoup de choses à faire.

Sa Majesté, comme toutes les personnes de qualité, parle bien, précis et sobre. « Je suis une reine qui a de la chance. Tout le monde m’obéit, c’est ce qui fait que Sipo ne connaît aucun problème. Quand il y a une brouille, je situe les responsabilités et la situation revient vite à la normale. Mon travail consiste à faire régner la bonne entente dans le village. Je m’applique à prévenir les conflits, car un village à histoires n’a pas d’avenir. Sais-tu Ndiaye que même les ânes ne font plus d’histoires ? ». Je réponds sincèrement « oui » -  pour demeurer sur les sommets où la noble et bonne dame me conduit. Conquis, j’ajoute que j’avais trouvé les ânes de Sipo tout à fait charmants et sages. « Tu vois, tu vois … », répète, enjouée, la Reine. Elle est manifestement heureuse que je partage son avis.

La Reine Fatou Mané est cependant débordée en saison sèche, car

la population de Sipo augmente avec les saisonniers qui viennent chercher des huîtres et autres coquillages.

Aucune question ne dérange décidément Sa Majesté. Qu’en est-il de la gestion des affaires et de l’affectation des terres ?  La Reine semble  presque horrifiée. La réponse, vous vous en doutez, me prend  de court. Ecoutez-la.  La voix est basse, presque caverneuse : « Oui, je m’occupe de faire rentrer les impôts très bien. Mais pour ce qui est de la terre… Je ne me mêle pas de cela. J’ai délégué mes pouvoirs à un cousin qui vit à Bano. C’est lui qui s’occupe de la question foncière. Moi,  je ne touche pas aux terres. Sauf aux miennes. Mon époux m’a laissé une plantation d’anacardiers et de manguiers. Tu sais, quand on meurt, on retourne à la terre …  Comment  peut-on vendre la terre ou la donner à celui qui n’y a pas droit ? Moi, je n’oserais jamais faire des choses pareilles »              .

 

Prêtresse et gardienne des traditions

 

Sa Majesté Fatou Mané a plus d’une corde à son arc.

Autant elle réussit le pari de faire régner la bonne entente dans le royaume, autant elle veille avec rigueur à la perpétuation des traditions. Elle a en charge les deux lieux de prière du royaume, car Sa Majesté Fatou Mané est également prêtresse du Bois sacré des lieux. On se croirait en Casamance. La pratique de l’initiation est pratiquée à Sipo, du moins pour les habitants Diolas et Socés de Sipo, fidèles à l’héritage légué par les Anciens. Le point de vue de la Reine sur le sujet est lapidaire : « Tous ceux qui abandonnent la tradition sont foutus ». Nous sommes, globalement, d’accord.

Les garçons sont initiés dans le Bois sacré Ils y passent trois mois. A la sortie, on immole plein de chèvres et de bœufs.

Les filles également sont initiées. Elles passent une semaine dans le Bois sacré des femmes. Elles gardent ensuite la chambre pendant trois mois. L’excision est pratiquée par les Diolas et les Socés.  La Reine de Sipo est intraitable sur le sujet. Ici, on ne renie pas la tradition. C’est net. Quand les filles terminent le rituel, c’est également la fête, la grande bouffe. Pour que je n’en doute pas, elle avoue, avec humour, avoir perdu ses dents «  à cause de toute cette viande ». Sacré Fatou Mané !

Ma religion est faite. Si un jour, par extraordinaire, on me demande un nom pour le fauteuil de Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, je proposerais celui de Sa majesté Fatou Mané, Reine de Sipo.

A l’heure du départ, Mandemory promet de revenir à Sipo avec sa fille. Fatou Mané Touré elle s’appelle. Eh oui, cela ne s’invente pas. La Reine, épatée, dit sa hâte de recevoir en grandes pompes son homonyme. Elle lui apprendra sans doute à ne jamais se mettre en colère et  prendre des carpes grosses comme çà. Sa Majesté Fatou Mané de Sipo est un amour de reine.

 

Souleymane Ndiaye, août 2007. Photos B. Touré Mandemory

 

 

 

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