La transparence et l'obstacle

par Arnaud CALVI

   

On doit à Starobinski le beau titre qu'il a donné à des études sur Rousseau : « la transparence et l'obstacle ». J'aimerais partir de ce titre, de ces études. Starobinski indique que Rousseau ne se distingue pas par le jeu d'oppositions qu'il révèle au grand jour dans ses œuvres — entre pureté et souillure, sincérité et mensonge, nature et artifice par exemple, mais par le degré d'intensité qu'elles revêtent, les charges passionnelles qu'elles charrient. En ce sens, Rousseau recherche la « transparence » de l'âme, mais n'en jouit jamais, sentant l'éloignement de son idéal, trébuchant contre les masques de la société, cet « obstacle » irrémédiable qui se dresse entre les cœurs.

Partons de là et jugeons si Wikileaks, à travers son souci de tout révéler, n'induit pas de l'obscurité et du tumulte. De l'obscurité, puisque les informations présentées comme une avancée dans le sens de la vérité (une vérité à dévoiler, qui serait donc cachée quelque part, mais où...) sont extrêmement partielles. Elles n'ont pas de visage, nous ne savons pas qui a écrit quoi et pour qui (celui qui écrit est-il important ? Digne de foi ? Avec quelle attention son jugement a-t-il été reçu ? Problème d'asymétrie de l'information entre émetteurs et récepteurs). Elles n'ont pas d'espace, nous ne savons pas d'où ces messages ont été adressés précisément. Elles n'ont pas de temps, puisque nous avons perdu la logique générale qui a justifié telle ou telle parole à un moment précis, en considération de stratégies suivies par les différents acteurs. Sans oublier que nous ne sommes pas censés être présents dans cet échange, que notre intervention crée des situations factices d'énonciation qui modifient forcément le sens des énoncés.

Cela ressemble à des rumeurs, à des ragots, avec la trace du message comme preuve, comme existence rassurante, on dirait même : comme fétiche. Et de cette opacité naît le tumulte : d'une poignée de propos circonstanciels faire un ensemble uni ; de points de vue disparates sortir une vision de la diplomatie (l'essence de la diplomatie américaine ?) ; à partir de quelques remarques éparses tracer des lignes de fracture géopolitiques qui, au niveau de généralité où elles se situent, non seulement n'apportent aucun étayage digne d'intérêt, mais cristallisent des jugements simplistes et potentiellement dangereux ; de ce déballage naît enfin le soupçon du complot : c'est étrange, quand même, qu'une grande puissance comme les Etats-Unis... se laissant ainsi piéger... ça ne vous rappelle rien...

Mais qu'en est-il de cette figure du Robin des Bois qui apparaît en celui qui est à l'origine de Wikileaks ? Robin des bois, c'est encore bien gentil, aux dernières nouvelles il n'y a pas de redistribution de ressources. Les informations volées n'offrent pas de repas aux affamés. Elles font pourtant de l'argent, peut-être, sait-on jamais. Mais voyons : un idéaliste ? Un anarchiste ? Soyons sévère : un anarchiste de droite alors, qui allie les diatribes et les actions du rebelle avec l'ultra-conformisme du temps : toujours en déplacement, grande maîtrise des technologies, réseaux, discours d'affichage tout à fait simpliste à coups d'oppositions systématiques, de désignations globalisantes. On pourrait même se demander si ce qu'il attaque, les systèmes bancaires opaques, les diplomaties secrètes, les guerres injustes (on en apprend de bonnes, les guerres sont injustes), ne pèche pas par l'endroit où il se distingue lui-même : l'utra-technicité, l'ultra rapidité, l'information qui tourne en rond et qui provoque pourtant des catastrophes, ce qui lie les bourses grisées par les algorithmes aux guerres à demi virtuelles, à demi massacrantes, usant de technologies si raffinées. Qui est-il, ce géant de Wikileaks qui fait trembler le monde avec ses agitations d'apprenti-sorcier ? Un rejeton de ce qu'il rejette. C'est-à-dire un parasite.

Attention, les parasites ont du bon, ils forment des personnages intéressants. Mais avouons que nous avons perdu en lettres. D'un côté le misanthrope, celui qui veut dire toute la vérité. De l'autre, le tartuffe, qui use d'hypocrisie. Au centre, Wikileaks, à la fois le misanthrope qui dénonce, et le tartuffe parasite. Bête monstrueuse. Du Molière, le texte et l'esprit en moins.

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