Suite aux terribles attentats de Paris, nombreux sont ceux à avoir repris ce slogan pour montrer aux terroristes qu’ils n’avaient pas gagné. Mais pour le psychanalyste Olivier Douville, nous avons toutes les raisons d’avoir peur : peur que ça ne recommence, peur de mourir, peur de perdre le goût de la vie et des autres… Et c’est en l’acceptant et en reconnaissant ce qui nous effraie que nous pourrons continuer à vivre et ainsi résister à cette barbarie.
Olivier Douville : « We’re not afraid » est un slogan sympathique, mais faux. Nous avons au contraire toutes les raisons d’avoir peur. Dans ce « nous n’avons pas peur », il y a une part de déni, ainsi qu’une croyance un peu magique que ce n’était qu’un cauchemar, maintenant terminé. Malheureusement non. Nous sommes face à une réalité profondément bouleversante. Ce qui se pose véritablement comme question, c’est comment être moins encombré de notre peur ? Ne pas être suffoqué par elle ? Pour cela, on se rassemble, on se parle, on allume des bougies, on fait des choses ténues mais pas dérisoires. Des choses nécessaires.
Olivier Douville : Leur but, masqué par des idéaux de justice et de réparation de préjudices, est de briser le lien social ; de casser la confiance, l’affection et l’amour, que l’on peut porter à certains idéaux. De déstabiliser ce qui nous fait tenir ensemble. Ce n’est pas simplement de nous faire passer d’un état de quiétude à un état d’inquiétude. Cela étant, nous sommes en guerre. Les meilleurs combattants ne sont pas ceux qui se sentent invulnérables, ceux qui partent au front en disant ‘je n’ai pas peur’. Ceux-là sont généralement les premiers à se faire tuer. Il ne s’agit pas de nier sa peur mais de s’interroger sur quoi en faire : la laisser nous tétaniser, nous sidérer, nous broyer l’âme, nous empêcher de faire pont avec l’autre ? Ou faire en sorte qu’elle nous stimule pour résister ? A mon sens, un meilleur slogan serait : ‘Vous nous faites peur mais cela ne nous empêche pas de vivre et de combattre’.
Olivier Douville : Oui, par accepter le fait que ce n’est pas honteux d’avoir peur. Ce n’est pas mal. A l’inverse, ne jamais avoir peur, c’est de la bêtise. Pour le moment, parce que nous sommes en état de choc, nous tenons un discours complètement immature, infantile. Lundi, je l’ai vu avec mes étudiants. Beaucoup adoptaient une position de bravache : ‘le gouvernement a tort de tout interdire, c’est ce que les terroristes veulent…’ Je leur ai dit que moi, j’avais peur et que je ne comprenais pas qu’on puisse dire ‘je n’ai pas peur’. Ce qui s’est passé est atroce. Pour autant, cette peur ne m’empêche pas de penser, d’agir. Cela a été pour eux un grand soulagement. Leur discours a alors pris dix ans de maturité. Quelqu’un qui dit ‘je n’ai pas peur’ est généralement mort de trouille. Quand on n’a pas peur, on n’éprouve pas le besoin de le dire. De même, quelqu’un qui vous dit ‘je ne souffre pas’, c’est quelqu’un qui souffre. Et effectivement, rien ne nous garantit que de tels événements ne vont pas se reproduire demain ou après-demain. C’est une des premières sources d’angoisse. La question n’est donc pas comment ne pas avoir peur. Mais de la reconnaître, de réaliser que nous sommes plusieurs à la ressentir et de se demander : qu’en fait-on ?
Olivier Douville : La question n’est pas de diminuer notre peur mais de faire en sorte qu’elle ne soit pas traumatique. Et de l’utiliser. Nous sommes dans une guerre aux enjeux de civilisation, alors déjà, dans notre vie de tous les jours, affirmons que nous préférons la parole à la mort. Et dans un premier temps, soyons responsables. Des manifestations, des rassemblements, des concerts, ont été interdits. C’est normal. Il faut supporter ces restrictions, admettre qu’on circule de façon moins libre aujourd’hui, arrêter de vivre selon le principe de plaisir, considérer que Paris sera moins festif pendant un certain temps. Cela étant, on peut aussi ouvrir des débats politiques : ces mesures de sécurité sont-elles insuffisantes ? Ou à l’inverse, trop amples ? Il y a deux formes de résistance : une citoyenne qui consiste à s’interroger sur la politique menée, l’analyser et voir comment on peut peser sur les choses ; et une forme de résistance quotidienne. Le pire, c’est le repli sur soi.
Olivier Douville : Il y a des peurs très archaïques. Celle que la mort peut venir de n’importe où, d’une personne inconnue. Que le danger peut frapper au même moment, dans tous les lieux. Elle s’exprime dans la formule : « je ne serai à l’abri nulle part ». C’est la peur de perdre le lieu où l’on est en sécurité, la maison, comme disait Françoise Dolto. Face à cette menace, nous pouvons construire une maison par les voies humaines de la parole et de l’échange. Il faut surfabriquer du lien social, dans la vigilance.
Olivier Douville : « J’ai peur d’avoir peur », c’est « j’ai peur », un point c’est tout. C’est la peur de vivre dans un monde sans espoir, sans fraternité, sans joie de vivre. Mais la joie de vivre n’est pas l’insouciance ou l’oubli de la peur. Même dans la précarité qui est la nôtre, c’est pouvoir aimer, parler, échanger, créer, pouvoir se sentir utile. Parce qu’il existe une autre peur : celle de se sentir complètement inutile. Suite aux attentats, une patiente m’a dit : « je continue à vouloir m’occuper de mes enfants, à faire bien à manger, à leur raconter des histoires, mais c’est si peu devant ce qui s’est passé… » Je lui ai répondu qu’au contraire, c’était beaucoup.
Olivier Douville : Il n’y a rien de plus humain que de tuer en éprouvant une jouissance. Dans ce système de terrorisme, ce qui fait très peur, c’est que le tueur sait qu’il va mourir. Il méprise l’envie de vivre chez lui comme chez l’autre. Ce genre de crainte nous saisit d’autant qu’on a fait la rencontre physique avec ce genre de tueurs. C’est paniquant car il n’y a pas de médiation, de négociation. Il faut aimer la vie pour avoir peur de la mort. Face à toutes les victimes et leurs familles, qui sont en état de choc et de trauma, notre métier à nous, psys, est de les aider à résister à la destruction, pas à la peur. A cette idée que leur vie n’a plus de sens, ne vaut plus rien.
Olivier Douville : Dès que l’on accepte une peur, on la dépasse. C’est quand on ne l’accepte pas qu’elle nous tétanise. Ceci dit, on ne lutte pas contre la terreur avec une mentalité de bisounours. Même si, en même temps, nous avons besoin de trouver de la tendresse, du lien… Nous vivons dans une société égoïste qui s’acclimate beaucoup trop bien de l’exclusion. Le souci pour autrui n’est pas la priorité. On va avoir peur pour soi et pas pour les autres. Mais n’avoir peur que pour soi empêche de faire quelque chose de sa peur. Il faut avoir peur pour le lien social, pour la qualité d’échange qu’on a avec autrui. C’est normal d’avoir peur pour soi, mais si la peur, ce n’est que cela, nous continuerons d’être complices d’une société qui fabrique des désespérés, des préjudices et des candidats au crime.
Olivier Douville : On aimerait dire que ce sont des étrangers qui sont venus chez nous. Ce n’est pas le cas, certains sont des Français, qui ont été formés à la tuerie et qui reviennent tuer. De nombreux jeunes Français se reconnaissent dans la lutte armée de Daesh. C’est vrai que ça fait peur mais est-ce si étonnant ? Il ne s’agit pas de les comprendre au sens de les légitimer, ça serait abdiquer devant la sauvagerie, l’innommable. Mais est-ce si étonnant dans notre société qui crée des conditions où des jeunes ne ressentent aucune solidarité pour le monde environnant, que cela nous revienne comme un boomerang ?
Olivier Douville : La paranoïa est une maladie grave et peu répandue. Ces personnes ont peur de perdre le goût d’aller vers l’autre car il pourrait se transformer en tueur. Soyons clairs, nous avons mille fois plus d’alliés que de persécuteurs. Mais nous sommes dans un moment de frilosité du sentiment où certains ont honte de réactions psychologiques normales comme la peur par exemple. Dans ce contexte, dire ‘j’ai peur de perdre mes capacités à aimer l’autre’, c’est formidable. Après, pour nous protéger, le ministre de l’Intérieur par exemple se doit d’avoir une logique paranoïaque : c’est normal. Mais justement, cela ne permet-il pas d’une certaine façon de nous libérer de notre paranoïa intérieure ? Ceux qui disent 'j’ai peur de devenir paranoïaque’ ont compris une chose essentielle : un des effets de la terreur, c’est que le sujet perd toute relation de confiance ouverte vis-à-vis de l’inconnu. Ils ont compris que si le goût qu’on peut avoir de l’autre est réduit à zéro, nous sommes bons pour la dictature. C’est ce pour quoi se battent ces sinistres tueurs : pour que la capacité de faire lien, d’être heureux et surpris de la découverte de l’étranger, n’ait plus de raison ni de droit d’être. C’est ça, la radicalisation : se débarrasser de l’énigme qu’on est pour nous, de l’énigme que l’autre est pour nous et de l’amour de cette énigme.
Olivier Douville : Quand on commence à développer des phobies invalidantes, qu’on vit un état de terreur, il faut aller voir un psy. Le pire fléau, c’est d’avoir honte de sa peur. Il est primordial d’avouer ce qui nous semble des faiblesses et qui sont les conditions de nos forces.
Sources : Psychologies
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