Gilgamesh, une nouveauté dans les programmes
Le récit qui relate le parcours de Gilgamesh, ce premier héros, vient de faire son apparition dansles nouveaux programmes du collège, parus au B.O. du 28 août 2008 (en ligne :http://media.education.gouv.fr/file/special_6/21/8/programme_franca...). Les professeurs de lettres peuvent désormais en faire lire des extraits à leurs élèves de 6e, au même titre que La Bible, L’Iliade et L’Odyssée de Homère, L’Énéide de Virgile, ou Les Métamorphoses d’Ovide. Cette nouveauté rend justice à un texte ou récit fondateur dont l’influence a été très importante sur la formation de certains épisodes célèbres de l’Ancien Testament (ou Thora). Étudié pour lui-même, le récit doit aussi être l’occasion de souligner les nombreuses passerelles possibles entre les textes majeurs de l’Antiquité, autour de la Méditerranée.
Les nouveaux programmes soulignent en outre, dans la partie V du volet pour la classe de Sixième, consacrée à l’histoire des arts, que « la priorité est accordée à l’Antiquité, l’étude des textes fondateurs permettant de mettre en valeur la thématique "Arts, mythes et religions". C’est l’occasion, ajoute le B.O., de sensibiliser les élèves au fait religieux et de leur faire découvrir, en liaison avec la lecture des textes, des œuvres d’art antique et moderne, leur attention se portant principalement sur des sujets et des figures mythiques. »
On ne pourrait pas mieux dire pour justifier l’existence d’une collection telle que Textes fondateurs.
Cela dit, comme les lecteurs de la collection en ont peut-être pris l’habitude, le présent dossier ne se limitera pas à proposer des pistes de travail pour la classe de 6e ; il prétend, comme à chaque fois, explorer tous les niveaux de l’enseignement des lettres, du collège jusqu’au lycée.
I. Aux origines de l’écriture
L’œuvre que nous appelons Épopée de Gilgamesh se présente à l’origine comme une série de tablettes d’argile sur lesquelles furent gravées il y a plus de 3000 ans, en cunéiforme, les aventures légendaires d’un roi mésopotamien.
Il s’agit de la première œuvre littéraire que nous connaissions, transmise par le premier système d’écriture inventé par les humains vers le début du IVe millénaire avant Jésus-Christ par les Sumériens, au sud de l’Irak actuel. Ensevelie pendant des siècles avant d’être exhumée au XIXe siècle, cette civilisation suméro-akkadienne et son écriture, appelée cunéiforme (de « cuneus », coin) en raison de la forme des caractères créée par l’empreinte de la pointe du roseau sur l’argile, ont livré une partie de leur mystère grâce au génie des linguistes. L’entreprise de déchiffrement du cunéiforme, achevée en 1857, fut elle-même une véritable épopée, tant la tâche paraissait impossible. Quand Champollion disposait, pour s’attaquer aux hiéroglyphes, de la pierre de Rosette qui lui fournissait la traduction du texte égyptien dans une autre langue connue (le grec), les assyriologues eurent entre les mains trois inscriptions en cunéiforme (l’akkadien, le vieux perse et l’élamite, trois langues inconnues) du même texte commémorant les exploits du roi Darius Ier, découvert sur la falaise iranienne de Behistun en 1835, ce qui exigea d’abord des prouesses d’agilité et plusieurs années pour parvenir à le recopier…
La formation du texte de l’Épopée fut elle aussi une longue aventure, qui s’étendit sur deux millénaires. La légende s’est d’abord développée oralement à partir des exploits d’un roi d’Uruk divinisé après sa mort, et elle a donné lieu à de brefs récits indépendants, rédigés en sumérien, vers 2300 avant J.-C. Ces épisodes vont connaître bien des variantes et des remaniements. Dans le royaume de Babylone, une deuxième version en akkadien, dite « ancienne », est écrite au XVIIIe siècle av. J.-C. à partir de ces récits antérieurs, avant la version unifiée la plus complète que nous connaissions, et qui est celle que nous lisons aujourd’hui. Attribuée à un certain Sînleqe’unnennî, elle se compose de onze tablettes rédigées au début du IIe millénaire av. J.-C. et retrouvées dans l’immense bibliothèque du roi assyrien Assurbanipal, à Ninive. Elles se verront ajouter une douzième tablette quelques siècles plus tard, qui introduit un épisode supplémentaire où nous voyons Enkidu, pourtant mort depuis longtemps, s’aventurer bien vivant au Enfers et y rester prisonnier. L’ensemble de l’Épopée estun long récit de près de 3000 vers, rédigé en akkadien.
Le texte se répandit largement autour de la Mésopotamie pendant toute cette époque, mais ses traces s’interrompent juste avant notre ère. Nous verrons pourtant que l’empreinte de l’Épopée sera considérable dans les grands textes ultérieurs.
Évolution au cours du temps du signe cunéiforme représentant un homme © BNF
source : http://classes.bnf.fr/dossiecr/in-cunei.htm
Inscriptions en cunéiforme et bas-reliefs commémorant les victoires de Darius sur la falaise de Behistun en Iran
II. Un témoignage sur la plus ancienne civilisation connue
Dans la région qui s’étend entre le Tigre et l’Euphrate, le peuple des Akkadiens au nord et des Sumériens au sud ont à eux deux construit une civilisation dont le rayonnement a duré pendant trois millénaires, avant d’être oubliée pendant 2000 ans. La lecture de l’Épopée constitue un des moyens de pénétrer un peu dans les représentations du monde de cet Orient si lointain.
Sommet de la stèle du code d’Hammurabi, sur laquelle est représenté le roi debout devant le dieu Shamash (vers 1792-1750 av J.-C.)
Source : http://www.louvre.fr/
Au début de l’Épopée, le poète invite le lecteur à déchiffrer, sur une tablette de lapis-lazuli enfermée dans un coffre, le récit des aventures de Gilgamesh, qui auraient été rédigées par le héros lui-même… Le texte de l’Épopée se présente ainsi comme un texte fondateur : fictivement placé dans le Temple du Ciel d’Uruk dédié à la déesse Ishtar, il fait penser à ces documents au nom du souverain constructeur que les mésopotamiens enfouissaient sous les fondations de leurs édifices principaux. De plus, l’Épopée s’ouvre et se clôt sur une invitation à admirer les immenses murailles qui entourent la ville d’Uruk, érigées par Gilgamesh, ce qui donne au héros une sorte d’envergure nationale. Avant que le grand roi Hammurabi n’unifie autour de Babylone la Mésopotamie, ce « pays entre les fleuves », le territoire se divisait en multiples Cités-États autonomes comme Uruk, dont Gilgamesh aurait été le souverain autour de 2650 av. J.-C.
Les ruines de la grande ziggurat d’Ur, au sud de l’Irak
Dans le polythéisme mésopotamien, les rois comme les autres hommes sont les créatures des dieux, qui ont sur eux le pouvoir de vie et de mort. Dans l’Épopée, ils donnent la vie (en modelant Enkidu dans l’argile) et ils la reprennent (en punissant de mort Enkidu ou en déclenchant le Déluge). La vie, comme la mort, nous échappent. Les dieux règnent dans le Ciel avec leur père fondateur, Anu. Au sommet de la ziggurat, gigantesque tour à étages qui a inspiré les représentations de la tour de Babel, des noces sacrées unissent rituellement Ishtar, déesse de l’amour libre et la guerre, et le roi. Dans l’Épopée, Gilgamesh refuse cette alliance, au grand dépit de la déesse. Shamash, très présent aux côtés de Gilgamesh qu’il soutient et conseille, est le dieu du soleil et de la justice ; il éclaire et voit tout. C’est devant lui que se fait représenter le roi babylonien Hammurabi, sur la fameuse stèle qui édicta ses règles du droit, en 1750 av.J.-C. Enfin, Enki etEnlil sont deux grandes divinités rivales et complémentaires.
Enlil, « seigneur de l’air », est implacable ; c’est lui qui décide de noyer les humains devenus trop nombreux sous le Déluge. Enki, « seigneur de la terre », créateur de la civilisation, trouve une ruse pour épargner un représentant de la race humaine, Ut-Napishtim, et sa famille. Celui-ci sera le seul à avoir, comme les dieux, la vie éternelle. Les hommes, une fois morts, errent sous forme de fantômes dans un espace souterrain, morne et poussiéreux ; c’est ce que nous apprend Enkidu, dans son récit de rêve du Royaume des morts. Lui-même, dans la XIIe tablette, revient un instant des Enfers sous forme de fantôme pour parler à Gilgamesh. L’Épopée peut se lire comme un apprentissage du pouvoir, révélant une conception idéale de la royauté à laquelle accède enfin le héros à la fin de l’histoire : un équilibre entre force et sagesse. Le roi Gilgamesh comprend que la seule forme d’immortalité à laquelle il peut accéder est moins liée à la gloire acquise par ses exploits guerriers qu’au renom que lui confèrent la construction des murailles protégeant la cité et sa connaissance du monde, détenue grâce à un périple extraordinaire.
La porte d’Ishtar à Babylone, voie d’entrée processionnelle érigée par Nabuchodonosor II (630-562 av. J.-C.), ici reconstituée au Vorderasiatisches Museum de Berlin.
source : http://www.smb.spk-berlin.de/smb/sammlungen/details.php?lang=en&...
III. Les métamorphoses du héros
L’Épopée est centrée sur la figure du héros, Gilgamesh. Or le modèle héroïque se modifie au cours de l’Épopée, qui présente une structure narrative en deux parties, séparées par la mort.
Avant la disparition d’Enkidu, Gilgamesh est un héros épique, un combattant qui réalise avec son ami des exploits surhumains, démesurés, pour se faire un nom.
Dans un deuxième temps, confronté à la mort de l’être qui lui était le plus cher et craignant la sienne, Gilgamesh se mue en voyageur solitaire, poursuivant une quête initiatique aux confins du monde pour découvrir les secrets de la vie éternelle.
Le récit est ainsi centré sur un effort de dépassement des limites humaines.
La quête de la célébrité et les exploits du héros
Le héros se caractérise par une supériorité qui se révèlera exceptionnelle, par des exploits qui le rendront légendaire.
Souverain d’Uruk, Gilgamesh est né de parents illustres qui le rendent « aux deux-tiers divin ». L’événement initial est une transgression : tyrannique avec les hommes et les femmes de son peuple, il abuse de sa force et son pouvoir, ce qui entraîne une réaction divine. Les dieux cherchent une solution aux plaintes des habitants d’Uruk et décident de créer un adversaire à sa taille pour le modérer ; ce sera Enkidu, « créature d’Enki ». Les circonstances inhabituelles de la naissance du double du héros sont accompagnées de présages, qui apparaissent à Gilgamesh en songe. À l’inverse du roi d’Uruk qui devient de plus en plus en sauvage, Enkidu vit d’abord seul parmi les bêtes avant d’être initié à l’amour et progressivement conduit vers la ville et la civilisation. C’est de son combat contre Gilgamesh, sans vainqueur ni vaincu, que va naître leur alliance.
Plaquette fragmentaire figurant le meurtre du démon Humbaba (2000-1800 avant J-C) © RMN / Franck Raux
source : http://www.photo.rmn.fr/
Devenus inséparables, Gilgamesh et Enkidu décident alors de partir à l’aventure pour montrer à tous leur vaillance en réalisant des exploits éclatants : partir vers des territoires interdits et terrasser des monstres. Lors de leur expédition pour rapporter le bois précieux de la Forêt des Cèdres au Liban (en un jour, ils parcourent 500 kilomètres), ils affrontent le géant terrifiant Humbaba, qu’ils parviennent à tuer. C’est en quelque sorte un combat des forces de lumière (ils sont protégés par Shamash, dieu du soleil) contre celles de l’obscurité. À son retour, Gilgamesh auréolé de gloire est convoité par la déesse Ishtar qui lui propose de s’unir à elle. Il refuse, lui rappelant sa cruauté envers ses amants. Furieuse, la déesse réclame au père des dieux, Anu, le Taureau céleste pour vaincre Gilgamesh. Les deux amis, unissant leurs forces, triomphent à nouveau et sauvent Uruk de la destruction. Mais ils sont allés trop loin. Enkidu en particulier qui, au lieu d’assagir Gilgamesh, a encouragé sa démesure. C’est lui qui refuse d’épargner Humbaba, le Gardien de la Forêt des Cèdres installé par le dieu Enlil ; c’est lui aussi qui jette à la figure d’Ishtar un membre du monstre surnaturel qu’elle avait envoyé contre Gilgamesh. Enkidu sera donc châtié par les dieux, qui le font mourir.
Les motifs épiques traditionnels sont donc particulièrement nombreux dans cette première partie du processus d’héroïsation de Gilgamesh.
Relief sur terre cuite représentant un combat contre un taureau : le combat de Gilgamesh et Enkidu contre le Taureau céleste (début IIe millénaire av. J.-C.) © Olaf M. Tessmer / SMB – Vorderasiatisches Museum Berlin
source : http://www.photo.rmn.fr/
La quête de l’immortalité et la sagesse du héros
Après la disparition de son compagnon, un renversement complet s’opère :Gilgamesh, désespéré et angoissé par la mort, fuit son royaume en parcourant seul le désert, et fuit la civilisation en se revêtant d’une simple peau de bête. Cette fois, il part à la conquête du savoir : comment éviter la mort et bénéficier, comme Ut-Napishtim, de la vie sans fin ?
Gilgamesh utilise désormais moins la force que la persuasion face aux terrifiants Hommes-Scorpions qui gardent les montagnes, face à la tavernière Siduri devant la mer, et enfin face à Ur-Sanabi, le passeur. Tous mettent en garde le héros qui les implore : personne ne s’est jamais aventuré dans le chemin obscur derrière les montagnes, nul n’a jamais traversé la mer terminée par des eaux mortelles… Le héros, après toutes ces épreuves, parvient enfin au bout du monde, sur l’île d’Ut-Napishtim l’immortel. C’est de lui, survivant du Déluge grâce à la ruse du dieu Enki, que Gilgamesh apprend le secret des origines de l’humanité, presque entièrement noyée un jour par la décision des dieux. Un bateau contenant la famille d’Ut-Napishtim, des artisans de tous les métiers et des spécimens de tous les animaux a permis à la civilisation humaine de renaître après le désastre. Apaisés, les dieux lui ont offert exceptionnellement l’immortalité, ainsi qu’à sa femme. Mais la vie humaine est éphémère et vouée à la mort.
Ut-Napishtim, après lui avoir livré un dernier secret, celui de la plante de jouvence, renvoie alors Gilgamesh, en le débarrassant de sa tenue de vagabond. De même qu’Enkidu avait été progressivement conduit vers la civilisation, abandonnant la vie sauvage, Gilgamesh, revêtu d’habits d’apparat à l’issue de cette initiation, est invité à abandonner son errance et à rentrer dans son royaume. Un dernier épisode met à nouveau le héros face à l’échec : non seulement il ne peut prétendre à l’immortalité, mais il perd tout espoir de prolonger sa vie grâce à la plante merveilleuse. Après avoir réussi à la ramener du fond de la mer, un serpent la lui vole et l’emporte, rejetant instantanément sa vieille peau ; ainsi s’explique la mue de cet animal…
Rentré chez lui transformé, Gilgamesh est enfin un sage, qui a pris conscience de ses limites en s’acceptant mortel ; c’était là l’épreuve la plus difficile à surmonter pour le héros. C’est son œuvre de bâtisseur – les remparts d’Uruk – ainsi que le récit de ses aventures vers la connaissance qui lui survivront.
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