témoignages:


SUR LA CHUTE EN MONTAGNE Par Michel Hulin

31/10/2010


(Revue ÊTRE. N°1. 1983)

L’expérience intérieure peut revêtir une infinie diversité de formes. L’histoire de la mystique a toujours eu tendance, comme il est naturel, à privilégier celles de ces formes
qui s’inscrivent dans une perspective philosophique ou religieuse bien
définie. Mais il existe aussi des variantes « sauvages », spontanées ou
artificiellement provoquées, qui méritent tout autant d’être prises en
considération. Appartiennent à cette catégorie, outre les états de
conscience altérés induits par les stupéfiants et les hallucinogènes,
certaines réactions paradoxales de la psyché confrontée à des situations
d’extrême danger qui seraient, normalement, génératrices d’effroi.
L’intérêt de telles expériences, dont la « vision panoramique des
noyés » constitue un exemple classique, réside précisément dans leur
manière de superposer une certaine transcendance extatique à une
profonde détresse existentielle.

Un livre récent [1], encore inédit en langue française, a le mérite d’attirer notre attention sur une variété remarquable de ce type d’expérience-limite, la
chute en montagne. Son auteur, Reinhold Messner, est l’un des plus
grands alpinistes de notre temps. Il est connu pour avoir été, entre
autres exploits, le premier homme à gravir l’Everest sans le secours
d’un masque à oxygène. Mais c’est aussi un homme qui s’intéresse aux
arrière-plans « spirituels » de l’alpinisme. Son livre se présente sous
la forme d’une sorte d’anthologie qui rassemble et commente les
témoignages de personnes miraculeusement sorties indemnes (ou presque)
de chutes gravissimes en haute montagne. Certains de ces témoignages
remontent au XIXème siècle et avaient déjà fait à l’époque
l’objet de publications dans diverses revues de Clubs Alpins en Suisse
ou en Allemagne, d’autres sont inédits. On se propose ici de traduire
quelques passages choisis parmi les plus significatifs, de grouper les
plus saillants de leurs traits communs et d’en esquisser une
interprétation.

Nous commencerons par le récit du Professeur Albert Heim, un alpiniste suisse du siècle dernier qui est en même temps l’auteur de la première anthologie consacrée à la chute en
montagne [2].
En 1871, un matin de printemps, A. Heim dérape dans un couloir
d’avalanche : «… Je filai à la vitesse du vent vers une pointe rocheuse à
ma gauche, vins rebondir contre elle et basculai par dessus, planai
quelque vingt mètres dans les airs pour, finalement, atterrir sur une
plaque de neige au pied de la paroi rocheuse [...] Ce que j’ai pensé et
ressenti durant ces cinq ou dix secondes, je ne parviendrais pas à
l’exprimer en dix fois plus de minutes. Tout d’abord, j’examinai la
situation : « La pointe rocheuse par dessus laquelle je vais être
précipité se prolonge visiblement vers le bas par une paroi verticale.
Toute la question est de savoir s’il y a encore de la neige en bas. Si
oui, je pourrai m’en tirer. S’il n’y en a plus, je vais être précipité
dans les éboulis tout en bas et alors, avec une telle vitesse de chute,
la mort est inévitable. Si, arrivé en bas, je ne suis pas mort ou
inconscient, je devrai prendre aussitôt le petit flacon d’éther de
vinaigre qui se trouve dans la poche de ma veste et m’en mettre quelques
gouttes sur la langue. Je ne dois pas non plus laisser échapper mon
bâton d’alpiniste car il peut encore être utile, je dois donc le tenir
d’une main ferme. Je pensai aussi à jeter mes lunettes pour éviter que
des éclats ne viennent me blesser les yeux mais j’étais à ce point
secoué et ballotté par la chute que mes mains n’y parvinrent pas [...]
Je songeai aussi à ma leçon inaugurale de « Privat-Dozent » [3]
qui devait avoir lieu cinq jours plus tard et que, de toute manière, je
ne pourrais pas assurer. J’assistai à la scène où mes proches
recevaient la nouvelle de ma mort et je les consolai en pensée. Ensuite,
je contemplai à une certaine distance, comme si elle se déroulait sur
une scène, l’ensemble de ma vie passée. Tout était transfiguré, dépourvu
d’anxiété et de souffrance [...] Je me sentis de plus en plus entouré
par un ciel d’un bleu splendide, parsemé de petits nuages rosés et
surtout d’une tendre nuance de violet. Au moment où je pris mon vol dans
l’air libre je me sentis glisser en lui d’un mouvement doux et planant,
sans aucune souffrance, tandis que je voyais s’approcher le champ de
neige sous mes pieds [...] Alors je perçus un choc sourd et ce fut la
fin de ma chute. A cet instant, un objet noir passa furtivement devant
mes yeux et je criai trois ou quatre fois : Je n’ai absolument rien ! »

En 1887, dans le massif du Cervin, Eugen Guido Lammer, entraîné par une avalanche, fait une chute d’environ deux cents mètres :

« … Durant ce vol sinistre mes sens restèrent en éveil. Et je puis vous le certifier, amis, c’est une belle mort. On ne souffre pas ! Une piqûre d’épingle fait plus mal qu’une
telle chute. Pas d’angoisse de mort non plus, ou seulement au début. Dès
que mes ultimes manœuvres de sauvetage se furent avérées vaines ce fut
pour moi le grand abandon. Ce personnage chassé à travers l’étroit
couloir d’avalanche, projeté par dessus le corps de son compagnon,
propulsé dans le vide par la traction de la corde, était un étranger, un
quelconque morceau de bois, et mon Moi flottait au-dessus de toute
cette scène avec la tranquille curiosité du spectateur au cirque. Une
seule chose me gênait : le fait d’être ébloui par le soleil qui, juste
en face de moi — il était environ 17h30 — brillait à travers un
tourbillon de neige poudreuse. Un raz de marée d’images et de pensées
envahit mon cerveau. Beaucoup de souvenirs d’enfance, mon pays natal, ma
mère, le choc élastique des boules sur le billard. « Ah ! Ah ! —
pensai-je — le Professeur Schulz pourra écrire, triomphant, « voilà ce
que c’est ! » [...] Je devrais remplir des centaines de pages pour
traduire cette masse d’idées et d’images. Et pendant tout ce temps, le
calcul froidement objectif de la distance restant à parcourir avant
d’être étendu, mort, en bas. Tout cela, sans cris, sans agitation, sans
tristesse ; entièrement délivré de la chaîne du Moi ! Des années, des
siècles s’écoulèrent durant cette chute. »

L’alpiniste allemande Charlotte Wolny décroche d’une paroi rocheuse, dans les Alpes bavaroises, en août 1975 : «… A l’instant où je perdis ma prise, je réalisai qu’après tant
d’années d’escalade j’étais en train de tomber et que j’allais mourir.
Je ne ressentais pas d’angoisse. Je sentis seulement mon corps culbuter
vers l’arrière et je m’étonnais même de ne pas en souffrir. La nuit,
aussitôt, s’était faite autour de moi. Je pensai que j’allais bientôt
revoir mon mari, mort sept mois auparavant jour pour jour, et je m’en
réjouissais. Je sais seulement encore que, dans l’obscurité qui
m’entourait, mon cœur se mit à battre avec une violence atroce et
j’étais persuadée que j’allais mourir mais, derechef, sans angoisse. Je
m’émerveillais de constater à quel point cela était facile et je me
réjouissais à la pensée que toute souffrance allait bientôt cesser. »

Norbert Baumgartner commence par décrire, en termes hautement techniques, les circonstances de sa chute. Puis il enchaîne : « Voilà ce qu’après coup je suis en mesure de
reconstruire. Mais de la chute elle-même je prends conscience sur un
tout autre mode, un mode d’une effrayante étrangeté, toute nouvelle pour
moi. Ce n’est pas moi qui tombe, qui est précipité vers le bas, qui
s’écorche au contact du rocher. Mais j’assiste à la chute de quelqu’un.
Ce quelqu’un me ressemble trait pour trait. Je pourrais être lui et
pourtant je ne le suis pas, je ne puis pas l’être puisque, justement, je
le vois tomber. Celui-là porte ma vieille veste rouge, mes chaussures
en triste état, mon pantalon d’un vert sale avec ses éternels accrocs »
[...] Il est suspendu à une plaque rocheuse qui se détache et roule vers
la vallée avec un bruit de tonnerre. Et lui tombe, dérape, s’écorche,
s’immobilise et reste là étendu. Curieux ! C’est la première fois que je
suis le témoin d’une chute. Lui est-il arrivé quelque chose ? »

Terminons par le récit du Professeur Hias Rebitsch, peut-être le plus étrange de tous. Dans la phase la plus délicate d’une ascension, soudain, une prise cède : « … Mon buste est
repoussé vers l’arrière comme par le poing d’un géant. Je ne dois pas
culbuter, surtout ne pas tomber sur le dos, la tête en bas [...] D’une
poussée des jambes je me détache de la paroi et me projette dans l’air à
la rencontre du sinistre, de l’impitoyable abîme. Commence alors
l’insensée, la terrifiante descente aux enfers. Un bref à-coup : le
premier piton a cédé ; le second [...] Je glisse le long de la roche,
m’y heurte, cherche à m’y cramponner. Mais une force élémentaire,
irrésistible, me catapulte vers le bas. Perdu, terminé [...] Et voici
que je ne ressens plus d’angoisse. La peur de la mort s’est écartée de
moi. Toute espèce d’émotion a disparu de même que toute perception
extérieure. En moi il n’y a plus que le vide, un abandon total, et hors
de moi il fait nuit. Je ne « tombe » même plus, je flotte doucement
dans l’espace, installé sur un nuage, libéré de toute adhérence à la
terre. Nirvana ? Ai-je déjà franchi le sombre portail qui mène au
royaume des morts ? Voici que soudain lumières et mouvements font
irruption au milieu des ténèbres. Des flots mêlés de l’ombre et de la
clarté se détachent certaines lignes : d’abord confusément esquissées,
elles en viennent à dessiner des silhouettes reconnaissables. Une
représentation naturaliste de silhouettes et de visages humains. Sur un
écran intérieur un film muet, en noir et blanc, est projeté. Je suis le
spectateur et me vois dans le film, âgé de trois ans à peine, trottinant
vers la boutique de l’épicier, toute proche. Je serre bien fort dans ma
menotte le Kreuzer [4]
que m’a donné ma mère pour que je m’achète quelques sucreries.
Changement de scène : petit enfant, un empilement de planches s’écroule
sur ma jambe droite. Mon vieux grand-père qui clopine, appuyé sur son
bâton, s’évertue à soulever les planches. Ma mère rafraîchit et caresse
mon pied meurtri. Deux incidents dont je ne me serais jamais souvenu
autrement [...] Le film se poursuit mais les scènes qu’il montre
n’appartiennent plus à mon existence actuelle [...] Me voici page
portant blason dans une haute salle d’armes : nobles en habits
d’apparat, châtelaines avec tous leurs atours, hanaps passant de mains
en mains, toute une vie pleine de couleur et de mouvement [...] Ensuite,
comme d’une autre couche d’images, se détache un motif plus persistant :
je marche dans une vaste plaine, labourant mon champ avec une charrue
de bois, tandis qu’une armada de nuages défile dans le ciel. C’est alors
qu’un audacieux fondu enchaîné me transporte au cœur d’une mêlée : des
cavaliers sauvages, barbares, la chevelure en broussaille, attaquent :
des javelots volent ; détresse mortelle ! Le tout silencieux, spectral.
Soudain, un appel venant de très loin : « Hias ! » et de nouveau : «
Hias, Hias ! » Un appel intérieur ? Celui d’un frère d’armes ?
Brusquement il n’y a plus de combats, plus de cavaliers, plus d’angoisse
mortelle. Rien que le calme autour de moi et le rocher inondé de soleil
devant mes yeux qui se sont ouverts. »

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