POURQUOI LA VÉRITÉ NOUS FUIT-ELLE ?
Parce qu’il n’y a rien à chercher. Elle est déjà là.
Il suffit de marcher dans nos pas à reculons,
de remonter notre pente …
Se connaître c’est aller du relatif à l’Absolu par le dépassement du relatif et non pas par le rejet du relatif. On ne peut aller vers le Soi que par la connaissance et le dépassement de soi, c’est-à-dire du petit soi limité, mesquin et séparé.
C’est aller du petit vers le grand.
La Vérité est toujours présente mais recouverte. Notre moi recouvre le Soi comme la main placée devant le soleil le cache à notre vue. Cela n’empêche pas le soleil de continuer à éclairer le monde.
“Écarter la “main” veut dire écarter, rejeter les identifications à ce qui est limité (notre soi) pour s’ouvrir à ce qui est plus grand, plus vaste (le Soi). C’est dé-couvrir, dé-voiler, donc s’ouvrir et donc entrer dans l’illimité.
Nous vivons dans le monde des apparences. Notre vie est semblable au rêve. L’Absolu salvateur, tant convoité, ne saurait être un “objet”, relatif et fini, en dépit de sa transcendance. Il ne peut être que pur Sujet. Et que serait un sujet qui ne serait pas Moi ? L’ultime et unique Réalité est ainsi la Conscience infinie, infiniment consciente d’elle-même. L’homme n’est établi dans sa plénitude que lorsque, par grâce, il a complétement cessé de s’identifier à son petit moi psychologique, personnage éphémère, illusoire et conditionné. L’unique nécessaire est la découverte de notre essence créatrice, notre Identité réelle, le Soi, ou le “Je suis” de toutes les sagesses.
L’Éveil est le surgissement d’une Personne qui n’a ni traits, ni contours, délivrée des limites de la personne et qui continue à brûler au sein de sa propre absence. Elle est synonyme de quiétude et de joie.
Roger Quesnoy - L’infini au fond de soi
***
GESTES D’ÉVEIL
L’ATTENTION
Lorsqu’on manque d’attention on est, pourrait-on dire, prisonnier de l’inattention. S’en rendre compte, c’est déjà un effet de la grâce. Comme si un ange passait et tirait la sonnette pour nous réveiller. Seulement, ce qu’on fait en général à ce moment-là, c’est de se ressaisir et de se forcer à l’attention. Et on laisse passer la grâce, on se concentre sur quelque chose, en prenant appui sur ses propres forces, et on se retrouve aussitôt seul avec soi-même.
Cette réaction est tellement naturelle, elle semble tellement “juste”, qu’on ne réalise pas toujours qu’ainsi on décapite la grâce. Car lorsque la grâce nous visite, il faut se taire, il faut la laisser agir, il faut lui faire assez confiance pour ne pas prendre sa place. La grâce nous réveille d’un oubli passif de nous-même, et nous invite à un oubli actif de nous-même — et non pas à une affirmation de soi. Lorsqu’elle nous révèle notre inattention, laissons-là donc faire, sans rien créer de neuf qui nous détournerait d’elle, et ne prêtons attention à rien d’autre qu’à notre inattention. C’est plus difficile, bien sûr, que de se ressaisir; car c’est être attentif sans rien saisir.
Mais on sent bien, si on parvient à le faire, qu’on nourrit ainsi quelque chose en-deçà de soi, quelque chose qui se nourrit de la confiance qu’on lui fait et qui prend peu à peu consistance. Laissons ce quelque chose grandir, sans rien précipiter, sans rien “arracher”. On a tout le temps. Parvenir à se convaincre qu’“on a tout le temps”, c’est entrer dans la liberté. Au moment précis où on aura accepté de renoncer à un quelconque résultat en s’étant, vraiment, convaincu qu’on a tout le temps, au moment où on n’attendra plus rien d’autre que cette confiance qui est là, au moment où on aura, comme le dit mauvaise herbe, “confiance au point de cesser d’attendre”, ce quelque chose nous enveloppera alors comme une eau limpide d’où l’on se découvrira naître.
ÉVEIL, Y ENTRER ?
L’ATTENTE
Lorsqu’on sent l’éveil tout proche, mais qu’on n’est pas “dedans”, on a envie d’y “entrer”. Et c’est justement cette envie qui nous maintient “au-dehors”, car elle souligne notre frontière avec ce Tout dans lequel on aimerait s’immerger.
En fait, il faut ne pas vouloir y entrer. Il ne suffit pas de ne pas vouloir y entrer: il faut ne pas vouloir y entrer. La passivité ne mène à rien. Il faut être actif, mais une activité entièrement occupée par l’attente — plus encore, entièrement satisfaite par l’attente. Bien souvent, on sent monter en soi une vague dont on pense qu’elle pourrait nous propulser au-delà de soi.
Et on se met en tâche de la renforcer. C’est là qu’on gâche tout. Comme si elle avait besoin de notre aide. Quelle arrogance. Et pourtant, elle a besoin de nous. De notre présence. Elle a besoin qu’on soit là, qu’on se tienne face à elle, qu’on croie suffisamment en soi et qu’on s’aime assez pour rester ainsi tout nu face à elle, sans rien lui apporter, que notre seule présence. Tout est là.
On est encore face à “rien”, et à ce moment-là, ce qui est, au sens fort, c’est notre attente. Non pas son but, mais l’attente elle-même. Tout le reste, ce sont des projections du désir. De l’évanescent. Mais l’attente, elle, est réelle. Si on parvient à la laisser seule être, à prendre appui sur elle, et non pas sur l’objet qui la soulagerait, on prend appui sur la seule parcelle d’être qu’on a à sa disposition. Aussitôt qu’on le fait, qu’on pose le pied sur la réalité de cette attente, c’est comme si le fond de la conscience cédait, et nous faisait basculer dans l’Être.
LE GESTE QUE JE SUIS
Nous sommes tous d’accord, je crois, pour reconnaître que seule l’humilité peut nous conduire à ce retournement de nous-mêmes qui permet de se découvrir être, au sens d’être de l’être de Dieu. Il s’agit de se reconnaître n’être “rien”, pour devenir espace d’accueil de “tout”. Dit comme cela, c’est logique et complet au niveau des mots, mais pourtant il manque une partie essentielle. Il manque la part active. Celle-ci est plus difficile à décrire. Car bien peu d’actes méritent le terme d’acte, au sens d’acte créateur.
Ils sont la plupart du temps de simples réactions. Une réaction conditionnée par les caractéristiques de l’organisme que l’on est lorsqu’il entre en contact avec son environnement. Même nos révoltes trahissent une forme de conditionnement. On refuse quelque chose au nom d’une idée que l’on se fait de soi. Une idée construite sur des emprunts multiples que l’on a fait à notre environnement. L’humilité, c’est reconnaître notre incapacité propre à sortir de ce conditionnement, c’est reconnaître que nous sommes entièrement conditionnés. Accepter cela, accepter de n’être “rien”, c’est déjà développer une activité qui n’est pas une simple réaction.
C’est devenir attentif, simplement présent, sans rien saisir, sans rien s’approprier. C’est devenir pure attention. C’est gravir l’arête vive de soi. Au bout de ce chemin de dépouillement, lorsqu’il n’y a vraiment plus aucune autre attente que l’attente elle-même, l’attente de rien, l’attente satisfaite d’elle-même, on bascule en Dieu. Mais pour que ce basculement se produise, il faut un dernier geste, un geste neuf, un geste qui “se” fait en même temps qu’il “me” fait. Il faut renoncer à la toute dernière coquille, il faut oser ne plus être seulement “rien”, mais “je”. Après avoir renoncé à tout, il faut se donner à soi-même tout pouvoir, se faire entière confiance, ne plus rester sur un chemin d’humilité, mais sur le chemin que “je” suis.
C’est cette confiance, qui risque tout, qui transgresse même l’impératif d’humilité, c’est être ce que je suis sans aucune limitation, c’est un geste par lequel on advient à soi. L’orgueil de ce geste, c’est de se donner à soi-même tout pouvoir. Mais là, on est à la limite des mots, car ils n’ont de sens que dans cet instant solennel on est seul avec soi-même, anéanti dans le “rien” assumé de notre être conditionné. C’est un geste de soi aussi bien que de Dieu, c’est le geste que “je” suis.
ACCUEILLIR CE QUI EST
On peut s’ouvrir à tout ce qu’on voit, ou même à une seule chose que l’on regarde. C’est accueillir ce qui est devant soi. On peut à ce moment-là réaliser que cet accueil-là déclenche en soi diverses réactions, sous formes d’émotions et de pensées. Voilà encore quelque chose qu’il s’agit d’accueillir. Si on le fait, on s’aperçoit aussitôt que notre accueil précédent n’était pas total, puisqu’il y manquait ce geste qu’on est présentement en train d’accomplir. Il y avait quelqu’un qui saisissait quelque chose.
Et si on prend à nouveau un pas de recul supplémentaire, on s’aperçoit qu’encore une fois, ce dernier geste n’est finalement pas dernier, car il s’agirait, pour être complet, de l’accueillir à son tour. On se rend peu à peu compte que tant qu’il demeure quelqu’un qui accueille, cet accueil ne sera pas complet, il ne sera pas accueil de “ce qui est”. Supprimer ce quelqu’un n’est pas possible — certains on prétendu que pour eux le “je” avait disparu, qu’il n’y avait plus personne, et j’avoue ne pas très bien comprendre comme cela se peut.
Mettre au repos son activité de préhension, cela, oui, on peut l’essayer. Même si en faisant cela, on reste tout d’abord dans le même schéma: quelqu’un qui fait quelque chose. Le résultat change pourtant, car ce quelqu’un agit désormais non plus sur les impressions qu’il reçoit, tant de l’extérieur que de l’intérieur, mais sur lui-même, sur sa propre propension à se saisir de ces impressions. On a fait là un pas vers “s’ouvrir à ce qui est”, et pourtant, de manière bien paradoxale, on ne s’est apparemment ouvert à rien, bien au contraire, on a même renoncé à rien goûter de ce qui s’offrait à soi.
On s’est interdit de ressentir ce qui est. Cela demande beaucoup d’énergie et d’attention, car on a continuellement envie de se reposer sur les sensations qui s’offrent à soi. Ne pas le faire, c’est un peu comme arrêter de respirer. C’est se retrouver dans un air raréfié, où plus rien ne vient nous soulager de notre propre tension. Tension n’est d’ailleurs pas le bon mot, car tant qu’il y a tension, il y a saisie, et volonté de saisir, quand bien même l’objet de cette tension est la non-saisie. Ce dont il s’agit, c’est de laisser être. Ce qui n’est pas si facile. Car il ne s’agit pas de se laisser aller à rêvasser, ou à dérouler sans autre l’écheveau des ses pensées. Bien sûr, dans un premier temps, on ne peut pas s’en empêcher. Mais on regarde cela, et à chaque fois qu’on s’en rend compte, on relâche. En évitant l’écueil de prendre aussitôt appui sur son désir de relâcher. Au début, c’est ce qui se produit à coup sûr. Et on tourne en rond.
Ce qu’il s’agit, c’est de prendre appui sur quelque chose situé en amont de toute prise d’appui. Impossible, semble-t-il. Et pourtant, il y a quelque chose sur quoi on puisse prendre appui sans prendre appui sur rien: une petite pointe de paix, un petit sentiment de satisfaction qui survient lorsqu’on débusque sa prise d’appui et qu’on la lâche. Ce sentiment est très ténu, et il aspire violemment à s’appuyer sur quelque chose de plus consistant. Lui-même n’a aucune consistance, il est juste suspendu dans rien. Ce dont il s’agit, c’est de l’empêcher de prendre appui sur rien d’autre, mais au contraire, soi de prendre appui sur lui.
C’est-à-dire lui faire totalement confiance. N’avoir rien d’autre dans les mains qu’un tout petit sentiment de n’avoir rien dans les mains, et se satisfaire pleinement de cet état-là. Être entièrement satisfait par l’attente. Ce à quoi on fait confiance, dans cette attente, c’est au sentiment d’être satisfait par la non-saisie. Dans ce geste-là, le petit diable qui saisit et toujours renaît de ses cendres pour saisir à nouveau est amené à se mordre la queue. Il n’y a plus rien à saisir.
Et pourtant, il y a quelque chose. Si on laisse les choses se faire, en étant simplement satisfait par “rien”, il apparaît peu à peu, ou tout-à-coup, c’est selon, que ce “rien” contient contient quelque chose, et que ce quelque chose, c’est soi. Un soi qu’on n’avait jamais vu, un soi qui ne nous appartient pas, qui repose dans l’être de chaque chose. On se découvre être dans tout ce qui est. On ne saisit rien, il n’y a rien en soi qui puisse saisir — si bien sûr on est resté fidèle à la simple satisfaction de l’attente. Simplement, on se découvre être, en même temps qu’on découvre que ce qui est, est. C’est aussi simple que cela, c’est si simple qu’il n’y a pas de mot pour cela (source).
PRENDRE APPUI
On ne peut jamais prendre appui sur autre chose que sur ce qui est là. Si c’est l’illusion qui est là, c’est sur elle qu’il faut prendre appui. Tant qu’on cherche à sortir de l’illusion, on prend appui sur un désir, le désir d’en sortir, qui est justement générateur d’illusion. Tant qu’on saisit, on porte son monde à bout de bras, sans jamais pouvoir relâcher la tension. La plupart du temps, on ne réalise même pas cette tension, ni même qu’on saisit. Et on subit cela.
Alors qu’en se permettant de regarder l’illusion, sans la juger, sans rien attendre, on cesse de tout porter. Certes, ce n’est pas facile à réaliser, cela réclame toute notre attention, car il faut désamorcer chaque tentative de notre part de saisir. On a envie de saisir, bien sûr, car cela nous libérerait de l’effort d’attention. On se laisserait aller, en croyant se reposer. C’est là qu’on retomberait pourtant dans l’illusion, car loin d’être porté, il nous faudrait à nouveau tout porter. Subir, c’est toujours porter une croix.
Alors qu’en refusant de porter, en demeurant dans l’air raréfié de cette solitude-là, tôt ou tard ne subsiste plus que l’attention toute nue, qui est la claire lumière à travers laquelle se révèle la Présence. Et on se retrouve debout, porté par tout ce qu’on laisse être.
ACTE
L’éveil est un acte, un acte intérieur qu’il s’agit d’accomplir. On croit en fait être actif dans sa conscience, mais c’est une illusion. On est parfaitement passif. Au moment où réellement on bouge intérieurement, de manière aussi infime soit-il, alors c’est une tremblement de terre, c’est une commotion si puissante qu’on se retrouve projeté dans la Réalité. Une “expérience” au-delà des mots, non pas parce qu’il n’y a pas de mots pour la décrire, comme, par exemple, pour une couleur inconnue qu’on ne saurait nommer, mais parce qu’elle se déroule hors du monde où les mots ont un sens.
CONFIANCE
C’est vrai qu’il faut cultiver l’accès à l’état d’unité, bien que concrètement, cela ne soit pas vraiment possible, puisque tout désir de quelque chose, autrement dit tout désir d’autre chose que ce qui est là, maintenant, nous fait refluer dans la dualité. Et pourtant, quand on se sent exilé, isolé, on ne peut s’empêcher de se languir de la “maison”. Mais on ne peut pas provoquer le retour chez Soi. Toute tentative de provoquer quelque chose nous maintient dans l’ego. On peut seulement cultiver une certaine attention.
Il y a à tout moment des trains qui passent sous notre nez, prêts à nous emporter vers l’unité, mais la plupart du temps, on les dédaigne, comme si une voix en nous nous chuchotait que ce n’était pas le bon moment pour faire le saut et y grimper. Il y a toujours autre chose à faire, il y a toujours à s’étourdir l’esprit avec autre chose, plutôt que de monter dans ce train qui nous demande simplement de n’emporter aucun bagage, et de le faire toutes affaires cessantes. Ces trains qu’on rechigne à prendre, ce sont de petits moments privilégiés, des moments de grâce, où on se sent invité à se dissoudre dans l’instant. La seule chose qu’il faille, à ce moment-là, absolument, c’est la disponibilité et la confiance.
Il n’y a pas de recette ni de formule. Il s’agit juste de faire confiance à ce qui vient. Ce sera peut-être une fois le renoncement à une jouissance, une autre fois au contraire l’accueil de cette même jouissance. C’est déroutant pour celui qui voudrait tout contrôler, mais c’est justement l’éviction de cet importun contrôleur qui permet de prendre le train en marche. Et on ne sait jamais à l’avance quel est ce train, ni où il mène. Car même si on a déjà connu une fois le but, il demeure neuf à chaque fois qu’on le redécouvre, car ce n’est pas un but que je découvre, mais c’est Je qui se découvre. Il y a toujours une surprise à sortir de la prison que je suis à moi-même.
S’ABANDONNER ACTIVEMENT
Il s’agit d’être activement réceptif, de s’abandonner activement à ce qui est, d’être activement le “s’” qui s’abandonne. Non pas spectateur, ni même acteur, mais activement destructeur de tout ce qui en soi voudrait être acteur ou spectateur. Sauter dans le vide. Alors, pour reprendre tes mots, l’ego n’est plus alimenté par lui-même, mais par le geste d’attention dans lequel il s’oublie. Une attention non pas à ceci ou à cela, mais au vide qu’il laisse apparaître en s’oubliant. Alors il se découvre être ce vide dans lequel il s’abîme. Une découverte qui le plonge dans une félicité sans bornes, car ce vide, c’est l’Être, c’est lui-même débarrassé de sa propre opacité qui l’en séparait.
ALLÉGEANCE À LA RÉALITÉ
Tant qu’il y a un but recherché, nous rêvons. Mais ce n’est en soi pas si grave, puisque ce n’est de toute façon pas nous qui résoudrons le problème; il se résoudra tout seul, lorsque nous arrêterons de lutter contre ce qui est. On a bien sûr envie, lorsqu’on a connu l’éveil, de pérenniser cet état. Mais il faut d’abord réaliser que c’est justement ce désir qui est le principal obstacle à la présence durable de l’état d’éveil. En fait, c’est l’idée que la conscience doive parvenir à un état de stabilité parfaite dans l’éveil, qui est l’illusion, et au contraire l’acceptation de ce qui est (et dont l’ego fait partie) qui constitue la vraie soumission de l’ego à la réalité de l’être.
L’acceptation inlassablement renouvelée de l’imperfection de ce qui est – et qui n’apparaît en fait imparfait qu’aux constructions mentales de l’ego –, le refus de soumettre ce qui est aux exigences de son propre désir, c’est cela qui crée, à travers le caractère total et sans condition de l’acceptation de cette mouvance, la stabilité qu’on rechercherait ailleurs en vain.
La perfection, il ne s’agit pas tant de la trouver dans le résultat de sa quête, mais dans la radicalité de son allégeance à la réalité, même si celle-ci nous semble toujours (mais c’est là un effet du rêve de l’ego) imparfaite. Lorsque la confiance totale dans ce qui est règne, il n’y a même plus de but recherché, mais simple accueil, transparence à l’être.
C’est cette radicalité qu’ont actualisé à chaque instant des sages et des saints comme Ramana Maharshi ou Saint François d’Assise, et qui se sont trouvés si totalement immergés en Dieu qu’ils en devenaient la manifestation transparente.
OSER LE PLONGEON
Voir ce qui est, c’est ne plus compter que sur soi, c’est se faire assez confiance pour se passer des béquilles qui nous rassurent, c’est oser le plongeon de la confiance. Et c’est en même temps devenir libre — une liberté que personne d’autre que nous-mêmes ne peut nous accorder. Être libre, c’est déboulonner toutes les idoles à qui on confie le soin de guider sa vie. C’est ne plus s’accommoder de ces ajustements, inconfortables certes, mais que l’on préfère pourtant au risque de se retrouver seul aux commandes. On dit souvent que l’éveil, c’est renoncer à soi. Oui, dans le sens où on s’identifie en général aux béquilles auxquelles on s’accroche. C’est renoncer à ce soi-là.
Mais c’est en même temps faire une confiance totale, aveugle, au soi que l’on est, ce petit être si fragile que l’on porte en soi, et qu’on protège avec tant de fausse bienveillance d’un contact trop rude avec la réalité. Prendre sa liberté, ce n’est pas seulement se libérer de ce qu’on perçoit clairement comme une entrave; c’est bien plus se libérer de ce qu’on ne perçoit que sourdement comme un entrave; c’est se faire assez confiance, se donner assez de poids pour reconnaître cette entrave comme telle, malgré toutes les tentatives de notre ego affolé de nous faire croire que c’est mieux ainsi.
On aura ainsi peut-être peur de décevoir quelqu’un, et on choisira le rôle gratifiant de celui qui est à l’écoute des besoins de l’autre, plutôt que d’offrir à cet autre la réalité moins édulcorée de ce qu’on est vraiment. On ne fait pas confiance à ce qu’on est vraiment, on pense que ce ne sera pas assez bien, qu’il faut plus, ou autre chose que ce qui est là. C’est lui, ce faiseur d’idoles qu’il s’agit de démasquer, celui qui s’arroge le droit de dicter ce qui serait bien, et qui recouvre celui qui est d’une couverture de bons sentiments qui le paralysent.
Ce genre d’accommodement où l’on se sacrifie pour une cause apparemment noble est particulièrement retors, car il est plus difficile à démasquer, mais il peut en même temps se révéler un allié particulièrement efficace pour peu qu’on trouve le courage de reconnaître son hypocrisie, car il ne nous laisse alors vraiment plus rien d’autre sur quoi s’appuyer que soi-même.
Bien sûr, parvenu à ce point, chacun aura reconnu en lui ces multiples replis de lâcheté. Et se dira: c’est vrai, il faut que je change. Mais c’est là que l’histoire se corse, car cette nouvelle pensée qui naît alors risque bien à son tour d’être récupérée par la machine à fabriquer des idoles: sous prétexte de les déboulonner, elle va faire de cette mission de déboulonnage une nouvelle idole. Vraiment retors …
On se rend compte, lorsqu’on va jusqu’au fond, qu’il n’y a vraiment rien sur quoi s’appuyer. Et si on va vraiment jusqu’au fond, on tombe nécessairement, derrière ce rien, sur Soi. Parce que ce “rien”, c’est Soi, c’est Ce qui Est.
TOUT NU
Il ne s’agit pas en effet de court-circuiter “je”. Sans “je”, il n’y a pas de présence. Ce petit “je” misérable, tout rabougri que l’on se sent être, frileusement accroché à ses pensées comme le naufragé à son radeau, cet enfant curieux qui touche le monde du bout de ses doigts maladroits, il ne s’agit pas de le retenir, il ne s’agit pas de l’empêcher de se vautrer dans tout ce qu’il découvre, mais il s’agit bien plutôt de l’habiter. Parce qu’en général, on n’est pas en lui. On croit qu’on est “je”, mais en fait on n’est que pensée, émotion, désir. Ce sont ces pensées, ces émotions, ces désirs, qu’il s’agit de réduire au silence, ces pensées dans lesquelles on berce notre propre paresse, et qui nous évitent d’être ce petit “je” tout nu.
Tellement nu qu’on n’a pas très envie de l’inviter sur la scène, parce qu’on est sûr qu’il va tout gâcher, qu’il n’est pas capable, qu’on n’est pas capable. Se tenir tout seul en soi, debout, cela fait peur. Pas une grosse peur, mais une petite peur, le sentiment que ce n’est pas nécessaire, que ce n’est pas important, que ce petit “je”, tellement flottant, tellement insaisissable, tellement perdu sans les bouées auxquelles il s’accroche, est trop insignifiant pour qu’on croie en lui et qu’on table tout sur lui. On voudrait se préparer pour une bataille bien plus décisive, on désire en découdre de manière plus grandiose, et non pas faire du baby-sitting avec ce petit moi fuyant.
Et pourtant, le seul courage qu’il s’agit d’avoir, c’est de lui faire toute confiance, et cela quand bien même il semble si peu fiable. Le courage de s’appuyer sur cette petite chose qui échappe, ce petit “moi” inconsistant que l’on est. Accompagner son mouvement lorsqu’il s’approche du monde avec sa curiosité d’enfant, et maintenir toute son attention pour le laisser être curieux, pour se laisser être curieux en lui.
C’est cela, la confiance. C’est si simple, si évident aussitôt qu’on l’a perçu, qu’on se demande comment on a fait pour échapper jusque là à une telle évidence. Car cette confiance totale que l’on fait à cet être insignifiant que l’on est, c’est cela qui nous éveille, qui nous rend “présent”, qui nous fait découvrir que Je Suis (source).
PETITE MORT
La seule bonne image de l’éveil, c’est l’orgasme, qu’on appelle d’ailleurs aussi “petite mort”, et ce n’est pas pour rien. L’orgasme, on peut le provoquer, ou le laisser venir. Il n’est vraiment beau que si on le laisse venir, pas si on “arrache”. Laisser venir, cela veut dire être éminemment présent à toutes les sensations et toutes les émotions qui surgissent, les goûter, mais ne pas s’en emparer, sachant qu’en les laissant refluer, elles reviendront en une vague toujours plus forte. Jusqu’au moment où la vague nous emportera avec elle, et nous retournera.
C’est exactement la même chose avec l’éveil: il faut être éminemment présent à ce qui est, à n’importe quoi, ce qui se trouve devant de soi, et surtout ne pas s’en emparer intérieurement. La présence s’accentue d’elle-même au fur et à mesure qu’on la laisse, encore et encore, refluer. On la sent grandir, on la goûte, on s’en réjouit, mais on ne la saisit pas. Et si à un moment donné on se sent crispé, on fait autre chose. Et lorsqu’on y revient, après s’être aéré l’esprit, on retrouve son travail là où on l’avait laissé. Si ce n’est pas le cas, si on a l’impression de tout devoir reprendre depuis le début, c’est qu’on n’a pas travaillé le “laisser-refluer”, c’est qu’on s’est trop crispé.
Mais il suffit d’assez de ténacité, de tenir bon même lorsqu’on se sent suspendu à rien, de s’obliger à demeurer présent à ce “rien”, sans plus, pour qu’alors, nécessairement, la présence s’intensifie. On le ressent entre autres parce que la texture et la couleur des objets autour de soi devient toujours plus palpable. On continue ainsi, en se laissant tout le temps, en se promettant qu’on a tout le temps, jusqu’à ce que vienne la vague qui nous retourne. Celle qui fait qu’on voit ensuite tout “de l’intérieur”.
C’est aussi simple que cela. Essayez! Par moments, nécessairement, vous vous direz: “Je fais faux, je n’ai pas la bonne technique, ça ne sert à rien.” Ne vous laissez pas abuser par ces sirènes, qui sont un véritable piège de l’ego, toujours à l’affût d’une technique: car il n’y a pas de technique. Et cela l’effraye. Il n’y a rien à faire. Juste à être là. La technique, c’est soi-même, c’est sa propre présence toute nue. Donc, on ne peut pas faire faux. On ne fait faux que lorsqu’on se le dit. Et il suffit alors de se dire que ce n’est pas grave, pour faire à nouveau juste.
Source : http://www.cafe-eveil.org/
Arrangements et mise en images par Sam’s
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