« Quand les parents essaient d’éveiller l’esprit de l’enfant, ils le trouvent déjà déterminé radicalement avant leur intervention ou indépendamment d’elle. Quelque chose d’autrui nous échappe toujours, il n’y a jamais de paternité complète. L’ingenium est irréductible. Nous ne faisons que coopérer à la vie des esprits ; la chiquenaude initiale ne vient pas de nous […]. Puisque l’homme n’est pas né du monde ni de l’homme, il est donc né de Dieu [1]. »

Avec cette citation du philosophe Maurice Nédoncelle, le ton est donné. Dans ce numéro, nous ne tenterons pas de répondre à la question « comment parler de Dieu aux enfants ? », mais nous nous interrogerons sur ce que les enfants nous disent de Dieu : comment leur spiritualité peut-elle nous enrichir ? Qu’est-ce qui leur est « révélé », selon l’affirmation de Jésus, qui resterait « caché aux sages et aux intelligents [2] » ? Autant dire qu’une telle lecture nécessite un état d’esprit qui ne va pas de soi : « Comme adultes et en tant que parents, éducateurs, accompagnateurs d’enfants, sommes-nous capables de croire que les petits enfants pourraient avoir quelque chose à nous dire que nous ne sachions déjà ? [3] ».

On a dit et redit que l’attitude de Jésus envers les enfants était révolutionnaire à une époque et dans une religion où il fallait avoir atteint l’âge de douze ans pour être pris au sérieux. Mais n’était-il pas profondément enraciné dans une tradition bien vivante qui pourtant percevait déjà dans l’enfant à peine né la trace indélébile de son appartenance à Dieu ? Voici ce que le Talmud de Babylone dit du nouveau-né : « Aussitôt l’enfant se met à pleurer. Et pourquoi pleure-t-il ? À cause du monde dans lequel il avait vécu et qu’il est obligé de quitter […]. [L’ange] fait sortir l’enfant malgré lui et l’enfant oublie tout ce qu’il a vu [4] . » L’écrivain Jonathan Littell place cette citation dans la bouche d’un de ses personnages, Nahum ben Ibrahim, qui ajoute alors ceci : « Mais l’enfant n’oublie pas tout de suite. Quand mon fils avait trois ans, il y a longtemps, je l’ai surpris la nuit près du berceau de sa petite sœur : "Parle-moi de Dieu, lui disait-il. Je suis en train d’oublier." C’est pour cela que l’homme doit tout réapprendre sur Dieu par l’étude [5] . »

On peut penser que c’est à ce passage du Talmud, et à d’autres de la même veine, que se réfère le philosophe juif Martin Buber dans son célèbre livre Je et Tu. À propos de la vie prénatale de l’enfant, il écrit ceci : « […] en lisant certain texte mythique juif, on croit déchiffrer à demi une inscription primitive, lorsqu’on lit que dans le sein maternel l’homme est initié au Tout, mais qu’il l’oublie à la naissance. Et cette liaison subsiste au fond de lui, il est la figure secrète de son rêve. Non qu’il aspire à retourner en arrière […]. Mais cette aspiration révèle le besoin de rétablir un lien cosmique entre l’être parvenu à la vie spirituelle et son Tu véritable […]. Un délai est imparti au fils d’homme pour échanger contre un lien spirituel, c’est-à-dire contre une relation, le lien naturel qui l’unissait à l’univers [6] . » Là s’enracine, pour le philosophe, le « fait primitif » qu’est notre besoin de relation.

Le secret principal « révélé aux tout-petits » n’est-il pas cette connaissance intuitive du lieu d’où ils viennent ? Comment Jésus aurait-il lui-même eu accès à cette révélation sans une telle connaissance, ineffaçable dans sa propre histoire ? Lorsqu’il se disait à maintes reprises, dans l’évangile de Jean, « sorti » ou « venu de Dieu [7] » et « allant vers Dieu [8] », n’était-ce pas chaque fois pour établir ou renforcer le « lien spirituel » avec ses semblables – comme s’il avait été envoyé essentiellement pour leur rendre la mémoire de leur origine et de leur destination ultime ? Si l’on relit Matthieu 18 à la lumière de cela, on comprend que « se retourner et devenir comme les petits enfants [9] » concerne avant tout ce lien spirituel indestructible entre tout être humain et « son Tu véritable » - lien qui le constitue avant même sa naissance et à jamais.

Le contexte, dans ce début du chapitre, ne pousse pas à l’attendrissement béat devant le petit enfant : il est question de la dure réalité, lorsqu’est détruite sa confiance, c’est-à-dire sa foi en l’autre, ce qui inclut sa foi en l’Autre à un âge où la relation aux autres et la relation à Dieu sont indissociables. Mais du v. 5 au v. 6, Jésus passe sans transition de l’enfant au « petit », mot qui dans les évangiles désigne aussi bien l’enfant que l’adulte ayant gardé son esprit d’enfance au point de faire confiance à l’autre [10] . C’est que, peu ou prou, tout être humain connaît des destructions de confiance. Or, détruire en autrui – adulte et a fortiori enfant – sa confiance en l’autre, que ce soit par le mensonge, la trahison, l’abandon, l’abus ou la manipulation, c’est s’attaquer à ce lien spirituel qui donnait sens à sa vie terrestre. Mais « devenir comme les petits enfants » n’est pas ré-écrire l’histoire. C’est revisiter les destructions pour les intégrer et s’en libérer et, par là même, devenir ce qu’on a toujours été appelé à être – un enfant de la Vie, dont le souffle (spiritus, l’esprit) est impérissable, puisqu’on expérimente chaque jour à nouveau que le lien spirituel avec l’autre/Autre est encore possible.

Que connaît-on de la spiritualité des enfants ? Pas grand-chose ! Les études jusqu’ici ont porté pour l’essentiel sur le développement neurologique, intellectuel, affectif et social de l’enfant. Du côté des Églises, l’approche a toujours été catéchétique : il s’agissait d’enseigner Dieu, Jésus, la Bible aux enfants. C’est au début des années 1990 qu’éducateurs, psychologues, psychanalystes et travailleurs sociaux ont commencé à s’intéresser à l’expérience spirituelle des enfants. Paradoxalement, la plupart des théologiens, oublieux des paroles de Jésus sur les enfants, laissaient le sujet de côté : « Selon eux, une spiritualité authentique exigerait la capacité de conscience de soi et l’élaboration d’un système de valeurs cohérent, sciemment intégré à l’existence quotidienne [11] . » Et Élaine Champagne d’ajouter très justement : « De ce point de vue, les enfants et les handicapés intellectuels seraient privés de vie spirituelle […]. Est-ce que l’expérience spirituelle doit être consciente d’elle-même, consciente d’être spirituelle, pour l’être véritablement [12] ? ». Cette théologienne québécoise passe alors en revue quelques définitions contemporaines de la spiritualité, qui mettent l’accent principalement sur l’unification et l’intégrité de la personne en référence avec ses valeurs et le sens de sa vie. Elle conclut en notant que les définitions actuelles de la spiritualité s’appliquent difficilement aux petits enfants [13].

Quand bien même on verrait essentiellement dans la spiritualité l’expérience intérieure de l’être humain en relation, comment y accéder lorsqu’il s’agit de « tout-petits » (3-6 ans) ? Il n’est pas étonnant que la littérature, ici, soit quasiment inexistante ! L’attitude de Jésus envers les tout-petits laisse entendre que devant l’incommunicabilité de leur prière intime, nous avons à croire en l’existence d’une telle prière. S’ils transmettent quelque chose de Dieu aux adultes, c’est toujours à leur insu. On peut donc avancer ceci : c’est quand ils suscitent en nous la relation de confiance – ils nous poussent à croire en ce Dieu qui les habite – que nous pouvons affirmer l’existence de leur spiritualité. Il doit bien y avoir un arbre puisqu’il y a des fruits ! À l’inverse, si d’emblée nous posons que leur vie spirituelle est inexistante – « ce sont des vases vides que nous seuls, adultes, pouvons et devons remplir » -, nous nous fermons à ce dont ils sont porteurs… et nous n’allons effectivement rien entendre à travers eux !

Une autre parole de Jésus invite à adopter une telle attitude : « Voyez à ne pas mépriser un seul de ces petits ! Car je vous dis : leurs anges, dans les cieux, regardent sans cesse la face de mon Père, celui [qui est] dans les cieux » (Mt 18, 10). Il y aurait en chaque enfant un face à face éternel (« sans cesse »), ineffaçable, avec le Père d’où il est venu. Et puisque angelos (l’ange) signifie celui qui annonce ou proclame, ce qu’il « dit » de Dieu serait précisément ce qu’il « voit sans cesse » de Lui. Chaque enfant viendrait ainsi susciter notre écoute à la manière même de ces prophètes de la Bible dont il convenait de décrypter les paroles et les gestes.

Enfin, ce qui nous autorisera à passer constamment de la spiritualité de l’enfant à l’esprit d’enfance en l’adulte, c’est le chassé-croisé entre « l’enfant » et le « petit » (adulte ou enfant) dans les évangiles eux-mêmes. « Le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent », aimait à dire Jésus. Dans quel sens ? Les enfants, comme ces adultes sans ressources qu’il appelait les « petits », sont essentiellement des exclus, ayant le sentiment de ne mériter en rien le « royaume de Dieu », c’est-à-dire la vie dans sa plénitude. Ils ne peuvent vivre qu’en attendant tout de l’autre/Autre. Leur ressembler signifierait alors devenir ouvert à cette vie divine comme à un cadeau tout à fait imprévisible.

« Le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent » peut s’entendre dans un deuxième sens, à l’antipode de cette demande individualiste et autosuffisante à laquelle l’adulte réduit trop souvent la foi. Un « royaume » impliquant d’emblée des sujets, une existence au pluriel, chacun pourrait y accéder, à la manière des enfants et des « petits », dans la mesure où il renoncerait à exclure qui que ce soit. C’est que dans ce monde-là « règne » l’Autre dans l’entre-deux de toutes les relations. Or, précisément, deux auteurs anglais, après avoir proposé plusieurs catégories de sensibilité spirituelle pour les enfants, ont pu conclure que le noyau de leur spiritualité était la conscience relationnelle [14] . En effet, il est établi depuis longtemps que l’enfant a un besoin vital de relation avec les autres – et nous pouvons ajouter avec l’Autre, à nouveau, puisqu’à cet âge c’est tout un. Une parole d’un garçon juif américain âgé de neuf ans va bien dans ce sens. À la question de savoir comment ses ancêtres, au désert, pouvaient entendre Dieu et le comprendre, il répondait : « Les Juifs ont toujours crié à travers l’univers jusqu’aux étoiles pour être entendus des autres Juifs [15] . »

C’est donc un continent largement inexploré que ce numéro de La Chair et le Souffle tente d’aborder. Les lecteurs n’y trouveront pas un ensemble de conclusions, mais seulement des pistes de réflexion et, espérons-le, matière à poursuivre la recherche. Il apparaîtra que la plupart des auteurs donnent facilement la parole aux enfants eux-mêmes. C’est comme s’ils avaient fait leur la recommandation d’Anna Freud à Robert Coles, ce professeur de psychiatrie et d’humanités médicales à Harvard, au moment où il démarrait sa vaste enquête sur la spiritualité de centaines d’enfants de toutes nationalités, religions, cultures : « Laissez les enfants vous aider avec leurs propres idées sur la question ! », lui avait-elle dit [16] .

Une réflexion sur la pensée par images et métaphores, prévalente dans l’enfance, s’imposait aux yeux de Nicole Fabre : que deviendra à l’âge adulte cette manière de représenter Dieu et les réalités spirituelles ? Quels garde-fous, quelles orientations fécondes les adultes peuvent-ils offrir à l’enfant pour que, plus tard, il ne jette pas « le bébé avec l’eau du bain » ? Dans la même ligne, la professeure Ana-Maria Rizzuto rappelait dès 1979 que la quête de l’esprit pour comprendre le monde par l’imagination, par les contes, les légendes et les mythes, par des chansons, des poèmes et des psaumes ne s’appuie pas forcément ni arbitrairement sur le mensonge ou l’illusion [17] . On peut rappeler ici la prédilection de Jésus pour les paraboles, son langage imagé et métaphorique, alors même qu’il s’adressait à des adultes. Selon les sages juifs, les affirmations conceptuelles sur Dieu risquent toujours de conduire à l’idolâtrie : « Il est toujours bon de revenir au langage sensible des images ou des métaphores pour éviter la surdité du savoir à ce qui l’excède […]. Images et métaphores parlent aussi au corps sensible et émotionnel – et pas seulement à l’intellect […]. Pour s’approcher au plus près de la Voix, sensibilité, émotions et intelligence, semble-t-il, ne doivent pas se laisser dissocier [18] . »

Quand les mots pour traduire la vie spirituelle font défaut, dans le cas des tout petits enfants d’une part, dans celui des enfants souffrant d’un handicap, trisomiques ou autistes, d’autre part, Michèle Trellu et Madeleine Natanson nous font découvrir toute une riche intériorité qui échappe à l’adulte pressé. Ces enfants, peut-être davantage encore que les autres, savent se laisser habiter par ce qu’ils perçoivent. Que l’enfance soit l’âge privilégié de l’ouverture au monde et aux autres par les cinq sens, c’est un fait d’observation. Mais il reste à dégager la portée spirituelle de ces innombrables appels bibliques à utiliser tous ses sens : voir et croire, ouvrir ses oreilles et s’orienter vers Dieu, toucher et se laisser toucher, « goûter et voir combien le Seigneur est bon » (Ps 34, 9) – appels adressés à tout adulte, mais (encore) réalité pour l’enfant, en particulier le plus démuni. « Le bonheur, c’est de bien regarder », disait l’un d’entre eux ! Les lecteurs trouveront dans ces deux articles matière à réfléchir sur une spiritualité incarnée, à l’image de celle des enfants : « Partout dans le monde, dans leur école comme dans leur maison, des enfants m’ont parlé de cette proximité "physique" de Dieu », écrit R. Coles, qui avoue avoir été très frappé par l’importance accordée au visage de Dieu dans tous les dessins d’enfants [19] . Comment ne pas penser aux Béatitudes : « Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu » ?

Forte d’une longue expérience à la direction du magazine Grains de soleil, qui lui a valu un abondant courrier d’enfants-lecteurs plein de riches questionnements, Emmanuelle Rémond-Dalyac montre comment la presse éducative catholique prend en compte de manière respectueuse et inventive la spiritualité des enfants d’aujourd’hui. Dans la même ligne, R. Coles note que « les récits de l’Écriture ne se réduisent pas à un symbolisme permettant à la vie émotionnelle de s’exprimer. Ces histoires religieuses inspirent littéralement les enfants, incitent leur esprit à développer ses pensées et ses fantasmes et les aident à progresser en maturité et à devenir plus réfléchis, plus sûrs d’eux-mêmes [20] . Anna Freud avait averti ce psychiatre qu’il parlerait philosophie et théologie avec eux : « Les enfants essaient de comprendre le pourquoi de ce qui leur arrive, lui avait-elle dit, et pour cela ils font appel à leur propre expérience de la vie religieuse, aux valeurs spirituelles reçues aussi bien qu’à d’autres sources d’explication [21]. »

Grâce à sa grande familiarité avec la théologie noire américaine et l’œuvre de Martin Luther King en particulier, Serge Molla apporte un éclairage original à la parole de Jésus sur les choses « cachées aux sages et aux intelligents et révélées aux tout-petits » : ces derniers ne sont-ils pas aussi les esclaves noirs dans les champs de coton ou les enfants noirs acteurs dans la lutte antiségrégationniste ? Comme pour illustrer l’impact sociopolitique de ceux qu’on considère comme spirituellement « simplistes », une histoire en parfaite consonance avec cet article est rapportée par R. Coles : « En 1962, une petite Noire de huit ans, en Caroline du Nord, m’a dit : "J’étais toute seule et la foule des ségrégationnistes criait, et soudain j’ai vu Dieu qui me souriait et moi aussi j’ai souri. Une femme, près de la porte de l’école, me cria : Hé ! là, toi, sale petite négresse, pourquoi ris-tu ? Je l’ai regardée dans les yeux et j’ai dit : Je souris à Dieu. Alors elle a levé les yeux au ciel, elle m’a regardée et elle ne m’a plus insultée". De pareils moments nous rappellent à tous – que notre intérêt se porte vers la sociologie, la psychologie ou la théologie – que les plus personnelles des "illusions" peuvent participer à un événement très public, et que les barrières de race ou de classe sociale peuvent rapidement céder à certaines expériences humaines partagées. La fillette qui m’avait raconté cet incident était persuadée que Dieu était brusquement intervenu dans le monde réel [22]. »

Le thème de la simplicité fruit de la « petitesse » est aussi très présent dans l’article de Sylvie Barnay, mais dans un tout autre contexte : elle montre comment Thérèse de Lisieux, devenue sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, a pu, à un âge précoce, se laisser inspirer par l’enfant Jésus au point de créer une petite pièce de théâtre destinée à être jouée par sa communauté carmélite ; parmi les acteurs, les « anges » feront penser à ces « anges des petits » de Matthieu 18. Et, à nouveau, on notera les convergences avec la vaste enquête de R. Coles : l’existence humaine de Jésus « se grave profondément dans l’esprit des enfants, surtout parce que Jésus leur est présenté à l’église au tout début de sa vie : un enfant semblable aux autres, vivant dans une obscurité relative au sein d’une famille ordinaire. De plus, il était destiné à une mission de la plus haute importance, déjà curieux, de huit à dix ans, de ce que lui réservait l’avenir. Il ne faut donc pas s’étonner que Jésus, pour la plupart des enfants, soit un guide personnel, un modèle qui touche leur cœur ». Il est avant tout pour eux « le "Sauveur des enfants", celui qui, après avoir survécu à l’enfance, a souffert dans son esprit et dans sa chair, et demeure très présent [23] ».

De son côté, Tania Zittoun part de la nécessité pour les psychologues d’abandonner l’illusion de l’objectivité lorsqu’il s’agit de spiritualité enfantine. Évoquant la notion juive de l’esprit (rouah) comme mouvement vers l’Autre, elle montre combien le questionnement est à la base de l’éducation juive traditionnelle et aussi au centre de la croyance/pratique adulte. Si la spiritualité se rencontre au cœur même de la dynamique du développement – sortir d’Égypte signifiant symboliquement quitter la terre de la parole morte, se mettre en mouvement, (se) poser des questions – alors la spiritualité qui naît et croît chez l’enfant peut être soit brimée, soit encouragée et maintenue chez l’adulte.

Selon Yves Bridel, l’esprit d’enfance est une des clés de l’œuvre de l’écrivain français Georges Bernanos : l’achèvement en l’adulte de l’enfance humaine apparaît dans la capacité de se tenir comme un enfant en face de son Père. Profondément marqué par la guerre de 14-18, toute l’œuvre de Bernanos reflète quelque chose d’une reconquête de cet esprit d’enfance. Il va jusqu’à confier le destin du monde aux enfants et à tous ceux qui leur ressemblent, à commencer par Thérèse de Lisieux, ou Jeanne d’Arc – incarnation privilégiée de cet esprit d’enfance « politique » évoqué par Serge Molla dans ce même numéro. Deux romans bernanosiens illustrent le propos d’Yves Bridel : La Nouvelle histoire de Mouchette – où il montre comment l’esprit d’enfance protège du néant malgré le suicide - et le Journal d’un curé de campagne – où l’on voit l’enfance spirituelle du curé redonner vie à la part enfantine des plus misérables, enfance spirituelle qui est essentiellement esprit de pauvreté, conquis de haute lutte.

Enfin, Anne-Marie Aitken met l’accent sur le développement global des enfants de sept à douze ans, avec leurs questions existentielles, et se demande comment cesser de se projeter sur eux pour accueillir chacun dans son unicité et l’aider à grandir. Elle nous offre ensuite un survol fort utile de l’histoire de la catéchèse, qui induit un questionnement sur le projet même de catéchiser les enfants. Il a fallu attendre l’après-Seconde Guerre mondiale pour qu’on commence à prendre en compte les questions et la vie concrète des enfants et pour que la catéchèse devienne interactive, espace de croissance mutuelle. L’auteure commente alors trois passages-clés des évangiles, afin de revaloriser la croissance spirituelle des enfants et évoquer le prix que les adultes ont à payer quand ils s’engagent dans cette démarche.

Il est frappant de voir les nombreux points de convergence entre les observations tirées de la longue enquête de R. Coles d’une part, et les grandes lignes esquissées par les auteurs de ce numéro, d’autre part. Comme lui, les lecteurs auront peut-être, en cours de route, à modifier quelque peu leur définition de la spiritualité. Le simple fait que Dieu trouve le moyen de se faire connaître à des enfants souffrant d’un handicap mental donne beaucoup à réfléchir. D’une façon plus générale, le théologien orthodoxe Kallistos Ware n’affirme-t-il pas qu’on peut être à la fois psychiquement malade et spirituellement bien portant [24] ?

On aura peut-être aussi à modifier sa représentation de Dieu. Le fait que la majorité des enfants perçoivent On aura peut-être aussi à modifier sa représentation de Dieu. Le fait que la majorité des enfants perçoivent plus facilement Dieu comme un enfant [25] met sur la piste d’une pensée constamment reprise par toutes les traditions chrétiennes : connaissance de Dieu et connaissance de soi-même sont indissociables. À nouveau, les conclusions de R. Coles viennent confirmer cette intuition : « J’étais souvent frappé par leur acharnement à définir Dieu, à Le situer […], à Le connaître […] et je me demandais si ces enfants n’étaient pas eux-mêmes le véritable trésor qu’ils cherchaient avec tant d’évidence : des jeunes s’interrogeant sur Dieu et s’impliquant eux-mêmes dans Son image. » L’enfant enseignerait donc essentiellement à l’adulte comment connaître Dieu en s’impliquant soi-même le plus possible dans Son image [26] : « Il faut avoir confiance en Dieu quand on essaie de L’imaginer », disait un petit Américain de neuf ans [27].

En définitive, n’est-ce pas l’expression venue du fond des âges chrétiens qu’il convient d’appliquer avant tout à l’enfant – un être « capable de Dieu » ? Les traits bien connus de la psychologie enfantine (capacité à s’émerveiller, pensée par images et métaphores, ouverture aux grandes questions métaphysiques et, par-dessus tout, ouverture à la relation) seraient alors à comprendre comme le berceau de Dieu en lui, mais aussi en l’adulte dans la mesure où, comme l’enfant, l’adulte consent à laisser l’Autre naître en lui toujours à nouveau… pour devenir pleinement lui-même, même s’il ne sait encore rien de ce devenir.

Lytta Basset

La Chair et le Souffle

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