L’eau
Dans nos rêves, ou notre réalité subjective, nous avons toutes sortes d’eau, du petit ruisseau au fleuve, en passant par les torrents… les eaux maîtrisées, piscines, étangs, lacs.
Il y a l’eau océanique, notre «Grande Mère».
Mais dans nos rêves, ou notre réalité subjective, nous avons toutes sortes d’eaux du petit ruisseau au fleuve, en passant par les torrents… les eaux maîtrisées, piscines, étangs, lacs.
Me revient un rêve qui se passait dans une vallée très étroite en haute montagne.
«Je longeais par un étroit sentier un lac très profond, aux eaux noires, inquiétantes. Je me penche pour regarder de près, cette eau en apparence stérile, regorgeait de poissons et même de tortues d’eau.»
Cet autre rêve encore:
«Je visite l’île de Molène, je découvre une plage inconnue où des hindous se baignent dans des espèces de bassins étroits, rectangulaires qui descendent en escaliers vers le bord de mer. J’en vois un plein ; je suis en chemise de nuit et j’ai la tête pleine de shampoing, il faut que je me rince la tête. Je trébuche avec ma chemise de nuit et tombe dans le bassin. Un vieillard arrive, style vieux talmudiste qui revendique ce bassin comme étant l’eau de son bain. Je me propose de sortir, mais il ne veut pas parce que j’en ai souillé l’eau . Alors je me baigne franchement. Je veux ensuite rincer la baignoire et faire couler une nouvelle eau. Mais un jeune homme arrive et revendique le bassin. Il ne veut rien savoir sur le vieillard à qui reviendrait normalement le tour d’occuper la baignoire.» Rêve que je n’ai pas décodé!
«Compris le sens , plutôt que décodé.. Cela jure à mon oreille ton expression «décoder un rêve» il n'y a pas de code dans le symbolisme onirique, aucun symbole ne peut se décoder. Par contre il est porteur d'un sens qui renvoie à une réalité psychique qui ne se laissera jamais limiter dans une définition précise et fermée.» (Le rêveur)
Mon eau intérieure se confond avec mon fleuve sacré: le Rhône! Dans ce triangle des trois départements: Ain, Savoie, Isère, le Rhône est encore le fleuve sauvage qui n’a pas encore traversé Lyon, il déborde régulièrement ou se cache dans les roseaux, derrière les longues files de peupliers. On sent et on entend sa présence mais on ne le voit pas... Lorsque je suis arrivée en Ardèche, je l’ai retrouvé le long de la Nationale 86. Lorsque l’on arrive au Pouzin, un pont l’enjambe, repeint en bleu aujourd’hui. J’aime beaucoup cet endroit et il me fait invariablement penser à Fernand Léger avec ses tableaux industriels.
Lorsque j’avais 25 ans environ, j’ai fait partie d’un groupe: «Les ateliers de la Braille»…
Un jour, alors que nous cherchions un thème d’écriture, ces quelques mots se sont affirmés en moi avec force…
Je suis Julie, je tue, je crie.
Où est mon sang, où est mon eau ?
Je les ai partagés avec le groupe et nous avons commencé l’écriture d’un texte… Les années ont passé, le groupe s’est défait. Mais le texte qui dormait dans une chemise est réapparu, je l’ai fait mien, le retravaillant selon mes révoltes, mes remous intérieurs (version féministe, mystique…) pour, quelque trente années plus tard, finir par lui donner la forme d’une légende. Je venais de terminer une formation à la littérature orale, aux contes et légendes.
Ce Rhône est à la fois une réalité objective et une réalité subjective.
La Fille du Fleuve
Cette légende, née d'une enfance vécue à la lisière des marais, porte les mystères d'un fleuve qui se cherche encore, qui déborde, qui étire ses bras encerclant des îles.
Parfois, le long de sa course, il laisse des langues d'eau poissonneuse, de l'autre côté de ses berges, appelées ici "les lônes".
Ce fleuve vient de renouveler ses eaux dans les profondeurs d'un grand lac au pied des Alpes.
Il resurgit en se faufilant dans les marais entre les montagnes du Bugey et les collines où moutonne le buis.
Il se cache derrière les roseaux, et toutes sortes d'essences d'arbres : peupliers, saules, vernes, fayards, noisetiers, trembles, amarines... Mais on le sait là, dans le murmure incessant de ses eaux...
En automne et en hiver, il s'étale en grandes écharpes de brumes au-dessus des terres froides...
Quand je songe au fleuve d'or
qui passe là-bas, là-bas
dans la nuit j'entends mon cœur
qui pleure tout bas.
Ici les bleuets en fleurs
ont de tendres feux
mais ils n'ont pas la couleur
qui dort en mes yeux...
Julie habitait les marais, dans une masure en pisé à quelques mètres du fleuve, de Son Fleuve.
Dans le village établi un peu plus loin dans la plaine, au delà des marais, on l'appelait "La fille du fleuve".
Tous les matins, son Fleuve la réveillait :
- Julie !
- oui... je suis Julie !
Il bavardait déjà inlassablement de son eau verte et transparente, chuchotant :
- je t'attends, presse-toi. N'as-tu pas vu le reflet de l'air sur la vitre ? Le brochet est déjà en chasse derrière les amarines. Le printemps s'immobilise derrière ta porte
Julie jetait une écharpe sur ses épaules et, pour rapporter l'eau nécessaire à la journée, prenait le seillon sur la pierre de l'évier.
A grandes enjambées sur le gravier humide, elle se dirigeait vers son fleuve.
- Bonjour mon Fleuve.
Agenouillée sur la rive, elle se penchait sur l'eau, respirait l'odeur du fleuve.
Elle trempait deux doigts dans le courant, le doigt de Jupiter et le doigt de Saturne, puis venait déposer quelques gouttes de son fleuve, derrière chacune de ses oreilles, comme une femme se parfumant. Ensuite, elle baignait son visage dans le creux de ses mains et avançait lentement dans l'eau encore froide.
Quand elle avait repéré le brochet, elle le poursuivait entre les racines du saule qui plongeaient dans les profondeurs du lit du fleuve.
Julie arrivait vers une plaque de marne savonneuse. Avec un peu de boue elle s'en frottait les jambes, les cuisses, le ventre - le polissant lentement autour du nombril - puis les bras, les genoux, les coudes et deux couleurs sur les joues. Elle s'éclaboussait en courant sur la rive du Fleuve.
Terre et limon, elle allait tous les jours du printemps...
Quand je songe au fleuve d'or qui passe là-bas, là-bas...
- Julie, l'air est chaud, lève-toi, l'été entre par la fenêtre !
La lumière inondait la pièce
Le seillon perché sur sa tête, nue, Julie se précipitait vers les berges. A genoux dans l'eau, elle arrosait ses yeux, ses narines, et se frottait les oreilles.
- Que le Fleuve soit à moi éternellement
La truite attendait la jeune femme qui s'immobilisait au-dessus d'elle.
D'un geste précis elle la capturait, jaillissante dans sa main hors de l'eau, la lumière se brisait sur ses écailles, offrande à l'astre du jour.
Rendue au courant la truite se faufilait prestement entre les cailloux.
Julie faisait semblant de la poursuivre encore. Puis elle allait se rouler dans la marne et s'étendait dans le courant du fleuve qui la léchait de son eau rugueuse.
Elle aimait aussi courir à contre-courant sur la berge, sa course était danse, rythme. Elle aimait sentir le vent tiède qui séchait sa peau.
Elle était fille sauvage, amoureuse d'un fleuve ! Parfois elle s'adossait un long moment contre le saule et contemplait, en contrebas, la course de son bien-aimé...
Et tous les jours de l'été, elle chantait, chantait :
Quand je songe au fleuve d'or
qui passe là-bas, là-bas
dans la nuit j'entends mon cœur
qui pleure tout bas...
Le Fleuve se fit encore plus doux, plus humble ; le clapotis incessant de l'eau sur la berge réveillait Julie.
- Pleure Colombe... Sais-tu le rayon sur la vitre ?
- la truite a déserté n'est-ce pas ?
- elle a déserté mais la pie t'attend.
Enveloppée dans une grande écharpe, toujours le seillon sur une hanche, elle avançait lentement vers le fleuve tandis que la pie jacassait au-dessus d'elle.
- Salut mon fleuve.
L'eau coulait à travers les roseaux dépouillés.
Absente, Julie trempait sa main dans le courant et puis se mouillait le visage, les doigts posés sur les yeux :
- La tristesse de mon fleuve trouble mon regard, sa fadeur est sur mes lèvres.
Elle se bouchait les oreilles en criant :
- Ta désespérance, je ne veux plus l'entendre !
- Toi la pie va-t-en !
Puis elle rentrait dans le fleuve en projetant de l'eau en direction de la pie qui la narguait, perchée sur les branches du grand saule.
Julie aimait faire des ricochets, alors la pie se laissait tomber comme feuille morte, puis rebondissait au rebond du galet lancé avec force à la surface du courant.
Elle se rinçait rapidement après avoir frotté sa peau avec de la glaise. Elle prenait les couleurs de la saison. Elle remontait lentement en traînant le seillon à la surface de l'eau...
Elle revenait à sa demeure, réconciliée avec elle-même, ainsi tous les jours du mélancolique automne...
Ici les bleuets en fleurs
ont de tendres feux,
mais ils n'ont pas la couleur...
En hiver, une étrange lumière illuminait la pièce. Lovée sous sa fourrure, Julie se réveillait doucement.
Ensuite, elle tirait la fourrure de la couche pour s'envelopper dedans... Elle se dirigeait vers la vitre pour prendre des nouvelles du dehors...
- des fleurs de givre, des fleurs de givre !
Elle tapait des mains en riant :
- un bleuet : l'hiver sera sec et froid,
- une grande rosace : mon fleuve charrie des glaces,
- une queue de comète qui serpente entre les bleuets et les acanthes, les herbes cassées par le vent se couchent au fil de l'eau.
Elle frissonnait en glissant le seillon sous la fourrure, posait ses pieds dans les sabots garnis de paille. Elle se dirigeait vers le fleuve en faisant claquer ses pas sur le sol gelé.
Elle pénétrait dans l'eau à hauteur des genoux, la main pendante, flottant à la surface du courant qui l'emportait.
De temps en temps, glacée, elle sortait sa main de l'eau et la léchait longuement pour la réchauffer.
- Bonjour ô mon fleuve, ton eau est âpre ce matin !
- Essuie tes yeux, Julie !
- qu'ils se reposent ce jour, éternellement
- Respire-moi
- que mon souffle se refroidisse
- Un baiser de ta bouche, ma toute gardée
- mes lèvres se déchirent mon bien-aimé.
- Et tes oreilles, Julie ?
- le vent hurle ce jour éternellement.
Les doigts agrippés sur la fourrure, Julie cherchait quelque bois flottant qu'elle retenait du bout du pied.
- Mille pensées affectueuses pour le brochet.
Puis elle laissait aller le bout d'écorce et recommençait le même rituel pour la truite,
- à toi, ô truite si belle sous le soleil.
Et une dernière brindille maintenue sous le courant puis relâchée :
- à toi, la pie, et tes dérobades.
Son sang s'arrêtait ! Vite elle revenait vers sa maison.
Ainsi elle a célébré ses noces avec le Fleuve, tous les jours, toutes les saisons !
Mais un matin, une inquiétude mortelle la réveilla, dehors un grand silence !
- Julie, je suis Julie !
Mais rien ne venait du fleuve...
Elle a couru, couru et là, sur la berge, le fleuve avait disparu. Un filet d'eau coulait encore à travers la boue et les cailloux.
Elle apostropha le silence :
- Je suis Julie, je tue, je crie !
Où est mon sang ? Où est mon eau ?
- Je suis Julie !
Affolée, elle regardait de tous les côtés. Elle vit le saule, avec ses racines hors de l'eau, pendantes, dénudées. Le tronc de l'arbre s'était déchiré sur sa longueur, énorme chancre creusé en une nuit...
Comment avait-elle pu laisser échapper son Fleuve ?
Elle fit le tour du saule et se glissa dans la blessure qui pouvait la contenir et là ... elle pleura, pleura, pleura...
Le saule se referma lentement sur elle, ses branches s'abaissèrent jusqu'au sol devenant écrin pour la Fille du Fleuve qui disparut à jamais.
Ainsi pleurent certains saules...
Mais, une ou deux lunes après ce jour fatidique, une source jaillit entre les racines de l'arbre, la source devint ruisseau, rivière puis long fleuve serpentant dans la plaine plus loin...
Quand je songe au fleuve d'or
Qui passe là-bas, là-bas
Dans la nuit j'entends mon cœur
qui pleure tout bas
Ici les bleuets en fleurs
ont de tendres feux
Mais ils n'ont pas la couleur
qui dort en mes yeux....
Jean Justin, pendant que je mettais en forme ce passage sur le fleuve m'envoyait le texte suivant, belle synchronicité :
[....] Ce vide* me renvoie à un vide intérieur plus fondamental dans ma géographie intime.
(*après la mort d'Elsa, épouse de Jean Justin.)
Je te dédie cet essai pour tenter de combler ce vide.
Ne me reste pour me guider qu’un nom qui sonne en moi comme un vagissement : Savannakhet, la ville où je suis né, et quelques photos de famille d’où je suis absent, parti top tôt vers les terres glacées de l’Occident.
Avec ces seuls éléments, qui m’ont permis de faire semblant d’être un gentil petit garçon heureux, j’ai tenté de me fabriquer des souvenirs, celui d’un grand fleuve sorti des montagnes du Tibet oriental qui coulait à quelques pas de ma maison natale, et celui des bras de la « congaï » qui berçaient un bébé en lui parlant dans une langue aux inflexions de mélopée.
[Le fleuve Mékong est à l'origine appelé Mae Nam Khong par l'ethnie Taï, répartie dans tout le bassin ; pour raccourcir, ils disent Mae Khong, signifiant « Mère de tous les fleuves » ou « Fleuve Kong » (d’après Wikipédia). Les colons français, dans leur vulgarité de civilisés, appelaient « congaï » les domestiques femmes (et aussi leurs partenaires sexuelles locales !), d’un terme vietnamien désignant la femme : ces domestiques étaient des femmes sans nom !]
Mais il est une déchirure encore plus profonde, un vide plus sidéral, celui de ma grand-mère paternelle qui habitait le quartier chinois de Cholon. Je n’ai d’elle qu’un nom sur le livret de famille : Nguyen Ti Tan et comme image, le navire des Messageries Maritimes s’éloignant du port de Saïgon, à la fin du film « L’Amant ». Avant d’embarquer dans le monstre de fer, ai-je pu être pris dans les bras de cette inconnue et ai-je entendu pour la dernière fois la mélopée de la langue vietnamienne ? Je ne sais pas.
Mes parents ont emporté ces « détails » dans leur tombe.
Le désert et l’aridité
Célébrer l’eau amène l’évocation immédiate, en contrepoint, du désert, de l’aridité. Je me revendique «Fille des marais» ; le désert, l’aridité m’angoissent presque instantanément. Il faudrait que je relise tous mes rêves pour le confirmer, mais je ne me souviens pas de rêve dans le désert… Un, peut-être avec l’image finale:
«un cavalier s’éloigne à cheval en direction du désert, vêtu à la manière arabe. Il se retourne me regarde longuement et semble me dire:
- maintenant, tu traces ta route toute seule!
Je crois comprendre qu’il est mon maître spirituel.»
Je ne sais plus à quel moment de ma vie j’ai fait ce rêve, il y a cinq ou dix ans peut-être…
Lorsque je suis arrivée à Privas avec ma famille, nous venions de Haute-Savoie, Thônes pour être exacte! J’avais l’habitude de voir des vaches paissant dans des prés à l’herbe drue et fournie d’un vert intense.
Nous sommes arrivés en Ardèche fin juillet, les prés, tapis usés, délavés n’avaient rien de commun avec les prairies de mon enfance ou celles que je venais de quitter.
J’ai eu mal pour la terre asséchée, pour les pauvres vaches qui broutaient des mottes d’herbes rases et jaunies à fleur de terre. Elles produisaient trois fois moins de lait que les vaches savoyardes.
Bien sûr toute l’Ardèche ne ressemble pas à cette description. Vers Annonay, Vernoux, il y a plus de verdure, d’humidité… Mais l’Ardèche que j’ai intériorisée est une Ardèche désolée, aux couleurs délavées…
Il faut que je prenne de la hauteur vers Lachamp Raphaël pour que je re-découvre ses horizons incroyables, ces successions de plans. A un moment même sur cette route du plateau, le regard se perd si loin qu’il semble saisir la courbure de la terre…
Il peut y avoir un aspect zen dans ce territoire qui me tient à distance… Même si j’ai pu avoir quelque envie à Veyrins de faire un jardin zen dans un coin de la cour, ma volonté n’a pas suivi : il y a trop de sagesse, pas assez d’exubérance végétale non contrôlable…
Je me sens plus à l’aise dans une démarche taoïste que j'ai pratiqué dans des circonstances étranges pendant trois ans, enseignement Tchan (taoïsme tibétain) par correspondance, cependant très personnalisé et qui a modifié durablement ma perception de la réalité, enseignement où l'utilisation de l'humour est prépondérant !
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