J’ai parfois entendu dire que les yeux étaient le miroir de l’âme « L’âme a deux yeux, l’un regarde le temps et l’autre est tourné vers l’éternité ».
J’ai eu la chance, une fois, de voir et ressentir dans le regard de mon interlocutrice des yeux de braise reflétant l’immensité de l’univers et l’histoire de l’humanité.
Ma sensibilité, ma passion, mon amour et ma poésie ignoraient, à cette époque, l’embryologie. « Dans son développement, l’être humain rejoue toute l’histoire de l’humanité depuis son début. Cela signifie que chaque grossesse résume et reprend à la fois l’histoire humaine, la croissance et le développement des individus et l’histoire de la filiation de toutes les espèces, l’évolution des organismes vivants pour arriver à l’être humain. »
Dans La Légende des siècles de Victor Hugo, on peut y lire « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn » faisant référence à la notion de conscience et de l’ « œil divin ».
Jacques Martel, psychothérapeute, écrit dans son dictionnaire des malaises et des maladies « Chaque œil représente un aspect particulier de mon etre.L’œil gauche représente l’aspect intérieur, émotionnel et intuitif, mon coté féminin et la relation avec la mère. L’œil droit, quant à lui, traite rationnellement l’univers et les situations extérieures. C’est l’œil de la reconnaissance qui me permet de façonner mon identité. »
Il y a plus de 25 ans, la plupart de ces connaissances n’étaient que parcellaires pour moi, voir intuitives pour les autres…
Une psychanalyse, à l’âge de 20 ans, m’avait ouvert à la force et la puissance des symboles et à la portée de certains mythes comme celui d’Œdipe, le plus connu. J’étais devenu plus voyant à la découverte d’une partie du mythe où Œdipe, abandonné à sa naissance avait été recueilli par des bergers de Corinthe. Un vieux sage devin Tirésias, aveugle au monde extérieur mais voyant au monde intérieur lui a appris qu’en ayant tuer un inconnu, il tua son père le roi Laïos et en épousant la reine Jocaste, il avait épousé sa mère.
Il arracha ses yeux de chair.
Pourquoi dans une rubrique sur les vécus, les expériences humaines qui ont marqué une partie de notre être introduire ainsi mon témoignage ?
Deux motifs : situer mon état d’esprit il y a plus de 25 ans quand j’ai vécu ce signe de la vie et relire, aujourd’hui, avec plus de compréhension et d’intensité ce que la vie m’a offert.
Pendant dix années de ma vie professionnelle, mon travail consistait, notamment, en l’accompagnement, le soutien et l’aide à des femmes et des hommes en grandes difficultés physique, mental, psychologique . Il s’agissait d’êtres humains qui avaient vécu l’incarcération, l’hôpital psychiatrique, la rue, la violence, les toxicomanies, la maladie alcoolique, l’abandon, le rejet, l’exclusion, la stigmatisation, la déchéance, l’oubli…
Michel , quand je le connus en centre d’hébergement, souffrait de la dépendance d’avec l’alcool depuis prés de vingt années . Il était un homme intelligent, cultivé et était très fière de sa famille vivant sur les terres camarguaises pas loin du Grau de Roi. Des anciennes expériences douloureuses avaient cabossé son cœur et abimé son corps.
Sa famille, en lien étroit avec moi, le soutenaient et lui rendaient visite assez souvent dans le Pas de Calais.
Deux années d’accompagnements intenses, déterminés et de thérapie furent nécessaires pour qu’il parvienne enfin à se libérer de cette entrave liée à cette maladie alcoolique.
Quoique professionnel, des liens humains et de reconnaissance s’étaient tissés. Je posais sur cet homme, comme sur les autres résidants, un regard dénué d’a-prioris et de jugements. Le travail, tôt, sur moi-même, m’aidait à nourrir cette vision à laquelle les résidants y étaient sensibles, très étonnés, et pas du tout habitués par ailleurs. J’introduisais dans leur accompagnement ces éléments qui méritaient attention et vigilance.
Michel, après ses combats et ses luttes pour conquérir enfin un sevrage positif d’avec l’alcool, se préparait à reprendre son autonomie et à envisager un retour sur les terres camarguaises prés de ses proches.
Je restai en relation téléphonique, pendant plus de 18 mois entre le nord et le sud ou Michel vivait, maintenant, dans et prés de l’amour de sa famille.
Moi, ma compagne et mes enfants lui avaient offert un petit tableau représentant le pays minier. Ce cadeau était aussi important que le cadeau qu’il me fit dans l’écriture d’un discours très émouvant lors de son départ définitif du centre d’hébergement pour retrouver sa Camargue.
Un jour, il m’apprit que des médecins lui avaient diagnostiqué une maladie dégénérative du système nerveux, la maladie de Charcot. Il avait tellement souffert pendant prés d’un demi-siècle, qu’il continuait à stagner dans de vieilles douleurs qu’il conservait, qu’il alimentait et entretenait au fil des ans. Il se faisait violence intérieurement.
Je l’accompagnais , dans cette épreuve, téléphoniquement selon mes possibilités et à ma mesure. Les semaines se déroulaient malgré tout.
Un jour, plus de nouvelles et de réponses !
Quinze jours plus tard, une dame à l’accent du sud me téléphona. Il s’agissait de la nièce de Michel.
Elle tenait à me faire part des derniers instants de vie de son oncle qui ne lui restait que les yeux pour parler et communiquer.
« Vous savez le petit tableau représentant un paysage minier, Michel dans ses derniers souffles de vie nous l’a montré des yeux. Nous savions que ce message vous était destiné »
L’évocation, à distance par sa nièce, des derniers mouvements et pulsations de ce regard me bouleversa et me touche toujours aujourd’hui. Je peux vous assurer qu’un regard, que des yeux, je les regarde avec profondeur, reconnaissance et attention.
Avec partage et sincérité
Bien à vous
Jean-Paul