De plus en plus de jeunes Français - filles ou garçons - prennent la voie de la radicalisation, jusqu'à parfois partir rejoindre les combattants du djihad. Inquiétude, incompréhension, sentiment d'impuissance voire de culpabilité... Les parents qui découvrent que leurs enfants sont tombés entre les mains des recruteurs sont plongés dans une détresse légitime. Comment réagir face à l'endoctrinement des plus jeunes à l'islam radical ?
Propos recueillis par Lucien Fauvernier
Quelques jours après les fêtes de Noël, trois jeunes, tout juste majeurs, ont quitté leurs familles et la France pour rejoindre les rangs des combattants du djihad. La veille du départ, tous avaient regardé un film avec leurs mères et multiplié les signes d'affection. Que ce rituel soit indiqué par les recruteurs pour brouiller les pistes ou pour profiter une dernière fois des proches, le résultat demeure le même : les trois familles se sont réveillées avec un disparu. Une blessure profonde et douloureuse. Cet exemple n'est pas anecdotique : des centaines de jeunes Français seraient partis faire le djihad. Dounia Bouzar, fondatrice du Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), association qui mène les premières expériences de " déradicalisation " en France, invite les parents à chercher chez leurs enfants les " signes de rupture " pour prévenir toute dérive radicale.
Mais lorsqu'il est trop tard il faut alors procéder à la " remobilisation de l'individu ". Un processus long et complexe qui ne peut se faire qu'avec l'aide de la CPDSI* et l'appui de psychologues.
Quels sont les moyens utilisés par les recruteurs pour amener, parfois de façon très rapide, un jeune vers l'islam radical et le djihad ?
Dounia Bouzar : Ces derniers mois, le discours intégriste s'est affiné, les techniques d'embrigadement se sont transformées en proposant une " individualisation de l'offre ". C'est une méthode utilisée uniquement en France. Le rabatteur personnalise le recrutement en utilisant différentes techniques de dérives sectaires pour couper le jeune de son identité, de son histoire, de sa mémoire et de sa famille.
Le point commun des jeunes filles embrigadées, quelle que soit leur origine ou classe sociale, a été d'avoir indiqué sur Internet qu'elles voulaient faire un métier altruiste : assistante sociale, médecin, infirmière. les chasseurs de tête de l'islam radical ciblent précisément ces filles grâce à des mots clés et utilisent des vidéos d'embrigadement " humanitaire" avec un discours simple du type " Comment peux-tu faire des études alors que Bachar El Assad tue des enfants et que la communauté internationale ne fait rien ? "
Du côté des garçons, les recruteurs manipulent ceux qui recherchent une communauté fraternelle, l'aventure, l'adrénaline. Une forme de rite initiatique qui leur permettrait de s'affirmer en tant qu'hommes. Les rabatteurs utilisent alors les codes du jeu vidéo - des éléments visuels, des héros et personnages de jeux très connus et à la mode - dans leurs vidéos d'embrigadement.
Au cours de notre travail à la CPDSI, nous avons pu constater qu'un jeune garçon avait repris dans son embrigadement à l'islam radical le même pseudonyme que celui qu'il avait dans un jeu vidéo. Il y a un glissement facilité du virtuel vers la réalité.
Mais il y a aussi le modèle type à ne pas oublier. Celui de Mohammed Merah ou des frères Kouachi : le jeune à qui on dit que le malaise qu'il ressent est une preuve qu'il est élu de dieu. On lui offre alors la toute puissance. Souvent, c'est un jeune qui a eu un père déchu, à qui personne n'a pu poser les limites d!s la petite enfance, qui n'a pas eu d'intériorisation du " non ". Un jeune qui a grandi dans les trous de mémoire, sans attaches à un territoire, sans espoir social...
Globalement, les recruteurs leur proposent à tous un " drive-in " où ils peuvent choisir leurs propres motivations. Avec pour but : régénérer le monde tout en se régénérant eux-mêmes à travers un changement de nom, une nouvelle identité, l'oubli de leurs anciennes attaches et valeurs...
En réalité, le rapport* précise que nous nous basons sur les parents qui ont appelé le CPDSI. Les chiffres utilisés sont donc plus indicatifs que représentatifs de l'ensemble des familles qui ont à faire avec la radicalisation d'un enfant. Si les classes sociales moyennes ont appelé en premier, avant les classes populaires, nous avons fait l'hypothèse que c'est parce qu'elles avaient pleinement confiance dans les institutions de l’État, alors que les classes populaires avaient peur que leurs enfants soient fichés en se déclarant.
Mais tout a changé depuis les événements de Charlie Hebdo.
Depuis les attentats, les classes populaires ont changé de priorité avec l'idée " On sauve notre enfant d'abord, on verra les conséquences après. " Si hier, 70% des enfants pris en charge par le CPDSI étaient issus de classe sociale moyenne, aujourd'hui le rapport s'est équilibré avec une arrivée importante de jeunes des classes populaires. Ce réajustement s'est réalisé en trois semaines. Bien sûr, il reste tous les parents qui n'appellent pas, les plus défavorisés à mon avis, qui sont terrifiés et sont certainement les plus nombreux. Pour le moment, nous ne voyons que le haut de l'iceberg.
Dans la plupart des cas, les familles ne se rendent pas compte de la radicalisation de leurs enfants, quels sont les signes alarmants ?
Il y a quatre " indicateurs d'alerte ". Ils fonctionnent bien et nous ont permis d'améliorer le processus de prévention en France. C'est une base pour former les écoutants du numéro vert du ministère de l'Intérieur. Il faut se concentrer sur les signes de rupture, pas sur les signes religieux.
Premier signe inquiétant : la rupture du jeune avec ses amis et ses pairs. Très vite, il va commencer à dire à ses parents " Non, lui, je ne le vois plus car il n'est pas dans le vrai, il ne peut pas comprendre, je n'ai rien à lui dire... "
La rupture avec les loisirs constitue le deuxième stade de la radicalisation. Toute personne embrigadée rompt avec les activités comme le sport, la musique, la peinture... Le discours intégriste mène à rejeter tout cela sous différents prétextes. Soit on leur explique que cela pourrait les paralyser dans leur mission, soit que ce sont des activités du diable qui détournent de la vérité.
En troisième lieu vient la rupture scolaire ou d'apprentissage. Elle intervient de façon très rapide et brutale. Les professeurs sont présentés par les recruteurs comme des gens qui endorment les peuples, des alliés des complotistes, des sociétés secrètes qui veulent garder la science et le pouvoir pour eux. Les professeurs seraient payés pour empêcher la révolution et la régénération du monde.
Puis vient ce qui doit être évité à tout prix : la rupture familiale. La communauté de substitution va prendre le dessus sur la famille. Cela provoque chez les parents un sentiment de désaffiliation. Ils ont l'impression que leur enfant n'est plus vraiment le même, qu'il parle comme un robot, ne ressent plus rien, est totalement changé. Les rabatteurs, à ce stade, demandent parfois aux jeunes de déchirer les photos de famille, afin que les sentiments ne les parasitent plus. Le rabatteur français est bien conscient que cette étape est la plus difficile. Il essaye alors de faire croire au jeune que c'est à lui de choisir tout en le culpabilisant avec des phrases comme " Si ta mère est plus importante que le monde, que dieu, ne te force pas. Reste avec les endormis... "
Ces quatre étapes sont fondamentales. Elles nous permettent de poser un diagnostique au CPDSI et de distinguer, par exemple, une simple crise d'adolescence d'un véritable endoctrinement.
Nous parcourons la France auprès des parents et avons conçu une méthode pour les coacher afin de les convaincre de ne surtout pas essayer de " discuter " avec un enfant manipulé. Pourquoi ? Parce que s'ils se placent sur le terrain de la raison, du savoir ou du pouvoir, déjà occupé par les recruteurs, cela ne fonctionnera pas. Au contraire. On leur apprend alors à ne passer que par les affects, afin d'essayer de remobiliser l'individu qui existe derrière l'embrigadement.
L'idée, c'est d'aller chercher le petit garçon, la petite fille qui continue à exister.
Cette méthode de " la madeleine de Proust " vise à réveiller, toucher l'inconscient de l'enfant, son histoire, en remobilisant des souvenirs, des photos, des odeurs, des gestes, des situations... Si le parent se place sur le registre du savoir ou de la raison, il renforce l'autorité du discours radical qui avait déjà prévu ça. C'est une horreur. J'ai eu des témoignages de pères et de mères qui ont déjà fait intervenir l'imam, le voisin, le grand-père. C'est pire que tout pour l'enfant qui les perçoit comme des jaloux de son statut " d'élu ".
Après cette étape, notre cellule d'intervention met en place un système où la place du témoignage est centrale, sans qu'il y ait de discussion avec le jeune. Nous faisons intervenir des personnes qui ont un parcours auquel le jeune peut être sensible. Leurs paroles sont authentiques et sincères, elles ne laissent pas de place au doute. Ces récits vont amener le jeune à percevoir le décalage entre le discours du recruteur et la réalité. Il doit prendre conscience par lui-même de la faille de cet embrigadement radical, distinguer le vrai du faux.
C'est alors le début de la remobilisation. La présence des psychologues et psychanalystes est essentielle à ce stade. Car quand le jeune parvient à reprendre pied, celui-ci tombe dans une zone grise, une phase dépressive. Il ne sait plus à qui il peut faire confiance, mais surtout, n'a plus confiance en lui-même. Les dégâts psychiques sont importants avec parfois des signes de paranoïa, de schizophrénie. A partir de là, nous avons énormément besoin de psys qui peuvent dire " Nous sommes là, nous pouvons prendre en charge. " C'est le moment le plus dur, où le jeune peut retomber.
Les recruteurs utilisent en priorité Internet pour toucher le jeune public, comment les parents peuvent-ils réagir face à cela?
C'est une question délicate, sur laquelle on ne cesse de s'interroger. Cela dépend à quel niveau on se trouve. Lorsque l'embrigadement est déjà là, il est malheureusement trop tard : impossible de couper Internet et de dialoguer avec son enfant.
Il faut dans un premier temps fermer les yeux et mettre en place le processus de " déradicalisation ". Une fois que nous sommes intervenus avec la cellule du CPDSI, que l'individu est remobilisé et a pris conscience qu'il a été berné, là il faut couper ses accès.
Les jeunes qui sont retombés, ou qui sont dans une situation à risque, se sont forcément reconnectés, c'est addictif. En phase de réinsertion, quand ils se remettent à travailler, qu'ils retournent à l'école, ils voient le portable du copain, le prennent, se disent qu'ils ne vont certainement pas aller reparler à leurs anciens contacts radicaux, mais évidemment, le font. Ils nous appellent ensuite le soir en pleurant " Cela a été plus fort que moi, je ne comprends pas, cela a été horrible. Ils m'ont traité de traitre, je voulais qu'ils m'aiment encore, au secours..." A ce moment, un soutien psychologique est indispensable.
Comment les parents peuvent-ils surmonter leur culpabilité ?
Les parents qui nous appellent, nous disent clairement " C'est parce que j'ai divorcé, parce que je n'ai pas divorcé, parce que j'ai trop travaillé, parce que je suis au chômage. " Chacun avance un motif d'explication.Immédiatement nous répondons que certains parents sont divorcés, d'autres pas, que certains travaillent, d'autres non etc.
Il faut se concentrer sur les prédateurs. Bien sûr qu'ils ont frappé à un moment où il pouvait exister une fragilité chez l'enfant, mais qui n'en a jamais eue ? Le plus grave c'est que les recruteurs puissent repérer cette fragilité et s'en servir. Peu importe pourquoi cette fragilité, l'adolescence est un moment difficile. Notre posture consiste à se concentrer sur la lutte contre les recruteurs afin de donner de l'énergie aux parents. Car c'est une vraie catastrophe pour eux. Ceux qui s'aperçoivent de l'embrigadement quand l'enfant est encore là, peuvent, et doivent, garder l'espoir. On va leur apprendre à se battre.
Notes
. Les jeunes Français et le djihad
Le site Internet stop-djihadisme.gouv.fr lancé par le gouvernement le 28 janvier 2015, estime à 400 le nombre de Français participant au djihad en Syrie ou en Irak. La plupart d'entre eux sont des jeunes, parfois mineurs. Depuis le début des affrontements en Syrie, plus de 70 volontaires Français au djihad ont trouvé la mort.
. Ils cherchent le paradis...
Dans son roman, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l'enfer (Editions de l'Atelier, 2014), Dounia Bouzar rend hommage à tous les parents qui ont subi l'embrigadement de leur enfant " C'est un livre constitué d'histoires vraies. La seule chose romancée c'est le retour d'une fille chez elle. Il faut rappeler que si quelques garçons sont parvenus à s'échapper et à rejoindre la France, aucune fille n'est revenue vivante. J'ai fait ce choix parce que c'était trop dur, il fallait bien porter un peu d'espoir... "
. Centre de Prévention contre les dérives sectaires . CPDSI
Le Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam est une association loi 1901, créée en avril 2014, mandatée dès sa création par le ministère de l'Intérieur afin de lutter contre l'embrigadement des jeunes à l'islam radical. Le CPDSI forme également les écoutants de la plateforme du numéro vert du ministère de l'Intérieur : 0 800 005 696.
. Pour comprendre l'embrigadement
L'intégralité du rapport intitulé La Métamorphose opérée chez le jeune par le nouveau discours terroriste est à consulter à l'adresse suivante :http://www.bouzar-expertises.fr/metamorphose
. Source de l'article
www.psychologies.com/Planete/Societe/Interviews/Islam-radical-comme...
Commentaires bienvenus
Merci Sylvie, pour ces informations très intéressantes. Je vous livre ma réflexion :
Jiddu Krishnamurti nous dit : « Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale d'être bien adapté à une société malade ».
Lorsque l’on évoque le mot « esclavage », la plupart d’entre nous imagine des hommes enchaînés qui travaillent sous les coups de fouets. Il me semble cependant, que nous pouvons devenir des « esclaves des temps modernes », si nous n’y prenons garde.
Une réflexion dont l’auteur m’est inconnu, est pour moi très inspirante et me pousse à la réflexion :
« Parce qu’ils ne sont pas obligés de servir un tyran, parce qu’ils ne sont pas emprisonnés ou esclaves, les gens se croient libres. Oui, mais intérieurement, qu’en est-il exactement ? Ils sont souvent comme ces animaux retenus à un pieu par une corde de quelques mètres : ils s’imaginent être libres parce que la corde qui les attache les laisse se mouvoir un peu ; mais s’ils veulent aller plus loin, ils découvrent que c’est impossible. Bien sûr, celui qui n’a pas d’autre ambition que de satisfaire ses appétits matériels ou ses désirs grossiers, ne se sent pas limité, mais le jour où il voudra atteindre des régions plus subtiles, plus spirituelles, il ne le pourra pas, et c’est là qu’il sera obligé de constater combien il est esclave, impuissant. La véritable liberté, c’est de n’être retenu par aucune attache, qu’elle soit physique ou, surtout, psychique. »
Il y a près de deux siècles, au nom de l'idéologie du progrès, la société occidentale (qui s’étend maintenant à presque toute la planète), a cru trouver le bonheur et le sens de l'existence, dans une production et une consommation sans limite de biens et de produits, jusqu'à l'épuisement programmé des ressources de la Terre.
Pour sortir de cette impasse suicidaire, il me parait impératif de transformer radicalement nos modes de vie et de pensée.
La crise généralisée que nous traversons n'est pas seulement économique, financière, énergétique ou politique : elle est d'abord structurelle. Elle est également systémique.
Elle est la conséquence d'une idéologie absurde, réduisant l'être humain à un agent économique, sorte de créature robotique ayant pour seule finalité de produire et de consommer, niant par là sa dimension spirituelle.
Elle signe le désastre du matérialisme, l'échec d'un monde dédié au culte du profit, la fin d'une illusion, mais aussi la naissance d'un monde différent, plus sage, plus heureux et plus libre !
Les derniers évènements dramatiques qui se sont déroulés à Paris, doivent ouvrir de nouvelles perspectives pour les hommes et les femmes de bonne volonté qui pressentent la fin d’un monde et la naissance d’une nouvelle civilisation basée sur la coopération, le respect de la nature et l’éthique.
Enfin pour terminer, je dirais que la situation actuelle, aussi sombre qu’elle apparaisse pour certains, nous offre de merveilleuses opportunités qu’il nous convient de saisir. Il est clair que le moment est venu pour nous de choisir notre camp : continuer à se plaindre de la situation présente en recherchant la cause de nos souffrances chez les autres, en accusant la société et nos dirigeants, ou retrousser les manches pour participer, chacun selon ses moyens, à l’édification d’un nouveau monde où « le partage du monde sera remplacé par un monde de partage ».
Bien à vous.
Ah,ah,ah !!
C'est à se rouler par terre de rire !
Il y a 20 ans, il y avait les centres de prévention contre les dérives sectaires des sectes, pas des religions (institutionnalisées), celles-ci étaient irréprochables.
Maintenant nous avons le Centre de Prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam .
Très drôle !!!
Bientôt nous auront le centre de prévention contre les dérives de l'intelligence (je pense, déjà, que cette dérive sera encore beaucoup plus dangereuse .. que les sectes et les (nouvelles) religions sectaires.. je soupçonne que je viens de faire un pléonasme !!!
De tous temps, dans le pays, il y a toujours eu des dangers venant de tels ou tels groupes, et du "terrorisme" !
Ne pas oublier que historiquement de terrorisme (intérieur), il n'y a que le terrorisme d'Etat.
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