Le lieu de l'enfance :
lieu de l'appel à la vie, le lieu de notre mort
lieu de mon enfance, le lieu du retour, le lieu du départ éternel…
Si le lieu de notre enfance dans les rêves peut être le lieu de départ d’une action, d’une recherche, de sa propre naissance intérieure, à la fin de notre vie, j'ai l'intuition qu'il pouvait devenir symboliquement le lieu du retour, le lieu du départ éternel… Une main qui s’ouvre, une main qui se referme.
Cette réflexion s’est installée en moi, petit à petit, par l’observation des attitudes de Maman dans sa maladie, dans le retour systématique vers la maison de son enfance, plus présente en elle que les soixante années passées dans la maison familiale auprès de mon père. En dehors des problèmes de mémoire, dûs à la maladie, ne puis-je pas méditer sur cette maison de l’enfance comme lieu d’involution, de repli sur l’avant la naissance? L’acte de mourir n’est-il pas l’acte du grand retour ? Et si quelque chose perdure après notre mort, je peux légitimement penser que ce quelque chose aura à voir avec la vie intérieure.
Lorsque nous sommes rendus aux deux tiers de notre vie, (ce qui est mon cas ! La lignée des femmes côté maternel porte une espérance de vie de plus de 90 ans depuis trois générations), nous ne pouvons que penser à son terme (à moins de faire l’autruche…), à ce qui se passe en nous, et peut-être trouver un juste équilibre entre sa vie de tous les jours et sa vie intérieure.
Voilà les bases de ma géographie intérieure! Mais chacun de nous, sans forcément passer par les rêves, peut repérer des lieux pouvant devenir une référence symbolique pour lui!
Ainsi une amie Colline, réagissant aux pages qui précèdent, m’écrit:
«Dans les sites réels où j'ai vécu, il n'émerge que deux endroits significatifs pour moi, malgré les mille lieux habités du fait de la carrière militaire de mon père :
La Rue de l'Ancien Château […] La Rue de l'Ancien Château ! C'est le paradis de mon enfance, les quatre premières années de ma vie chez mes grands-parents paternels. Dans ce «château» j'ai vécu, aimé, créé comme une vraie princesse adorée. J'ai connu l'affection inconditionnée, la liberté de rêver, l'espace naturel nécessaire à ma créativité de l'époque, mes premiers émois sexuels. C'est là où a commencé ma confiance immense en la vie et aux êtres humains. Même si, très vite, une cassure particulièrement brutale, une déchirure éternelle m'ont soustraite à ce monde idéal, je me rends compte combien ce passage a profondément marqué ma vie, mes choix, mes passions ultérieures.»
Ancien Château: pour elle, dans ce terme de château, par rapport à son propre vécu, il y a une notion de paradis perdu, de temps privilégié… Mais elle a quitté l’Ancien pour se retrouver dans une région de mines, quartier du Viget (qui, pour moi, résonne un peu comme vigile, ou aussi vie j’ai, j’ai la vie). Et pour en revenir aux Mines, son adresse précise comporte le mot tournesols (tourne le sol!) Il y a bien une idée de travailler sa terre. Je l'interprète ainsi parce que ce quartier est sur une terre minière, mais ce tournesol se réfère principalement au soleil.
Pour en revenir au Château, il y a une lame des tarots de Marseille que j’affectionne particulièrement, c’est l’As de coupe. La coupe est fermée par un magnifique château, (Jodorowsky fait allusion à une cathédrale). Moi j’y vois un oiseau prisonnier qui ne demande qu’à s’envoler si on ouvre le château. Il faut parfois savoir quitter ses paradis perdus pour aller creuser sa terre et laisser son âme prendre son élan!
Chacun de nous a une relation intime avec tel ou tel terme de ce que je pourrais appeler la géographie de l’âme. Terme que nous investissons plus ou moins consciemment en fonction de notre culture générale, de notre vécu, de nos intérêts. Ainsi mon rêveur entend-il au nom de Veyrins «vers un», vers l’unité, ce qui est logique dans une proposition junguienne. Je pense que si j’ai entendu si rapidement «vérin», c’est parce que papa était mécanicien, ce mot, assez courant dans les conversations autour de moi, m’était familier, même si j’étais psychologiquement «allergique» à la mécanique…
Mais je reviens sur cette terre minière, (où vie actuellement mon amie), qui, probablement, l’invite à ce travail intérieur de la mine, riche de trésors enfouis, le charbon comme énergie, les métaux précieux, les pierres précieuses. C’est une terre ingrate en apparence, mais si on la travaille, elle nous donne l’énergie pour faire marcher nos fourneaux là où s’élaborent nos mutations intérieures et elle nous donne aussi ses trésors… C’est Mère Terre Alchimie.
J’ai fait plusieurs fois des rêves de villes minières très anciennes, difficilement datables dans le temps. Je pense qu’à travers l’attention que nous portons à nos rêves et leur essai de décryptage, nous entrons en contact avec ces symboles, ces archétypes qui remontent à la nuit des temps, la mine et les strates du temps. C’est dans le temps, le silence, la passivité que toutes ces richesses intérieures se sont fabriquées, élaborées. C’est gris et poussiéreux, mais si on gratte, on creuse, quelles merveilles !
Échos de rêves, la mer …
Colline me parle aussi d’un rêve récurrent: une ville de l’autre côté de la Méditerranée, où elle se promène. Parfois elle a accès à la mer, à cette plage paradisiaque. La vie vient de la mer, elle nous régénère… Dans certains rêves de ce type, elle ne peut aller jusqu’à la plage...
Je ne saurais, hors contexte, donner des indications pour elle-même à cette amie. Mais ce rêve fait écho en moi à un rêve de mer.
«J’étais dans une ferme en bordure de côte et je cherchais à faire du fromage, mais je n’arrivais pas à le faire prendre… Je suis allé voir de l’autre côté de la maison, au bord de la mer, c’était une mer d’orage, de tempête… Et je me souviens très bien en sortant de ce rêve m’être dit: - pas étonnant que je n’arrive pas à faire mon fromage avec cette tempête!»
La mer, la mère en colère en moi. Trop de choses me bouleversaient à l’extérieur pour mener à bien ma mutation…
Il y a trop de lumière dans la ville pour accéder à la plage, il faut aussi l’ombre! C’est le travail alchimique…
Ma propre mythologie de la mer, de l’océan, se nourrit de deux expériences intimes très fortes. La première de ces expériences, j’avais six, sept ans, j’étais à Dinard avec mon grand-père maternel sur la plage de l’embouchure de la Rance en face de St Malo (aujourd’hui barrage de l’usine marémotrice).
L’été était déjà assez avancé et le temps incertain avait chassé les baigneurs les promeneurs. Seuls restaient sur cette plage, mon grand-père et moi. Il m’indiquait St Malo, de l’autre côté. Soudain la brume s’abattit sur nous, comme un voile épais.
Les alentours disparurent derrière et devant nous, dans un silence humide. Puis, tout aussi brusquement, la brume s’éleva juste au-dessus de la baie, laissant apparaître une scène bleue très dense, mouvante, hors du temps.
- « C’est beau, c’est beau » répétais-je, très émue, les yeux écarquillés.
L’intensité du moment était incroyable, magique, miraculeuse.
Pour moi l’invisible était à notre portée, juste derrière la brume, devant il y avait la scène de notre vie où à tout moment pouvait surgir l’inimaginable.
La brume se transforma encore une fois en une pluie drue et nous obligea à rentrer à la villa.
La vision est restée très nette en moi, autre dimension manifestée, inscrite, première reconnaissance d’un ailleurs – ici -
La terre, la mer, le ciel réunis, parlant d’une seule voix.
La terre est porteuse d’infini, la mer invite à agir sur cette scène offerte, le ciel se voile délimitant l’espace de l’action.
J’irai plus loin encore, derrière les brumes de la vie, découvrir la lumière inscrite au cœur de chaque élément.
L’espace dévoilé est à ma mesure dans la rencontre de la mer et du ciel, avec pour assise la terre. Dans cet espace intemporel, vivant au plus profond de ma mémoire, où se confondent le point et l’infini, je peux aller et venir à mon tour dans la conquête de ma propre respiration.
Quelques années plus tard, après cette première expérience d’une sorte de transcendance, j’ose le mot, j’ai eu une seconde expérience du même type, due à la proximité de la mer. La plage est plus découverte, l’horizon plus vaste.
Adolescente passionnée et rebelle, je participais à un camp à Narbonne… Mais ce soir là, nous étions regroupés sur l’immense plage de Sète, pour un repas de lentilles au sable! Je m’étais éloignée du groupe d’où me parvenaient rires et chansons.
La nuit descendait sur les flots monotones, le ciel étoilé se confondant avec les reflets qui s’allumaient sur la pointe des vagues. Mes mains se remplissaient de sable que je laissais couler, tel le sable d’un sablier. Les gestes étaient répétitifs comme l’était le flux et le reflux des vagues. J’étais fasciné par ce va-et-vient, par ce ciel qui finissait par se confondre avec l’horizon, j’ai dû m’auto-hypnotiser… Je crois plutôt que tu étais saisie dans ton corps et ton âme par le grand rythme cosmique et que tu faisais un avec ce grand balancement qui traverse la vie de la terre. Ce n'était pas toi qui t'hypnotisait, tu étais prise et c'est si beau et profond. (le rêveur)
Et soudain, encore ce tourbillon, cette aspiration soudaine dans une matrice cosmique. La chair n’est plus chair, elle est poussière d’étoiles, elle est vibration, les pensées se font silence.
Ô mère nature qui tressaille à l’enveloppement serein du ciel, de cette étreinte cosmique jaillissent des éclairs, des embrasements secrets, des fontaines de jouvence. La chair s’illumine, se disperse, elle n’est plus limite, mais accomplissement.
Les symboles, archétypes, et rituels
Je crois avoir toujours été fascinée par ce qui se passe en moi et par la vie des symboles. Le symbole est un langage multiple où chacun peut projeter et en général projette plus ou moins consciemment, ses propres visions, sa propre évolution. Ma familiarité avec ce domaine provient probablement de mon éducation catholique, des rituels qui rythmaient symboliquement l’année. Le temps de l’avent, le temps de Noël, puis à nouveau un temps de repli avec le carême, et le temps de la résurrection. Les couleurs des vêtements sacerdotaux, le rouge, le vert, le violet, le noir, l’or. J’ai intériorisé le fait qu’une chose peut en représenter une autre, voire être autre… par exemple l’hostie qui, consacrée devient le corps du Christ, de même le vin, le sang. Ce que je vois peut être autre chose que ce que mes yeux voient. Un et un ne font pas forcément deux!
Enfant, puis adolescente, je crois avoir vraiment vécu de l’intérieur, ces rituels. Ils avaient un sens, j’avais l’habitude par exemple, qu’une parabole raconte autre chose que les faits décrits, il y avait une autre interprétation…
Un jour tout cela n’a plus fait sens pour moi… Je ne saurais expliquer vraiment le processus par lequel le non-sens s'est inscrit en moi, peut-être par la perte du mystère avec l'abandon du latin à la messe, je sais, cela peut apparaître comme une réflexion intégriste, mais notre langue sacrée en tant que catholique était le latin, il marquait une distance entre nous et le mystère célébré... Le fait aussi que le prêtre fut mis en face à face avec les fidèles et non le dos tourné, pour célébrer la messe . Le dos tourné, l'officiant conduit son peuple, en face à face, il devient homme... La religion s'est rapprochée de nous, le mystère a disparu. Pourquoi aujourd'hui les adolescents aiment-ils tant les romans qui font appel à la magie ?
Mais mon esprit, mon cœur ont pu se tourner vers d’autres perspectives où se jouent les symboles et les archétypes, comme l’astrologie, les tarots (de Marseille de préférence), les rêves, les contes…
Je n’ai pas transmis cette éducation religieuse à mes enfants ; je ne sais si c’est un bien ou un mal, je m’interroge cependant sur ce qui, aujourd’hui, peut permettre à chacun de trouver le chemin de cette vie subjective, de cette réalité intérieure si nourricière et apaisante en temps de disette intellectuelle, morale et spirituelle. Nous ne pouvons pas être qu’à l’extérieur de nous-mêmes, en fuyant dans l’action, ou dans le sentiment d’impuissance. La vie de l’âme, de ce quoi ou de ce qui nous anime, est un vérin pour conduire nos vies.
Personnification des paysages
J’ai évoqué la géographie des rêves, mais dans la vie de tous les jours, les paysages familiers peuvent avoir aussi une autre dimension. Je crois être assez animiste dans mon rapport à la nature. J’ai besoin d’avoir des repères au niveau de mon regard, et j’investis facilement les montagnes de présences tutélaires… Ainsi lorsqu’en Ardèche, au Pouzin, je prends la vallée de l’Ouvèze pour aller sur Privas, quelques kilomètres avant la préfecture, sur la gauche, il y a une montagne dont le profil emporte mon imagination en Égypte vers le Sphinx (pour moi, il est le gardien de la vallée). Quand j’arrive à sa hauteur, intérieurement je le salue.
Près de Crest, en allant sur Gap, il y a aussi une montagne au profil singulier. Dans la région elle est surnommée «le chapeau de Napoléon»… Mon rêveur et moi l’appelons l’Indien. Parfois il fume le calumet de la paix… Sagesse de Mère Nature veillant sur cette vallée. En arrivant chez mon interprète, c’est la première «personne» que je rencontre, je parle à l’Indien, je l’observe, je lui souris, je le prends en photo, maître intérieur identifié, statufié par la nature mais vivant!
Les symboles, les archétypes sont vivants, leurs charges symboliques et leur compréhension évoluent au gré des siècles et des cultures, et de la personne qui les intègre. Il y a un sens général à chaque symbole mais celui qui le vit peut l’investir d’un autre sens, d’un autre rapport. C’est à travers ce dialogue intérieur que l’âme du monde me parle, ainsi que ma propre âme (ce qui m’anime!).
A Veyrins il y a La dent du Chat, cette montagne au dessus du lac du Bourget et cette magnifique légende:
Le lac est apparu peu de temps après la création du monde par Dieu. Celui-ci avait demandé à trois anges de surveiller les jeunes sommets des Alpes. Puis il leur demanda d’aller superviser d’autres jeunes montagnes. Les anges peinés de devoir quitter les sommets nord alpins, laissèrent tomber, chacun, une larme qui a donné naissance à un lac : Léman, Annecy et le Bourget.
Très longtemps après, le roi Arthur était de passage dans la région accompagné de ses fidèles chevaliers. Les habitants de la région lui demandent de chasser du col un chat satanique qui perturbe le passage du lac vers la vallée du Rhône.
Pourquoi ce chat était-il satanique ? Pour répondre à cette question, remontons un peu en arrière. Antoine un brave pêcheur du lac est bredouille. Or cela fait plusieurs jours qu’il ne pêche rien, sa femme et ses enfants ont faim. Aussi promet-il au diable de relâcher le premier poisson qu’il pêcherait. Satan entend sa promesse et un premier poisson est pris. Le poisson est de bonne taille, Antoine le garde, se disant que Lucifer lui pardonnerait de ne rejeter que le second poisson pris. Oui mais le second est encore plus gros que le premier et Antoine le garde pour lui malgré les conseils d’un démon venu lui rappeler sa promesse.
Le troisième poisson subit le même sort que les deux précédents. La quatrième fois qu’Antoine retire sa canne à pêche c’est un chaton qui est sorti. La promesse était pour un poisson pas pour un chat, celui-ci est destiné à chasser les rats de la maison familiale.
Le chaton, punition du malin, grandit vite, devient énorme, dévore Antoine et se place au col. De là, il laisse passer les voyageurs sur le col, sauf un tous les vingt. Voilà donc le chat que doivent chasser Arthur et ses chevaliers. Rapidement ils viennent à bout du monstre ; la bête est lancée au fond du lac, sauf une dent qui est plantée au dessus du col pour rappeler la punition maléfique.
Cependant le fléau n’est que prisonnier des eaux du lac et ses colères soulèvent des tempêtes qui font chavirer les embarcations de ceux qui ne tiennent pas leurs promesses.
C’est une présence importante dans le pré derrière la maison familiale que cette Dent du Chat. Par beau temps, lorsqu'un petit triangle blanc apparaît : le Mont Blanc, c’est le signe que ce beau temps ne va pas durer.
Après le Sphinx, l’Indien, la Dent du Chat, une autre montagne ces dix dernières années est venue baliser mes randonnées sur les chemins de ma géographie intérieure. Il s’agit du Pic Saint Loup, si différent selon d’où on le voit. Il doit son nom à une légende d'amour médiévale dont voici une version:
Trois frères, Loup, Guiral et Alban, (tous les trois amoureux de la belle Dame, châtelaine orpheline confiée à eux avant le décès des parents), partirent en croisade sans savoir lequel d'entre eux elle choisirait comme époux.
Au retour de Terre sainte, la bien-aimée avait trépassé. Désespérés, ils décidèrent de vivre en ermites au sommet de trois pitons voisins et d’allumer un feu sur les trois sommets à chaque anniversaire de la mort de leur Belle Dame Celui sur lequel vivait Guiral devint le mont Saint Guiral. Il est situé près du mont Aigoual dont le dôme granitique culmine à 1366 mètres. Celui sur lequel vivait Alban fut nommé le mont Saint-Alban, près de Nant. Installé sur le pic auquel il donnera son nom, Loup mourut le dernier. Comme ses deux frères, il avait allumé tous les 19 mars de sa vie un feu en la mémoire de sa bien-aimée.
Cette légende des trois feux sur trois monts proches les uns des autres, est, avec ses variantes, une légende universelle, probablement issue de rituels très anciens, celtiques ou autres.
En personnifiant des lieux, des montagnes je ne fais qu’ajouter ma légende personnelle à une tradition plusieurs fois millénaire « et contribue ainsi à vivifier le mythe... » (Le rêveur)
Pour ajouter un commentaire, vous devez être membre de ‘épanews’.
Rejoindre épanews (c'est gratuit)