Transhumanisme en action : le cas des « body hackers »

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(Source : Sciences et avenir)

Reportage aux États-Unis dans le milieu des « body hackers ». Ils s’autogreffent des implants afin d’augmenter leurs capacités physiques et intellectuelles !

Shawn Sarver s’est fait greffer sous la peau de l’annulaire un implant aux propriétés aimantées. Photo de Max Aguilera-Hellweg pour Sciences et Avenir

COLLINE EN FRICHE. Oakdale, banlieue sans charme de Pittsburgh (Pennsylvanie, États-Unis). Le GPS nous guide jusqu’au sommet d’une colline en friche, devant une maisonnette de briques rouges au toit malmené par l’ouragan Sandy. C’est ici qu’habite Tim Cannon, jean, tee-shirt, bouc, piercing, tatouages et casquette. Cet ingénieur en informatique de 33 ans a fondé, en janvier 2012, Grindhouse Wetware (GHWW), la première start-up de « body hackers » au monde.

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« C’est en bas que cela se passe. » 

Les body hackers se définissent comme des « pirates du corps humain », fans de nouvelles technologies qui entendent dépasser leurs limites biologiques. Leur credo : implanter sur eux-mêmes des « gadgets » électroniques leur conférant de nouvelles capacités, de nouveaux sens, pour devenir des êtres humains « augmentés ». « J’ai toujours voulu être un cyborg ! » affirme d’emblée Tim Cannon, en faisant les honneurs de sa maison. Meublé chichement, le rez-de-chaussée se compose d’une cuisine vide, à peine égayée par la photo de deux enfants collée sur la porte du réfrigérateur, et un coin salon où jappent des chiens. Tim ouvre la porte de la cave : « C’est en bas que cela se passe. »

« LABORATOIRE ». Un escalier mène au « laboratoire », un vaste sous-sol sans chauffage. Un sol de béton brut et des murs de parpaings le long desquels s’étirent un évier et un établi encombré de matériel électronique. Au milieu de la pièce, une planche posée sur des tréteaux supporte un aquarium… sans poissons. Partout, s’entremêlent des fils, des boîtes, de l’outillage et des ordinateurs connectés en réseau.

Le reste de l’équipe fait son apparition. A commencer par Shawn Sarver, 29 ans, un dandy aux moustaches élégantes, cofondateur de GHWW. Ancien soldat, il a servi six ans dans l’US Air Force, dont trois en Irak en tant qu’électronicien – l’aigle tatouée sur son avant-bras en témoigne. Coiffeur le jour, il est en charge du hardware (matériel) la nuit. Lucas Dimoveo, 20 ans, à l’allure sportive, fait des études de biologie et de mathématiques tout en assurant la communication et le développement de la start-up tandis que le timide Ray Bertocki, 23 ans, apporte ses compétences en informatique. Quant à Olivia Webb, 24 ans, la seule fille de la bande, elle travaille pour une compagnie d’assurance après trois ans d’études de biologie à l’université d’Edinboro (Pennsylvanie). Elle est la caution « sciences du vivant » de la petite entreprise.

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Les body hackers se définissent comme la branche active du transhumanisme

D’autres membres actifs sont absents ce jour-là, comme Ian Linell, physicien et programmeur, Sharad Satsangi, ingénieur électronique, ou Mike Seeler, en charge du marketing et du design. Tous se sont fédérés autour du projet en 2012, à partir du forum Internet consacré au body hacking : Biohack.me. Depuis, plus de 400 sympathisants à travers le monde suivent de près les avancées du groupe GHWW.

REGARD HABITÉ. « Tous sont des citoyens comme nous, qui veulent dépasser leur condition humaine, explique Tim Cannon, le regard habité. Avec le débit rapide qui le caractérise, il explique que es body hackers sont la branche active du « transhumanisme » (lire S. et A. n° 712, juin 2006), un mouvement qui, selon l’ingénieur et journaliste Cyril Fiévet, se définit comme « une posture intellectuelle, qui tend à considérer que l’être humain, sous sa forme actuelle, n’est pas parvenu au bout de son évolution et que la technologie participera de cette évolution ».

Porté par des personnalités comme Ray Kurzweil, spécialiste américain d’intelligence artificielle, ou le biologiste britannique Aubrey de Grey, la principale organisation transhumaniste (Humanity +) compte environ 6000 membres à travers le monde. Les body hackers s’y réfèrent, mais s’en démarquent : « On se distingue de ceux qui attendent des miracles à venir de la technologie sans faire grand-chose pour faire avancer la situation, note Tim Cannon. La technologie nécessaire est pourtant déjà là ! »

GÉNÉRATION Y. « Il suffit de l’appliquer, renchérit Lucas Dimoveo. Je veux rendre le futur réel. » Le body hacking s’inscrit donc dans un courant entre le hacking (piratage des ordinateurs et des logiciels) et le biohacking (bricolage des cellules et de l’ADN). Ces activistes appartiennent à la « génération Y », celle des enfants biberonnés à l’informatique, aux jeux vidéo et à l’Internet. Pour eux, fusionner l’organique et l’électronique va de soi et tous érigent la liberté individuelle en principe inaliénable. Tim Cannon confirme : « L’augmentation de l’humain est un droit ! »

L’augmentation de l’humain est un droit !

- Tim Cannon, body hacker

Installée autour de cookies faits maison et de sodas, la petite équipe théorise avec intelligence et plaisir. Leur modèle : le vénéré Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’université de Reading en Grande-Bretagne, « le premier cyborg de l’histoire ». En 1998, ce pionnier s’est fait implanter une puce RFID sous la peau de l’avant-bras (projet Cyborg 1.0). Elle lui permet de contrôler à distance son ordinateur, les portes, les lumières et les radiateurs de son laboratoire. En 2002, il s’est fait greffer une grille de 100 électrodes sur le nerf médian du bras gauche, au-dessus du poignet (cyborg 2.0). L’influx nerveux qui parcourt le bras lorsqu’il fait un mouvement est capté par les électrodes, converti en signaux électriques qui sont transmis aux appareils électroniques avec lesquels il interagit (fauteuil roulant, bras robotique…). A l’inverse, l’action de la main robotique produit dans son bras une stimulation nerveuse. « Il est l’inspiration de la jeune génération ! » s’enthousiasme Shawn Sarver.

IMPLANT MAGNÉTIQUE. L’élégant jeune homme approche alors sa main d’un bouton métallique posé sur une table basse. Le bouton frémit et vient se coller à la première phalange de son annulaire. « Je me suis fait greffer un implant magnétique sous la peau », explique-t-il. C’est le cas de tous les membres du groupe, hormis Lucas Dimoveo qui veut garder ses doigts intacts pour le sport.

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Des implants pour devenir électrosensible

L’implant est composé de néodyme, un métal rare employé dans des applications industrielles et qui sert de puissant aimant. Le principe a été mis au point en 2004 par Steve Harworth et Jesse Jarrel, deux artistes américains adeptes des modifications corporelles. Désormais, l’implantation d’aimants, grâce à une incision cutanée, est proposée de manière « standard » par certains tatoueurs. Mais le plus souvent, elle est réalisée chez soi de façon artisanale, avec les moyens du bord.

À part aimanter les trombones pour épater les copains, à quoi sert un tel dispositif ? « L’aimant réagit aux ondes et aux champs électromagnétiques, explique Shawn Sarver. Je ressens tout ce que nous ne voyons pas, comme les micro-ondes, les lignes à haute tension au-dessus de nos têtes, les vibrations des appareils et des circuits électriques aussi. Mon corps perçoit et quantifie l’invisible. » Mieux, l’équipe a créé un appareil, baptisé bottlenose, qui permet de « voir » dans le noir grâce à ces implants. Shawn Sarver ouvre un boîtier de métal noir.

SIXIÈME SENS. À l’intérieur, un émetteur-récepteur à ultrasons. « Ceux-ci sont émis et reviennent en écho s’ils rencontrent un obstacle, comme un sonar. L’écho est transformé en impulsions électromagnétiques que nous pouvons percevoir grâce aux aimants implantés. La durée écoulée entre l’émission et la perception de l’écho – ainsi que la puissance du signal ressenti – nous informe de la distance et de la taille de l’obstacle. » Shawn se bande les yeux et, le doigt aimanté posé sur le boîtier, repère sans erreur la boîte de céréales, l’étui à lunettes et le paquet de cigarettes posés sur une table. « Nous avons ainsi acquis un sixième sens. »

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Principal risque : la combustion spontanée

Tim Cannon, le plus téméraire de la troupe, entend donner davantage de sa personne pour fusionner l’homme et la machine avec le système Heledd (Hum embedded light emitting diode display). L’appareil de la taille d’un gros briquet est composé d’une puce qui mesure en permanence les constantes du corps (température, battements cardiaques…). Une fois implanté dans le bras, un écran à LED donnera des informations en s’éclairant sous la peau. Le dispositif communiquera les données par bluetooth (liaison sans fil) à un smartphone. Ainsi, l’utilisateur – qui pourrait être un médecin – sera à même de suivre les constantes en temps réel.

« PROOF OF CONCEPT ». « C’est une démonstration de faisabilité [“proof of concept”], explique Tim. Nous devons encore miniaturiser le système pour l’installer. » Le pari est risqué. L’équipe craint le rejet du dispositif par l’organisme – comme pour tout implant – mais surtout un éventuel défaut de la batterie. « Nous allons probablement utiliser une batterie lithium-ion standard de téléphone mobile », explique Lucas Dimoveo. Principal risque : la combustion spontanée. Quant à la fuite d’acide sulfurique, possible avec d’autres types de batteries, elle causerait un changement dramatique du pH sanguin. « Nous travaillons à inclure l’implant dans une double protection dotée d’un système d’alarme. »

Tim Cannon espère être le premier à s’implanter ce système sous la peau d’ici à quelques mois, avant que la Food and Drug Administration (FDA), qui réglemente la commercialisation des produits de santé, ne songe à lui mettre des bâtons dans les roues. « Pour l’instant, notre travail n’est pas connu, assure Lucas Dimoveo. La plupart de nos projets échappent à la législation car ils peuvent être classés comme “modification corporelle”, ce qui nous donne une certaine liberté d’action. Mais cela pourrait ne pas durer. » (Depuis la réalisation de ce reportage, début 2013, Tim Cannon est passé à l’acte : il a désormais ce système de surveillance dans la peau, NDLR).

AQUARIUM. Pour sécuriser le Heledd, Olivia Webb teste dans l’aquarium un bain de solution à pH sanguin dans lequel elle a plongé un prototype. Elle vérifie le niveau d’acidité deux fois par jour. « A la moindre fuite dans la batterie, le pH baisse, signe de dangerosité. » Elle réalise également des tests de chaleur et de stress mécaniques. Tim Cannon assume cependant les risques : « Les blessures sont inévitables. Ce n’est pas une raison pour ne rien faire. »

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La casquette « thinking cap » : un booster de santé

Pour s’adresser au plus grand nombre, le groupe développe aussi des systèmes non invasifs. Ray Bertocki ôte sa casquette. A l’intérieur, collés sur la doublure, deux patchs sont reliés à des fils électriques : le thinking cap est un « booster » de pensée. Une fois les patchs fixés sur le front, une batterie délivre un courant continu de 2 milliampères (mA) qui crée une stimulation transcrânienne à courant continu (tDCS), utilisée d’ordinaire en médecine pour la récupération des lésions cérébrales.

Après vingt minutes de stimulation, vous êtes plus concentré, le flux de pensée accélère.

- Ray.

L’idée leur est venue à la lecture de plusieurs publications scientifiques, notamment celle de l’université de Bar Illan (Ramat Gan, Israël) parue en en mars 2012 dans Brain Stimulation qui montre que la tDCS des régions frontales augmente la capacité à résoudre un problème. Ou une analyse de septembre 2012 réalisée par l’université de Brasilia (Brésil) pour qui les résultats sont bons sur la mémoire de travail ou l’apprentissage. A ce jour, nul scientifique n’a validé le thinking cap de GHWW. Néanmoins, la start-up en fait désormais commerce sur son site à 50 dollars pièce. En moins d’un an, 25 commandes ont été enregistrées, venues de France, de Grande-Bretagne…

EFFETS SECONDAIRES. D’après les données scientifiques disponibles, les effets secondaires seraient mineurs lors du fonctionnement normal de l’appareil (maux de tête, nausées…), à condition que la séance soit bien contrôlée. Ce qui n’est pas le cas ici. Tim Cannon a, bien sûr, essayé de pousser le courant à 6 mA.

« C’était comme si mon cerveau se déplaçait ! » s’amuse le jeune homme qui admet que l’approche du groupe est empirique : « Notre but n’est pas de publier, mais de faire fonctionner nos inventions pour le bien de l’humain, sans nous prendre pour une élite de surhommes. Notre priorité est de partager nos découvertes. Tout est en “open source” sur notre site », ajoute Shawn Sarver.

La nuit est tombée. Dans la semi-obscurité, les membres du groupe, tous fans de science-fiction et de superhéros, rêvent. Olivia aimerait voler, Schawn pouvoir soulever une tonne grâce à un bras bionique, Tim et Lucas ne plus avoir de besoins physiologiques et Ray télécharger des informations directement dans son cerveau depuis son ordinateur.

Est-ce l’avenir ? « Oui », selon Cyril Fiévet, qui estime que le xxie siècle et les suivants seront marqués par notre aptitude à nous modifier en intégrant des composants et technologies divers. Il s’agit d’une étape majeure de notre évolution. « Non », selon le philosophe Jean-Michel Besnier, qui n’y voit, lui, aucune fatalité. Nous ne sommes pas condamnés à devenir posthumains à condition qu’une prise de conscience massive survienne. « La fascination pour les techniques est le revers d’une mésestime de soi et de l’humanité, affirme-t-il. On ne supporte plus la vieillesse, la maladie et la mort, et surtout pas le hasard de la naissance. Se réconcilier avec notre finitude, accepter nos faiblesses…, c’est le prérequis pour sauver l’humanité. » Il prône, entre autres, d’accorder de l’importance aux avis des comités d’éthique, incontournables. Fi de toutes ces réflexions à Oakdale ! « J’imagine un futur avec plein de cyborgs différents, conclut Lucas Dimoveo, où chacun se rêverait comme il le veut. »

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