Photographier la misèrePublié le 02 janvier 2012 par Bernard JolivaltPeut-on décemment photographier des sans domicile fixe, des clochards, des mendiants et autres personnes que la société…

 

  

Photographier la misère
Publié le 02 janvier 2012 par Bernard Jolivalt
Peut-on décemment photographier des sans domicile fixe, des clochards, des mendiants et autres personnes que la société laisse à la rue ? Cette question qui ressurgit régulièrement dans les blogs consacrés à la photographie de rue témoigne de la gêne qu'occasionne cette pratique.
La photo de rue des SDF n'est pas anodine. Si elle met le photographe mal à l'aise, c'est parce qu'il est confronté simultanément à plusieurs situations difficiles à gérer.

Nous utiliserons dans cet article le mot "clochard" plutôt que SDF. D'abord parce qu'il existe des SDF propres sur eux qui passent totalement inaperçus dans la rue. Ils marchent sans fin, invisible, noyés dans la masse. Certains se rendent même à leur travail sans que leurs collègues sachent que ce sont des SDF, un terme qui a une connotation péjorative, à tel point qu'il n'a jamais été question d'appeler SDF le "Stade de France". La Ville de Paris peut s'enorgueillir de salarier - très mal - des hommes et des femmes, SDF pour cause d'impossibilité à convaincre un propriétaire de leur louer un toit, et néanmoins obligés de sauver les apparences. Ces SDF travailleurs non clochardisés n'intéressent le photographe de rue que fortuitement, à l'insu de ce dernier. Si par hasard il figure sur une photo, c'est en tant que passant lambda, pas en tant que SDF.

Selon la définition du Grand Robert, le clochard est une « personne socialement inadaptée, qui n'a pas de domicile, erre sans but, et n'a d'autre ressource que la mendicité ». À une certaine époque, il y eu des clochards par vocation, anarchistes avinés squattant des bancs publics ou les bouches d'aération du métro. C'étaient des personnages hauts en couleur, des personnalités. C'est ainsi que j'avais connu à Strasbourg, un peu avant 1968, Riton, ancien séminariste qui parlait huit langues. Il « partit un jour de la caisse » m'apprit son copain dont j'ai oublié le nom, un ancien légionnaire tout tatoué qui termina sa carrière lardé de coups de couteaux par un autre clochard irascible. Il s'affala définitivement sur un banc sous le regard désapprobateur des passants qui le croyaient saoul, une fois de plus. Je dois avoir quelque part une photo de lui, sombre fantôme fendant une foule anonyme...

Ces clochards qu'affectionnaient les touristes en mal d'exotisme urbain existent sans doute encore, mais ils sont rares et difficiles à distinguer de tous ceux qui ont fini à la rue à cause « d'accidents de la vie » comme on dit pudiquement, et qui en sont à la dernière phase de leur dégringolade sociale, mentale et physique.

Le clochard, c'est aussi un aspect dépenaillé, des haillons couleur de muraille, parfois la bouteille pas loin... Du vrai gibier à photographes. Si la rue est ce sanctuaire moderne dont parle Céline dans sa thèse de doctorat de médecine - « Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve. C'est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c'est notre sanctuaire moderne, la Rue » -, le clochard, lui, se trouve à la porte de ce sanctuaire, à faire la manche comme d'habitude.

La nature même de la photo de rue

La photo de rue consiste à photographier le sujet à son insu afin de ne pas interférer dans son comportement. Cette discrétion est souvent mal vécue par des gens qui ne sont ni SDF ni clochard. Dans le cas des clochards, elle est encore plus mal vécue parce qu'à leurs yeux, ce qui est photographié n'est pas leur personne, mais l'image qu'ils en donnent. La photo à la sauvette est alors vécue comme une dépossession supplémentaire, un déni de personnalité. Le clochard perd son identité pour n'être plus qu'une simple représentation de son malheur.

La gêne née du rapport nanti/miséreux

Même bon marché, un appareil photo est un bien de valeur auquel est confronté le sujet photographié. Même si le sujet ne s'aperçoit pas qu'il est en train d'être photographié, il n'en demeure pas moins chez la plupart des photographes une indicible culpabilité.

La renonciation à photographier un clochard est souvent l'aveu de cette culpabilité, l'impossibilité pour le photographe à assumer cette dualité nanti/deshérité. Il abandonne le clochard à son sort en se trouvant des excuses bien-pensantes, comme Mark Dodge Medlin lorsqu'il écrit dans un blog cité plus loin : « C'est à peine si je photographie les sans-abris parce que j'ai l'impression qu'il s'agit d'une intrusion dans leur espace vital. Les passants qui déambulent dans la rue n'ont aucun souci de privauté. La plupart savent où aller pour se soustraire au public. Les sans-abri ne le peuvent pas. La rue est pour eux ce qui s'apparente le plus à un foyer. Je les laisse donc seul. » Chacun son espace, chacun à sa place.

Se refuser à photographier un SDF ou un clochard, c'est lui appliquer une double peine. La première, dont il souffre directement, est d'être transparent aux yeux de la plupart des passants. La seconde, qu'il ne revendique pas - loin de là, il ne tient généralement pas à être photographié - est sa mise à l'écart délibérée du monde. Finalement, ce serait aussi bien qu'il ne soit pas là.

La misère exotique

Un cas particulier de la photo de miséreux est celui de l'exotisme. L'exotisme ne commence pas forcément à des milliers de kilomètres de chez soi. Pour le touriste allemand ou anglais, le clochard a longtemps fait partie du décor parisien, à une époque où, plein-emploi oblige, le clochard par accident de la vie était rare. L'exotisme, c'est parfois tout simplement un autre quartier où l'on vit différemment. Mais c'est rarement au ghetto Neuilly-Auteuil-Passy que l'on pense dans ce cas là.
L'exotisme lointain apporte son lot de misères photogéniques. Mais la distance qui se créé entre le sujet photographié et celui qui pointe l'appareil photo vers lui est, socialement, aussi grande que celle qui se mesure en milliers de kilomètres.
La misère exotique, c'est celle à laquelle le photographe occidental ne s'identifie pas. Le différentiel socioculturel est trop important. Le miséreux exotique est véritablement l'autre, si loin même lorsqu'il est à portée de l'objectif.
De retour chez lui, le touriste montrera à ses proches les familles indiennes dépenaillées en se lamentant sur leur triste sort. Il se lamente moins sur le sort du SDF clochardisé. Ce dernier lui montre en effet l'image de ce qu'il pourrait être (les statistiques sur les craintes de tout un chacun de finir à la rue son alarmantes) et qu'il se refuse d'être.

La nécessité de la photo

Nous en arrivons à la raison d'être de la photo. Dans quel but photographier un clochard que l'on ne connaît pas, rencontré par hasard, et avec lequel tout contact sera évité, du moins tant que la photo n'aura pas été prise ? Pourquoi ramener des photos de la misère dans d'autres continents ?
Dans un article intitulé « Dix choses qu'un photographe de rue ne doit pas faire » publié dans son blog consacré à la photo de rue, le photographe californien Eric Kim préconise de ne pas photographier les artistes de rue et les clochard. Il est assez intéressant de remarquer qu'Eric Kim place au même rang les artistes de rue et les gens qui sont à la rue. Mais, aussi discret puisse-t-il être, le photographe est aussi un personnage de cette scène si particulière qu'est la rue. Et si le photographe doit s'abstenir de photographier les gens à la rue, c'est « parce qu'il est rare d'obtenir une photo fascinante ou originale » et parce que « nous essayons de montrer leur souffrance afin d'obtenir une photo intéressante. »
Le sujet, le clochard, est donc un simple pourvoyeur d'image fascinante, originale ou intéressante. Ce qui incite à prendre la photo n'est pas la situation difficile du clochard, mais l'exploitation qui peut être faite de son image, le produit que le photographe peut en tirer : « une photo fascinante ou originale » qui viendra conforter le photographe dans son savoir-faire. Le clochard est réduit à moins qu'un sujet : une chose.
Cette démarche est complètement à l'opposé de la photographie humaniste pour laquelle seul le sujet prévaut, la photographie n'étant qu'un moyen de montrer, ou mieux encore, de dénoncer sa situation.
Henri Cartier Bresson, déclarait : « La photographie en tant que technique ne m'intéresse pas. C'est la communication qui importe. » Les photos de rue les plus fortes sont certes des photos bien composées, artistiques, même si la plupart des grands photographes de rue refusaient ce qualificatif tout en vendant, pour certains, des tirages à des musées. Mais il faut bien admettre qu'une photographie techniquement déficiente et mal composée ne saurait transmettre efficacement un message. Dans quelque domaine que ce soit, une photo être à la fois signifiante et graphiquement forte.
Les réactions furent multiples sur le blog. Certaines, comme celle signée twocutedogs, enfonçaient le clou en affirmant : « Parfois, un clochard ou un artiste de rue peut complémenter une scène. Mais une photo ne montrant qu'eux peut n'être que fort ennuyeuse ». Dans le même blog, James Donahue adopte une attitude plus humaniste en affirmant que « les clochard et ceux qui sont à la rue ne doivent jamais être photographiés pour le plaisir, mais d'une manière très responsable. »
Réduire Eric Kim a un simple récolteur d'images fascinantes et uniques serait injuste. Son travail et ses autres articles révèlent une personnalité soucieuse d'autrui, désireuse d'éviter ce qu'il appelle à juste titre « la photo facile ».
La photo humaniste dont il a été question précédemment se veut dénonciatrice. En leur temps, des photographes comme Lewis Hines, Jacob Riis et pendant la Grande dépression américaine, les photographes de la FSA (Farm Security Administration), avaient réussi à dénoncer l'exploitation des enfants, la misère et la détresse par leurs photos. La photographie humaniste a toujours été une photographie de constat et de dénonciation. Encore faut-il que ces intentions ne soient pas que de pure forme, une manière comme une autre de se donner bonne conscience.

La finalité de la photo

Dénoncer une situation pose le problème de la finalité de la photo. Beaucoup ne sortent guère de la sphère privée. La dénonciation ne porte pas très loin.
Un nombre moins important de photos sort de la sphère privée pour être vue au sein d'un photo-club, exposée dans des galeries ou postées sur le Web. Ces photos sont généralement regardées par un public au regard plus critique, car mieux formé à la lecture des photographies et à leur analyse. Même si la dénonciation n'aura jamais un impact décisif, elle aura au moins le mérite de sensibiliser un certain nombre de gens.
Un nombre encore plus réduit de photos bénéficie d'une vaste diffusion - et sont donc vues par un grand nombre de personnes - grâce à la publication dans des journaux et des magazines. Quelques-unes de ces photos peuvent contribuer très modestement à une prise de conscience, mais là encore, tout le problème est de savoir laquelle et dans quelle mesure.
Le SDF clochardisé fait aujourd'hui partie de la rue, où il est à la fois vu et ignoré. Montrer sa situation ne dénonce rien tant elle est connue de tous.
Alors, que reste-t-il à la photo de rue ? Le témoignage. Montrer pour les générations futures ce qui était. Montrer au travers d'une composition forte, d'un regard, d'une mise en parallèle, d'une mise en opposition, ou d'un apparentement ce qu'était le sort du SDF photographié.
Le photographe de rue est l'archiviste des moments fugaces. D'aucun affirmeront certes que la rue, c'est aussi autre chose que la misère. Certes. Mais tant qu'il y aura de la misère dans la rue et ailleurs, il appartiendra aux photographes de rue de la mettre en évidence, afin que nul ne puisse dire qu'il ne l'avait pas vue.

Documents :
Une interview et des photos de Valérie Simonnet : La rue parle.
Une autre photo à voir dans ce blog, prise rue de la Paix à Paris.


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7 commentaires à Photographier la misère
Saint-Léger Lionel dit :
07 avril 2013 à 11:05
Tout ceci sonne très juste aussi bien sur la photo humaniste que sur les clochards.
Il est vrai qu’aujourd’hui chaque exclu est nommé à tort « SDF ». Clochard n’est pas politiquement correct comme nom. Et pourtant il existent encore, ces anarchistes vivant à la rue. Aujourd’hui ils sont nommés « marginaux ».
A mes yeux le photographe humaniste à un devoir, celui de transmettre honnêtement les images de notre époque à nos enfants et petits enfants, comme l’ont fait les autres humanistes avant nous. Et les exclus font partis de notre époque. Nous devons donc les inclure dans nos images avec le même respect que l’on doit avoir pour tous. Pas plus mais surtout pas moins.

Je partage mon expérience sur le sujet sur ce petit site :
http://lagrandeexclusion.free.fr/?page=0

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Au petit jeu de la terminologie, on peut dériver loin. Vous utilisez génériquement le terme « exclu » pour les clochards et les SDF. Mais exclus de quoi ? Et par qui ? Comme vous le signalez, il existe des clochards par vocation. J’en ai bien connus quelques-uns dans le temps, à Strasbourg notamment, comme Riton, ancien séminariste viré anar qui parlait huit langues dont le latin, et son copain dont je ne me souviens plus du prénom, un ancien de la légion étrangère, qui a fini lardé de coups de couteaux lors d’une rixe (Riton, lui était « parti de la caisse » comme me l’apprit son compagnon d’infortune. Le SDF est un « sans domicile fixe », pas forcément clochard, mais rejeté à la rue par l’actuel système économique dans lequel le logement n’est plus devenu un droit pour tous, mais un placement spéculatif désormais réservé à ceux qui peuvent se l’offrir. Il existe des SDF salariés qui devraient avoir un toit et ne peuvent pourtant pas en trouver un.
Le photographe de rue se doit de porter un regard humaniste sur ses semblables, mais ce n’est pas forcément une obligation. Un photographe prédateur comme Bruce Gilden ne fait pas dans la délicatesse, comme je l’explique dans un autre article. Le type de photographie que je réprouve, et que j’évite de faire, est celle du simple constat, de la vision à la portée de tous : un miséreux simplement là, donné à voir. Je ne déclenche que si un autre élément met le sujet en perspective comme, dans l’artcile, la publicité « Vuitton » ou le menu de restaurant tenu par un personnage en bois au regard carnassier. L’image dépasse alors le cadre de la simple représentation et situe le sujet dans un contexte.
BJ

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Commentaire de Lovyves le 15 mai 2013 à 11:08

Bonjour à Tou(te)s
Peu de commentaire(s) !
Photographier la réalité, est ce décent !?
Oui, pour certains, non pour d'autres !
Photographier les causes de la réalité …
C'est plus simple, c'est censuré !!!
C'est peut être pour ceci que c'est sans commentaire(s) !

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