Flaumenbaum & de Tonnac
Ne veulent-ils plus... ou ne savent-ils plus faire l’amour ?
Une gynécologue, active dans la libération de 68, redéfinit une éducation sexuelle : la mère y explique à sa fille la rencontre des souffles féminin et masculin. Un journaliste passionné interroge ceux, de plus en plus nombreux, qui refusent « l’obligation de jouir » et ne font plus l’amour. Nous les avons fait se rencontrer.
Elle : Gynécologue de choc des années 70, devenue acupunctrice et travaillant sur les ancêtres, comme les anciens Chinois, Danièle Flaumenbaum a écrit en 2006 un livre devenu culte en moins de six mois : Femme désirée, femme désirante (éd. Payot), salué par la presse unanime comme une mise au point remarquable de ce que pourrait être une vraie libération sexuelle, où les énergies yin et yang se compénètrent après que la femme ait accueilli l’homme en elle, « comble de la fonction féminine ».
Lui : Journaliste et écrivain hors norme, qui a su notamment donner un coup de baguette magique aux hors-série du Nouvel Obs, à la fin des années 90, Jean-Philippe de Tonnac s’est lancé dans une série de livres sur les rebelles aux modes d’être contemporains : après les Anorexiques qui font la grève de la faim, voici La Révolution A-sexuelle (éd. Albin Michel) de ceux qui, contraints ou forcés, échappent à « l’obligation de jouir » de la société de consommation. Les « refuzniks du sexe » ont soif d’un désir authentique. Les plus lucides d’entre eux préfèrent ne plus faire l’amour que de le faire mal.
Deux regards à la fois complémentaires et contradictoires. Nous avons eu envie de les faire se croiser, avec cette grave question : et si nous étions passés à côté de la vraie dimension sexuelle ?
Le texte intégral de cet entretien à trois voix est paru dans le N°51 Nouvelles Clés.
Patrice van Eersel : Pour commencer, chacun de vous pourrait-il dire ce qu’il a pensé du livre de l’autre ?
Jean-Philippe de Tonnac : Je me suis senti en phase avec le livre de Danièle pour au moins deux raisons. D’une part, voilà une gynécologue qui a aidé des milliers de femmes, et qui nous avoue, en 2006, que les femmes sont encore dans une difficulté incommensurable pour vivre leur sexualité - alors qu’on pensait l’affaire classée. La grande surprise de ma propre enquête se trouve donc confirmée. D’autre part, l’analyse mettant cette difficulté des femmes en rapport avec ce que leurs mères ont pu vivre, me touche énormément. Je ressens cette relation à tous les échelons de l’existence. Il est évident que quand on parle de sexualité, on est autorisé ou non par son ascendance, sa culture, ses parents.
Danièle Flaumenbaum : Nos deux livres convergent : je dis que les femmes ne sont pas construites pour vivre leur sexualité ; Jean-Philippe dit que beaucoup de gens revendiquent le droit d’affirmer qu’ils ne vivent pas leur sexualité - qu’ils s’en plaignent ou en fassent un « quatrième genre » et se déclarent asexuels ou « non libidoïstes ». Nous nous rejoignons donc dans ce constat d’un non-savoir vivre sexuellement. On en est là, en 2006 et c’est un choc, pour moi qui ai commencé à travailler comme gynécologue en 1970 et dont la génération a cru qu’on allait pouvoir vivre tout cela sans problème, parce que le droit au plaisir avait été enfin validé. La sexualité s’avère beaucoup plus compliquée à vivre qu’on s’y attendait...
P.V.E : Jean-Philippe, derrière les grandes catégories d’asexuels que votre enquête distingue (les abandonnés, les non-communiquants, les impuissants, les phobiques, les assoiffés de chasteté, les vierges...) n’y a-t-il pas, plus qu’une rébellion contre le monde actuel, un dégoût de la vie elle-même ?
J.-P.d.T. : Non, ce serait réducteur. J’ai plutôt eu l’impression d’interroger dans la société contemporaine un désir malade. Le désir tout entier est malade ! Je questionne une société qui a fait glisser le désir vers le besoin et le besoin vers l’addiction. Dans notre société de consommation et de saturation, qui nous prescrit des comportements à tout bout de champ, il est très difficile de faire monter un vrai désir libre, de l’entendre et de le croire.
D. F. : Je suis tout-à-fait d’accord. Nous parlons de la maladie du désir. Comment apprendre à vivre un désir adulte ? Voilà la difficulté. Le désir sexuel est une question d’adulte qui se trouve, soit bridée, soit interdite : nous sommes restés dans l’ancienne structure qu’on croyait avoir transformée. Notre psychisme a évolué dans une sexualité autorisée à se vivre, mais notre corps ne sait pas le faire. Car cette capacité ne nous tombe pas toute cuite : c’est une transmission, qui se fait très tôt dans l’enfance. De ce point de vue, les hommes et les femmes n’ont pas le même héritage. Le petit garçon sait depuis très jeune qu’une fois grand, il aura à vivre une sexualité - il n’a certes pas été éduqué à savoir bien la vivre, mais il sait au moins que son sexe lui servira à entrer en relation. Alors que, contrairement aux apparences, les petites filles ne le savent toujours pas. C’est un grand problème. On est passé de l’interdit de la sexualité à son déni. C’est ce que vous appelez le désir malade. La société nous fait croire qu’il n’y a pas de problème, mais c’est totalement faux.
Je pense que la contraception a introduit une vraie révolution du statut humain. La contraception n’a pas été inventée pour que des hommes et des femmes se rencontrent avec plus de plaisir, mais pour qu’il y ait moins d’enfants sur terre. Bien sûr, si un homme et une femme utilisant la contraception se retrouvent l’un en face de l’autre et se plaisent, il faut bien qu’ils inventent quelque chose ! On a cru qu’ils allaient savoir se rencontrer pour fêter la vie. Or, quarante ans après, les jeunes, pour qui cet acquis est évident, ne savent toujours pas le faire. Pourquoi ? Parce qu’on nous a préparé à fonder une famille, mais pas à devenir un adulte pensant sexué, capable notamment de vivre l’alchimie de l’orgasme.
J.-P.d.T. : C’est Romain Gary qui, dans les années 60, se demandait pourquoi on avait valorisé à ce point l’orgasme, en Occident. Il suggérait cette réponse : dans une société du doute, c’est la seule chose sûre. « Quand elle crie, pense l’homme, je suis sûr d’avoir atteint mon but. » Certes, la femme peut simuler...
P.V.E : Dans la Révolution asexuelle, vous faites cependant remarquer que « les simulateurs ne sont pas toujours ceux qu’on croit. » Éventuellement, ce serait l’homme qui ferait semblant de jouir ?
J.-P.d.T. : Brassens chantait : « 95 fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant. » Au cours de mon enquête, je me suis rendu compte que ça s’appliquait aussi aux hommes ! Mais eux, ne l’avouent que rarement.
D. F. : Je ne pense pas que les hommes s’emmerdent en baisant, je trouve qu’ils ne sont pas accueillis !
P.V.E : Avez-vous lu le dernier roman de Christiane Singer, Seul ce qui brûle ? L’héroïne est une lionne absolument splendide, mais toute sa force se trouve concentrée dans l’accueil : du yin pur.
D. F. : Mais la femme n’a que ça à faire ! Accueillir. On nous dit que les hommes sont des machos, des arrogants, des violents, et que les femmes sont de pauvres petites qui doivent toujours subir l’assaut du mâle... Mais ce n’est pas du tout mon expérience ! Je pense que la violence sexuelle masculine est en grande partie due au fait que les hommes ne sont pas accueillis là où ils devraient l’être et que ça les rend fous. C’est là seule chose dont j’ai regretté l’absence, dans le livre de Jean-Philippe : il ne dit rien de l’ignorance féminine de l’accueil et de la réception. Les femmes aiment généralement les hommes, certes, mais elles ne savent pas les accueillir et les recevoir en elles. Elles ne savent pas que la féminité, c’est ça ! Elles ne savent que se donner et s’abandonner. Dans un premier temps, les hommes sont tout contents... Mais ça s’arrête là. Et cela les met en ébullition, sans qu’ils comprennent...
P.V.E : C’est politiquement incorrect, tout ce que vous dites là !
J.-P.d.T. : Très incorrect.
D. F. : Mais enfin, quand on a dit que le III° millénaire serait féminin ou ne serait pas, à votre avis, ça voulait dire quoi, sinon que l’humain devait oser s’ouvrir au nouveau ? Que ce soit par le ciel ou par la terre, il doit s’ouvrir. Et la fonction féminine est d’accueillir. Bien sûr, il y a trente ou quarante ans, au moment de la grande libération des mœurs et du féminisme, par manque de référence, les femmes ont adopté le mode masculin. Chacun a la possibilité de se servir de ses énergies yin et yang, bien sûr. La femme peut ainsi user de son énergie yang pour se signaler, s’affirmer, combattre ou se protéger ; mais quand vient le moment de la grande rencontre, le moment de la sexualité pleinement assumée, elle doit absolument savoir vivre l’énergie yin dans toute sa splendeur ! Il y va de sa santé physique, émotionnelle, mentale, spirituelle et de celle de son partenaire, de ses enfants, de tout son entourage !
P.V.E : Que la femme se métamorphose dans le sens d’un accueil plus vivant... pour des oreilles d’homme, c’est trop beau à entendre !
DF (profond rire) : Un certain nombre de mes patientes m’arrivent poussées par leurs hommes ! Cela dit, je m’étonne que vous me situiez à contre-courant, ou politiquement incorrecte. Je me sens tellement à l’intérieur du courant !
P.V.E : C’est le courant suivant, la vraie révolution d’aujourd’hui...
J.-P.d.T. : J’aimerais vous croire, mais voilà, nous sommes des Occidentaux, les héritiers d’une civilisation chrétienne, qui ne nous dit toujours pas si nous devons aimer ou haïr notre corps. Or, on ne peut pas avoir de sexualité quand on en est à essayer de savoir ce qu’est un corps et comment on peut l’habiter. Je crois qu’il est très difficile, pour des Occidentaux, d’être à l’endroit de l’expérience, quelle qu’elle soit. On parle de sexualité, mais il pourrait aussi bien s’agir de balade en forêt. Et nous ne sommes pas sortis d’affaire car, dans la société qui se met en place, où émotions et rencontres se trouvent de plus en plus virtualisées, nous quittons carrément le domaine de l’expérience. J’ai l’impression que, pendant des siècles, nos ancêtres ont tenté d’entrer tant bien que mal dans l’expérience et que, n’y étant finalement pas arrivés, nous, Occidentaux, sommes en train de quitter définitivement le terrain de nos échecs. Dans l’univers cyber qui se met en place, la sexualité sera de plus en plus dans la parole, dans les images. Un anthropologue comme Piero Camporezzi, un ami d’Umberto Ecco, parle très bien de tout cela, quand il évoque le « voyeurisme de masse ». Il dit qu’au fond, dans la société de l’image, les gens se contenteront de regarder la sexualité mise en acte par des champions de la question, la grande masse se déclarant tout à fait incapable de rivaliser avec eux.
P.V.E : Tout comme nous ne chantons plus, mais écoutons des stars le faire ?
J.-P.d.T. : Ou comme nous ne jouons plus, mais regardons des champions athlétiques œuvrer à notre place. Nous aurons un jour un « Mondial de la sexualité » ! Nos descendants en resteront de plus en plus à une expérience faite par d’autres. C’est un constat amer, dans la suite logique d’une civilisation qui ne sait pas nous dire si nous aimons ou si nous haïssons le corps.
P.V.E : Vivons-nous dans une société infantile, incapable de comprendre l’alchimie de la rencontre sexuelle ?
D. F. : Je suis moins pessimiste que vous et je vais essayer de dire pourquoi. L’image et la parole sont des stades du développement de l’enfant. Si la sexualité nous est si difficile, c’est que la première expérience de l’enfant est la sensation et que la sexualité est justement de la sensation. Je pense bien sûr que la racine d’une éducation sexuelle conséquente tient d’abord dans les premiers soins donnés au nourrisson, qui doivent être - qui en douterait - bonifiants et sécurisants, pour qu’il acquiert une sécurité de base et une confiance en soi, qui lui permettront plus tard de savoir se donner et de donner. Mais il est tout aussi essentiel de transmettre à l’enfant que, quand il sera grand, il vivra des choses qu’il n’est pas capable de vivre pour le moment et que son sexe sert à ça. La libération de mœurs des années 60 et 70 a libéré une chose : la sexualité fantasmatique, la sexualité de l’image, la pornographie, qui correspond, non pas à ce qu’on a expliqué à l’enfant, mais justement à ce qu’on ne lui a pas dit. Avec les bribes qu’il a pu glaner, l’enfant s’est fabriqué sa propre idée fantasmatique de la sexualité. Cela ne signifie pas, d’ailleurs, que cette libération ne soit pas bonne à vivre, mais il faut dire à nos enfants que la sexualité ne se limite pas à la pornographie. Que celle-ci soit effectivement une manière de contacter notre énergie sexuelle, pourquoi pas, mais la rencontre sexuelle, c’est bien autre chose, au-delà de l’infantilisme et de la nurserie ! Aujourd’hui, on a l’impression que des adultes-bébés osent vivre leur sexualité de bébé, où chacun a besoin de l’autre pour vivre son fantasme et retrouver sa dynamique sexuelle... Mais ne nous arrêtons pas là. Qu’est-ce que la rencontre entre deux adultes sexués, voilà la question !
P.V.E : Oui, voilà, c’est quoi, cette rencontre ? Qu’en disent les sages de la Chine ancienne auxquels vous vous référez ? Vous écrivez qu’il s’agit d’un voyage de l’un dans l’autre et de l’autre dans l’un...
D. F. : Les taoïstes y voient un processus alchimique. Il s’agit d’allier des forces contraires et complémentaires, qui sont là pour se compénétrer (mot magnifique), suscitant en chacun des protagonistes une force qui va régénérer, oxygéner, dynamiser tout son corps de bas en haut, pour finir par le traverser, par les orifices supérieurs, si bien qu’il - et elle - entendra mieux, verra mieux, pensera mieux, parce que les ouvertures seront nettoyées et les neurones désintoxiqués. L’alchimie sexuelle nous fait même pousser des antennes, captant l’invisible et nous permettant d’y faire des incursions, pour grandir. C’est une royale voie de développement personnel ! J’avoue que j’en ai tout ignoré jusque assez tard. J’avais pourtant la maturité suffisante pour la découvrir, mais aussi le désarroi total de ne savoir la vivre. Voilà plus de vingt ans que cette approche m’émerveille et me nourrit...
P.V.E : Jean-Philippe disait que l’Occident ne s’est au fond toujours pas prononcé quant à la juste attitude par rapport au corps : bon ou mauvais. Mais de quel corps parle-t-on, puisque taoïstes et alchimistes en distinguent plusieurs - corps physique, corps d’énergie, corps de sensation, corps d’émotion, corps de pensée, corps de rêve... ? Un athlète occidental très musclé par le bodybuilding peut par exemple se trouver en fait totalement désincarné, dans la mesure où ses différents corps ne sont pas emboîtés les uns dans les autres, c’est ça ?
D. F. : L’Occidental est au moins coupé en deux, le haut d’un côté, le bas de l’autre. Ainsi, tous ces gens qui n’ont pas de désir, les asexuels dont parle Jean-Philippe, ont un esprit et un cœur, mais pas de sexe. En-dessous de la ceinture, ils ne sont plus vivants. Vous savez, cela porte un nom simple : ils sont névrosés. Les a-sexuels ou non-libidoïstes ont la franchise de reconnaître qu’ils n’ont pas de désir et le courage de proclamer qu’ils ne vont certainement pas se forcer. Ils ont raison : il ne faut pas se forcer. Mais je dis que c’est un défaut de construction que de ne pas avoir le désir de l’autre. Cela dit, encore une fois, je trouve que les gens s’aiment. Leur cœur vit et bat.
P.V.E : L’idée d’une compénétration des énergies pourrait-elle parler aux a-sexuels qui sont en « désir de vrai désir » ?
J.-P.d.T. : Mais oui ! Je pense à ce livre du psychanalyste indien Sudir Kakar, qui est aussi romancier et qui a écrit, sous le titre Un ascète du désir, la vie de l’auteur du Kama Sutra. Quand on voit comment un champion indien du désir se prépare à la rencontre amoureuse, par quelle ascèse il passe, comment ces gens ont développé une connaissance profonde de la sexualité, comme une véritable discipline physique et spirituelle... et comment nous nous imaginons, nous, pouvoir tremper dans le grand bain du plaisir et en jouir jusqu’à l’extase, simplement en feuilletant un magazine féminin qui nous explique comment faire... Ce fossé nous ridiculise.
P.V.E : Vous comparez des cas extrêmes.
D. F. : Ah, mais Jean-Philippe a raison : les Chinois raffinés aussi se préparent, et longuement ! C’est pourquoi il est intéressant de se donner des rendez-vous, avoir le temps de se préparer, se rendre disponible pour pouvoir se rencontrer.
J.-P.d.T. : Alors, oui, comme vous dites, il y a de l’amour dans ce monde, on le sent bien. Les gens sont aimantés par quelque chose. Même si leur désir est en berne, autre chose participe à la volonté d’être ensemble, de se coucher l’un contre l’autre - et s’ils ne se compénètrent pas, ils partagent au moins une même chaleur, comme des animaux...
P.V.E : Comme des enfants !
D. F. : Au mieux comme des enfants, au pire comme des êtres réduits.
J.-P.d.T. : Il y a des gens qui se contentent d’être dans le même lit tous les soirs, et pour eux c’est déjà énorme. Ça exprime bel et bien de l’amour. Et je les vois un peu comme un garagiste devant une voiture en panne, sans trousse à outils. Vierges de tout savoir, de toute expérience héritée, de toute expérience du corps et des corps. Je les plains beaucoup, parce qu’au fond, il suffirait de les mettre au travail, de les atteler à l’expérience, pour que ces gens éprouvent des sensations tout à fait merveilleuses. Mais c’est l’Occident qui est accablant d’imaginer que, parce qu’on est dans un corps, on sait automatiquement s’en servir. On n’a rien appris sur la sexualité ! Rien appris de notre père absent ou muet, de notre mère crispée par rapport à ces questions, de nos enseignants mal baisant mal baisés, de notre société qui fait semblant de jouir... Personne ne nous a rien appris. Au III° millénaire, on en est encore à un apprentissage nul. Donc, ne nous étonnons pas que les gens soient à la peine. Au fond, comme disait Philippe Sollers, la sexualité n’est pas une affaire démocratique. On accède au plaisir par une volonté, un apprentissage, une connaissance, une libération... Ça ressemble beaucoup à la spiritualité, cette affaire-là !
D. F. : Nous menons des vies très actives ; celui qui ne sait pas se ressourcer tombe malade - ce qui l’oblige à faire une pause, à observer un stationnement obligatoire. Pour se recharger ,il est important de savoir entretenir notre réservoir de vie, comme disent les Chinois, c’est à dire la base de notre corps, notre bassin, nos reins et notre appareil génital. La sexualité fait partie de nos meilleurs atouts, du moins quand on sait en tirer le bénéfice de l’échange. J’enseigne aux gens qui viennent me voir combien c’est important de savoir se recharger, parce que le seuil d’énergie dans lequel on vit détermine notre façon de penser notre vie. À un certain niveau, on pense comme ça, et à un autre, on pense tout autrement, on voit la vie autrement. La vie n’a aucun rapport quand on vit sa sexualité ou quand on ne la vit pas. Ça n’est pas la même vie parce qu’il y a un dégagement, tout de même, des contingences matérielles. Ce n’est pas qu’il n’y a plus de charges matérielles, mais qu’on sait les résoudre plus vite ; elles font partie de la vie, mais elles ne prennent plus la totalité de l’existence. La vie devient beaucoup plus intéressante quand on vit sa sexualité, parce qu’elle est plus vaste.
P.V.E : Vous voulez dire que les asexuels sont en demande d’une éducation ?
J.-P.d.T. : Si on leur donnait la clé permettant d’entrer dans ce temple, ils y entreraient avec enthousiasme. Intuitivement, ils repèrent que les images à travers lesquelles on leur parle de la sexualité - cette chose improbable, qu’ils ignorent - ne collent pas. Ce n’est pas cette aventure-là qu’ils ont envie d’engager. Certains vont tout de même se fourvoyer dans une sexualité où ils vont se perdre ; cela ne rapporte rien, mais « faut y aller » ; ils sont impulsifs et vivent sous l’emprise du mot d’ordre général. D’autres, de plus en plus nombreux, mesurent à quel point cette petite expérience ne leur apportera rien et décident de se tenir prêts pour la grande expérience. La sexualité redevient une grande affaire : je ne m’embarquerai que pour un grand voyage. Mais il se peut que ça ne vienne jamais...
D. F. : Là, je crois essentiel de parler de la répétition. Tous ces gens insatisfaits, hommes et femmes, ne se rendent pas compte qu’ils répètent la misère sexuelle de leur famille et de leurs ancêtres. L’humain répète. C’est un processus normal. Nous nous construisons de façon transgénérationnelle. Nous sommes fabriqués par ceux qui nous mettent au monde. Mais nous nous détruisons de la même manière - les psychogénéalogistes, depuis la découverte du « syndrôme anniversaire » par Anne Ancelin Schützenberger, nous l’ont bien montré : nous : nous ne mourons plus en couche, mais d’accident ou de maladies, au même âge et de la même façon que nos ascendants. Nos ancêtres ont subi telle misère sexuelle, nous la subissons aussi, sans rien comprendre, car le contexte a changé, et les mentalités, mais nous n’y échappons pas... à moins de comprendre l’enjeu et de travailler à rompre la chaîne des répétitions. C’est ainsi que beaucoup d’hommes et de femmes, qui croient être des humains des années 2000, datent en fait, sexuellement parlant, du début du XX° siècle ou du XIX° ! Voilà pourquoi la transmission est importante : si on ne transmet pas une nouvelle vision d’une vie d’adulte sexué, on va répéter la misère de nos parents. L’ayant compris, de plus en plus de gens, en particulier des femmes, se soignent, parce qu’elles savent que si elles ne changent pas, si elles ne remanient pas leurs croyances et attitudes sexuelles par la parole, elles vont transmettre leurs inaccomplissements à leurs enfants, et notamment à leurs filles. C’est pour ça qu’il est essentiel qu’un parent sache parler de lui-même à ses enfants, par rapport à la sexualité.
P.V.E : Raconter sa vie, en somme... Mais n’y a-t-il pas une osmose tacite ? Un enfant « sent » instinctivement si ses parents sont heureux ou pas, notamment s’ils jouissent sur le plan sexuel, non ?
D. F. : Bien sûr ! Si les parents sont vraiment heureux, les enfants n’auront pas de problème sexuel. Les cas sont peu nombreux, mais c’est flagrant.
P.V.E : Même si les parents, pour atteindre ce bonheur, ont dû se séparer ?
D. F. : Absolument.
P.V.E : Mais vous écrivez qu’il est important aussi que la dimension sexuelle soit explicitement énoncée, par exemple que l’enfant sache clairement qu’il vient du ventre de sa mère, mais aussi des testicules de son père et que cela soit dit !
D. F. : Je pense que la santé des enfants en dépend, oui. J’ai une nièce de 4 ans qui, l’autre jour, m’a dit : « Moi, j’ai pas de couilles, c’est Igor et Sacha (ses frères) qui en ont - Et toi, tu as quoi ? - Moi c’est dedans : j’ai des ovaires ! » Eh bien, cette petite fille a un minimum d’avenir sexuel garanti : elle sait que son sexe est dedans et que c’est dedans que ça va se passer pour elle. Tellement de petites filles ne le savent encore pas. Elles ne sont pas invaginées. Moi, j’ai appris extrêmement tard - ce qui prouve que rien n’est totalement désespéré (rire). Mais notre héritage est catastrophique. À la fois fou et faux. Et c’est ça qui est compliqué : les médecins ont pris le relais des curés, pour s’allier aux mères, contre les pères et contre l’épanouissement sexuel, taxé des pires disqualifications.
P.V.E : Vous chargez beaucoup les mères...
D. F. : Pour qu’une saine transmission se fasse, je pense que les mères occupent beaucoup trop de place, et les pères pas assez. La mère, c’est la mémoire, l’histoire et le corps. Le père, c’est le futur. Quand il n’y a pas de père, le futur manque et donc la dynamique de vie.
P.V.E : Mais vous dites que c’est à la mère de planter les racines de l’éducation sexuelle de son enfant...
D. F. : Oui, c’est à la mère de lui donner un père ! C’est à elle, qui pendant la grossesse représente la totalité du monde, de savoir qu’en réalité un enfant ne se fait pas seul, mais à deux, avec deux patrimoines associés de façon chaque fois unique. C’est à elle de savoir que son enfant sera amené à devenir un adulte sexué. La folie est de s’imaginer que la vie commence dans le ventre de la femme. En réalité, la vie commence bien avant, dans le désir partagé d’un enfant. Un nombre encore scandaleux de femmes se donnent le droit de faire un enfant sans l’assentiment d’un homme qui, après, se trouve traité de salaud parce qu’il ne prendrait pas sa responsabilité. C’est très pervers. Il est vital que survienne un remaniement de pensée, pour que le maternel sache qu’il ne peut enfanter sans père. Ces femmes totalitaires qui ne présentent pas le père à leurs enfants, il y en a encore beaucoup trop ! C’est comme si la Terre prenait toute la place et ne laissait rien au Ciel ! Comme disaient les anciens Chinois : « Le Ciel féconde et la Terre engendre. » Sans cette notion de fécondation de la Terre par le Ciel, la base humaine ne peut pas se vivre. C’est un handicap énorme que, dans les meilleurs des cas, on va passer la moitié de sa vie à essayer de réparer, pour parvenir à advenir à soi-même.
On me demande toujours : « Mais que doit dire la mère pour que son enfant soit préparé à devenir un adulte sexué ? » Je réponds qu’elle doit commencer par le savoir, par le penser et s’occuper de lui dans cette perspective. Moi qui vous parle, j’ai été une enfant tout à fait aimée, et c’est déjà beaucoup car ça m’a donné une confiance de base, mais j’ai grandi dans une totale ignorance de la sexualité et du plaisir à venir. J’ai longtemps cru que le sexe n’avait d’autre fonction que la reproduction. Ce fut une blessure profonde - que j’ai sans doute tenté de finir de soigner en écrivant ce livre !
J.-P.d.T. : La position des femmes n’est pas aussi commode que vous semblez le dire. On leur a tellement intimé de fonctions, de rôles... Il n’est pas facile d’être une femme, depuis les années 70, où on les a invitées à faire l’apprentissage de leur sexualité, l’expérience de leur autonomie, tout en les accablant immédiatement du fait qu’en assumant cela, elles délaissaient du coup un certain nombre de leurs prérogatives traditionnelles, donc trop égoïstes après avoir été trop archaïques. Et la question du père est extrêmement complexe. Si elles ont rencontré un homme avec lequel elles ont fait un enfant, il est de plus en plus difficile de conserver cet homme dans sa fonction de père. À partir du moment où chacun construit sa vie comme il l’entend, dès l’instant où le couple n’est plus ajusté, on se sépare...
D. F. : Mais cet aspect n’a pas d’importance. Le père et la mère peuvent continuer de jouer leurs rôles respectifs.
J.-P.d.T. : C’est quand même difficile de continuer à être père à distance.
D. F. : Mais uniquement parce que, du coup, la mère prend toute la place. Un père peut tout à fait exister, même loin. La question est qu’il doit s’autoriser à être père. Or, souvent, il vit dans un héritage où la mère est intouchable. Il ne fait donc rien pour que la mère de ses propres enfants n’occupe pas toute la place. Il s’écrase la mort dans l’âme. Je pense que c’est un tort pour tout le monde. Un père prenant sa place dans un couple séparé fait du bien à ses enfants et à leur mère. Il doit avoir son mot à dire dans ses rencontres avec ses enfants, et elle doit ne pas dire du mal de lui dans son dos. Quand le père se fait respecter, les enfants se trouvent immédiatement verticalisés.
Il est vrai que le yin, le féminin est subtil et émouvant. C’est une ouverture au nouveau - c’est pourquoi il est essentiel de savoir le transmettre. Ce nouveau peut être spirituel : la réception du ciel est une ouverture féminine. Le choix mystique ou religieux se réfère en direct au ciel et un humain sexué reçoit le ciel par la terre. La sexualité est une force par laquelle la terre témoigne de notre origine céleste. Et j’avoue que c’est cela qui m’intéresse : être entre la Terre et le Ciel !
J.-P.d.T. : Les mutations sont d’une lenteur minérale ! En 2006, on n’est peut-être pas beaucoup plus avancé que les contemporains du XVII° siècle ! Les grandes révolutions verbales ne s’accompagnent pas de révolution au niveau de la psyché et du corps. Continuons donc notre effort pour savoir nous retrouver, hommes et femmes. Peut-être avons-nous avancé de quelques millimètres l’un vers l’autre... Mais il y a encore des océans qui nous séparent. Et puis, j’ai l’impression que la modernité se rend tout juste compte que, quand le fleuve n’est pas endigué, quand l’océan n’a plus de bord, ça n’est plus un fleuve ou un océan, ça n’est plus rien... S’imaginer que l’on pourrait faire voler en éclats toutes les règles, tous les héritages, c’était oublier tous les corsets grâce auxquels le désir a travaillé, s’est sculpté lui-même. Le désir a toujours à voir avec l’obstacle. Tous ces obstacles nés de la culture, de la civilisation, des peurs collectives, etc, avaient une fonction. On les a fait sauter et on s’aperçoit que, dans le « sans bord », on ne parvient pas au sentiment océanique, pour reprendre une formule de Romain Roland à propos de l’expérience mystique. Si l’orgasme est une émotion océanique, on n’y atteint que par des règles, des obstacles avec lesquels on est obligé de jouer... C’est tout cela que l’on redécouvre avec difficulté quand on est obligé, seul, de faire à nouveau l’apprentissage du jeu entre le désir et ce qui l’empêche.
D. F. : Comment accède-t-on à ce sentiment océanique, qui est d’abord celui du fœtus dans son cosmos primordial, avec lequel il se confond ? Toute ces histoires de rencontre charnelle se ramène à notre capacité de voyager... C’est un voyage, la rencontre charnelle ! Les taoïstes l’appellent le « voyage de retour ». Et ils nous donnent les remèdes pour le retrouver.
P.V.E : Parlons donc des remèdes.
D. F. : L’adolescence et le début de la vie d’adulte balancent aujourd’hui les nouvelles générations dans un monde tellement déséquilibré que le nombre de suicides de jeunes augmente de façon alarmante. Le décalage entre l’attente et la réalité est trop grande. Par contre, reconnaissons que la parentalité a fait de réels progrès. Mais c’est plus facile. Madame Dolto est passée par là. Le bébé est devenu une personne. Mais c’est une personne asexuée.
P.V.E : Mais Dolto voyait la « personne » du bébé comme sexuée, non ?
D. F. : Mais oui. Elle en parlait très bien. Mais ça n’est pas passé. La société a entendu ce qu’elle disait sur le respect dû à l’enfant, mais pas sur sa sexuation. Elle parlait dans les années 60 ! Quarante ans plus tard, j’ai été très surprise, en écrivant mon livre, de découvrir que je devais faire à mes lecteurs et lectrices une leçon... d’anatomie.
J.-P.d.T. : Une leçon très précieuse. Pensons à ce que notre société fait subir aux jeunes enfants, en les asseyant sur des chaises pendant des heures. Comme si leurs corps n’étaient que des supports de leurs cerveaux, qui seuls intéresseraient le projet éducatif. C’est consternant. Car nous sommes d’abord des corps... dotés d’un peu d’intelligence. Il faudrait renverser la donne : trois quarts de temps pour l’exercice physique, méditatif, spirituel, et un quart pour les exercices mentaux. Nous avons tous été cassés par l’école.
D. F. : Elle va clairement à l’encontre du désir.
P.V.E : Mais attendez, depuis nos grands-parents, les humains ont tout de même incroyablement changé !
J.-P.d.T. : En thérapie, oui, on finit par trouver des praticiens qui appréhendent l’être dans son ensemble. Mais combien de thérapeutes qui font semblant ! Les Occidentaux adorent faire semblant : de faire l’amour, de suivre une thérapie, de partir en vacances...
D. F. : Là, on aborde le problème massif du matérialisme. La médecine que j’ai étudiée, il y a quarante ans, était déjà très matérialiste, mais j’ai l’impression que ça empire. Elle est merveilleusement efficace dans certains domaines, mais de plus en plus axée sur la maladie et de moins en moins sur l’individu. Pourtant, je reste optimiste : si on a la chance de savoir profiter de ce qu’elle nous apprend tout en gardant une vision holistique, on a de la chance. On est bien outillé ! La résistance de la médecine occidentale est de ne pas vouloir penser que si l’on soigne la maladie, on soigne l’humain, parce que la maladie n’est qu’une expression, un langage, et non un monstre qu’il faut éradiquer. Pourtant, il n’est pas compliqué de comprendre que nos symptômes nous parlent. Heureusement, les médecines énergétiques ou holistiques fleurissent et les gens pensent de plus en plus dans une approche personnelle. Je suis une optimiste à tout crin. Ça aide. Le fond de la réalisation, c’est l’intention, recadrée mais insatiable. Par rapport à la sexualité, à la rencontre, c’est elle qui est le maître d’œuvre.
P.V.E : L’intention que l’on sent derrière le livre de Jean-Philippe de Tonnac devrait inquiéter les maîtres de ce monde : c’est bien pire que l’abstention aux élections : les rebelles de l’amour que vous décrivez ne désirent plus, donc ne jouent plus le jeu de la société de consommation et du spectacle... Vous parlez d’une « révolution asexuelle », mais le contexte décrit est plutôt pré-révolutionnaire.
J.-P.d.T. : On ne mesure pas l’ampleur d’un tel phénomène. Ce renoncement de masse pourrait être expliqué par eux clairement : je ne sens rien, ça ne marche pas, je suis épuisé, ça ne m’apporte rien...
D. F. : Si on comprend la soif d’authenticité derrière, ce désir d’échapper au faux, c’est fort.
J.-P.d.T. : Par la question du désir, se signale une dimension politique importante. C’est une sécession.
P.V.E : Enlevez la jouissance, que reste-t-il ?
D. F. : Vous retirez le moteur de l’avion.
J.-P.d.T. : Le désir détourné est le moteur de la consommation. Si ces gens s’organisent en terre de résistance, c’est important. Ils ne sont pas contre la sexualité, mais contre l’obligation d’une sexualité immédiate avec obligation de résultat, des preuves... Les jeunes asexuels disent : « Laissez-nous venir à la sexualité. »
P.V.E : Pour le mieux. Car il y a aussi le pire : tous ceux et surtout celles qui pensent : « Le sexe, bof, est-ce bien nécessaire ? »
D. F. : Jean-Philippe de Tonnac écrit : « On vit bien sans, mais tellement mieux avec. »
P.V.E : Ces révolutionnaires s’ignorent.
J.-P.d.T. : Bien sûr. La plupart ne se parlent même pas à eux-mêmes, pour s’avouer leurs dépits, leurs échecs, leur désarroi par rapport à la sexualité qu’ils vivent et qui n’a RIEN à voir avec la propagande. Ils se disent : « Mais qu’est-ce que c’est que cette arnaque ? Suis-je un sous-homme ou m’a-t-on menti ? »
P.V.E : On imagine des implosions terrifiantes et absolument souterraines. Heureusement que surgissent des groupes de parole.
D. F. : Didier Dumas organise ça, soit hommes, soit femmes. J’y ai participé. C’était un groupe de femmes ne parlant que de sexualité. Formidable. Mais quel mal on a eu, pour oser en parler. Chacune de nous était totalement spécifique et différente. Notre sexualité est comme notre personnalité. La normalité n’existe pas. Alors bien sûr, il s’agissait de femmes que ça intéressait, qui voulaient mieux la vivre et la comprendre, et ça créait de l’horizontalité. Alors qu’en thérapie, c’est de la verticalité.
Propos recueillis par Patrice van Eersel
http://www.cles.com/entretiens/article/ne-veulent-ils-plus-ou-ne-sa...
Commentaires bienvenus
En tant que femme, je ressens justes, les paroles de Danièle... et comprends que dans les relations humaines tout est à ré-inventer, re-créer, et re-découvrir.. ou ré-orienter pour ré-tablir le lien vertical et horizontal, avec dans l'intersection le coeur...
Merci pour ce texte..
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