Existe-t-il un lien de cause à effet entre le stress et le cancer ? À Psychologies, nous défendons depuis des années une vision globale de la santé. Avec toute la rigueur et la prudence nécessaires, nous tentons de comprendre les liens corps-esprit, et l’impact de nos émotions et de nos comportements sur notre bien-être. Une approche encore sujette à caution chez beaucoup de médecins.
La dernière polémique en date concerne le rôle du stress parmi les facteurs à l’origine du cancer. C’est le livre d’une chercheuse française, Yvane Wiart, qui a lancé le débat voici quelques mois. Après avoir compulsé pendant dix ans des centaines d’études scientifiques explorant les relations entre stress, personnalité et santé, elle conclut que des causes psychologiques peuvent être à la source des mécanismes physiologiques qui font le lit du cancer. Un article de L’Express, s’interrogeant sur l’impact des émotions négatives dans l’oncogenèse, et la réaction ulcérée d’un ponte américain de la cancérologie, Siddhartha Mukherjee, s’écriant que « ceux qui propagent ce genre d’idées sont des charlatans », nous ont fortement interpellés. « Pourquoi le lien entre émotions et maladie, fondement de la médecine chinoise et de la psychosomatique, [...] devient-il tabou dès qu’il s’agit du cancer ? » questionnait Arnaud de Saint Simon, directeur de Psychologies, dans un éditorial sur le sujet, suscitant de très nombreuses réactions de lecteurs. Devant tant d’émois, nous avons cherché à savoir pourquoi le rôle du stress semble à ce point minimisé, voire dénié, dès lors qu’il concerne la maladie cancéreuse. Qu’en pensent les médecins, les psys, les patients ? C’est tout l’objet de cette enquête
Sophie Gourgou-Bourgade, responsable de l’unité de biostatistiques de l’Institut du cancer de Montpellier, se désole : « Certains facteurs psychologiques pourraient avoir un impact sur l’apparition d’un cancer, mais nous n’arrivons pas à le démontrer. » Pourquoi ? Premier écueil : nous faisons face à un problème de méthodologie. Pour être validées scientifiquement, les hypothèses doivent s’appuyer sur le suivi de milliers de personnes pendant des décennies. Ces études sont lourdes à organiser et coûtent très cher. Deuxième obstacle, à la fois méthodologique et éthique : comment induire le stress chez des cobayes humains ? « La notion de stress à elle seule est multifactorielle, répond la spécialiste. Un deuil ou un accident en génèrent-ils nécessairement chez une personne ? Et à quelle échelle ? Et comment ce stress se conjugue-t-il aux autres facteurs – style de vie, etc. ? À l’heure actuelle, on ne parvient pas à isoler un paramètre de stress psychologique simple qui serait aussi facile à objectiver que l’usage du tabac, par exemple. » Troisième difficulté : le délai d’apparition de la maladie. Bernard Asselain, chef du service de biostatistiques de l’Institut Curie, à Paris, soutient le « travail remarquable » d’Yvane Wiart, mais il explique aussi que « le cancer est un événement très retardé, qui ne devient visible que huit ans en moyenne après son déclenchement. Alors, entre ceux qui déclarent de manière aveugle qu’“il y a forcément un lien” et ceux qui répètent qu’“aucune étude ne l’a montré”, il est aujourd’hui impossible de trancher ».
« Nous, les cancérologues, nous sommes dans l’urgence de trouver le bon traitement biologique pour le patient qui vient d’être diagnostiqué, précise le Pr Laurent Zelek, de l’hôpital Avicenne, à Bobigny. Nous n’avons pas le temps de chercher une quelconque cause dans son passé récent. » De leur côté, les psychanalystes s’occupent traditionnellement du sens de la maladie, « mais ne sont pas à l’aise avec la dimension corporelle », relève Yvane Wiart. « La psychologie considère le corps comme partie prenante des émotions et des forces psychiques. Elle ne peut en revanche pas faire vérifier ses intuitions avec des résultats tangibles, regrette le Pr Gustave-Nicolas Fischer, auteur de Psychologies du cancer, un autre regard sur la maladie et la guérison (Odile Jacob, 2013). La médecine, en considérant la maladie cancéreuse uniquement comme une affection localisée dans une partie du corps – ce qui la rend guérissable dans bien des cas grâce à la technique –, évacue toute la dimension de désorganisation vitale qu’elle représente. L’unité entre le corps et l’esprit n’est jamais prise en compte, le patient n’est pas accueilli dans une vision globale. On avance donc sans langage commun, en pleine schizophrénie ! » La situation est très différente aux États-Unis, où l’étude des liens entre psychisme et cancer a émergé dès les années 1970, grâce à des médecins pionniers en psycho-neuro-immunologie et en psychosomatique, tels Carl Simonton et Bernie Siegel. Et c’est là-bas que sont nés les premiers centres de médecine « intégrative » corps-esprit. La psychologie y est donc dans un rapport d’inclusion, et non d’opposition à la médecine.
Psychanalystes et psycho-oncologues se montrent eux aussi méfiants. « Avec les malentendus qui ont donné lieu au virulent débat sur l’autisme, les premiers sont plus hésitants à émettre des hypothèses comme celles qu’ils soutenaient il y a vingt ans, observe Marie-Frédérique Bacqué, psychothérapeute et psychanalyste ; auteure deLa Force du lien face au cancer (Odile Jacob, 2009). La peur du raccourci les retient. » Quant aux seconds, leur mission est d’accompagner la personne une fois que la maladie s’est déclarée. « Ils perçoivent le stress psychique et la “dépressivité” comme des conséquences du cancer, jamais comme une cause », ajoute Yvane Wiart. « Tant que cette causalité n’est pas scientifiquement prouvée, on est dans le domaine de la croyance, justifie Sarah Dauchy, psychiatre responsable du département des soins de support de l’institut Gustave-Roussy, à Villejuif. On voit des situations catastrophiques, comme celles de patients persuadés jusqu’au bout que la psychothérapie les sauvera ou, pire, leur récupération par des mouvements sectaires. » La possibilité que le patient arrête ses traitements biologiques pour privilégier une prise en charge psychologique effraie tous les soignants. Et, en effet, dans les années 1980, certains organisateurs d’« ateliers de changement » n’hésitaient pas à faire scander le mantra dit thérapeutique « Tu meurs, ma mère » aux femmes atteintes de cancer du sein ! Laurent Zelek révèle de son côté avoir reçu des malades accusés par leur entourage de l’être « parce qu’ils avaient trompé leur femme ». Bref, les interprétations rapides peuvent aller bon train, ce qui va à l’encontre de l’exploration profonde, sur la durée, préconisée en psychanalyse. Cependant, tous ces soignants disent respecter la conviction de la personne : « Si elle relie l’apparition de sa maladie à un événement, nous lui précisons qu’il n’y en a aucune preuve à ce jour, remarque Sarah Dauchy, mais que, si cette croyance fait sens pour elle, nous voulons bien l’écouter sur ce thème pour la soutenir et aller plus loin. »
Pour beaucoup de professionnels de la psyché, affirmer à un malade que son cancer s’est déclenché suite à un événement traumatisant ou, pire, « parce qu’il a un tempérament à risques » – ce à quoi Yvane Wiart aboutit dans ses recherches en désignant certains types de personnalités plus exposés que d’autres – est inconcevable. « Ranger les êtres dans des cases me semble très néfaste, confie le Dr Catherine Ciais, qui coordonne le département des soins de support du centre de lutte contre le cancer Antoine-Lacassagne, à Nice. Que vont-ils en faire ? » Car, au cœur de la question « pourquoi moi ? », qui jaillit presque toujours après le diagnostic, il y a le sentiment de culpabilité. Or, pour les psychanalystes notamment, cette culpabilité qui naît « de l’intérieur » est précieuse : « Elle sert à élaborer, à chercher dans son histoire personnelle, à relancer – après la sidération provoquée par l’annonce – les processus psychiques, détaille Élise Ricadat, psychologue clinicienne et psychanalyste. Si ce concept est “instrumentalisé” et imposé au sujet “de l’extérieur”, on risque de barrer la route au processus actif d’une culpabilité transitoire, réparatrice du choc de la maladie, et de la rendre alors contre-productive, juste susceptible d’assommer le patient au lieu de lui permettre d’en faire quelque chose. » Au-delà des traitements, la quête personnelle fait évidemment partie intégrante de l’arsenal de lutte contre la maladie.
Deux éminents cancérologues ont observé chez leurs patients la présence d’un choc psychologique quelques années avant le déclenchement de la maladie. Est-ce lié ? Ils réclament des études pour comprendre.
Henri Pujol est cancérologue, ancien président de la Ligue nationale contre le cancer et auteur, avec ses deux fils, Jean-Louis et Pascal, eux aussi cancérologues, de Question(s) cancer (Actes Sud, "Babel essais", 2014).
"Bien sûr, on manque de preuves quant aux facteurs psychologiques de cette maladie, mais nous avons des doutes, des suspicions. On sait que les causes du cancer sont multifactorielles, alors pourquoi les chocs émotionnels n’y auraient-ils pas leur place ? Il faudrait maintenant cesser de regarder dans le rétroviseur – qu’a vécu précédemment cette personne atteinte de cancer ? – et mener des études qui partiraient de l’événement prétendument causal – un gros stress, un drame entraînant un choc émotionnel... On suivrait les personnes concernées sur cinq, dix, quinze ans afin de voir à quelle fréquence se déclenche un cancer. Car, si je n’ai jamais vu de preuves scientifiques d’un lien, j’ai toujours entendu de la part de mes malades et du grand public un bruit de fond faisant état d’événements préoccupants s’enchaînant avant l’apparition de la maladie."
David Khayat est chef du service d'oncologie médicale de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris,président de la fondation Avec, et auteur de Prévenir le cancer, cela dépend aussi de vous (Odile Jacob, 2014).
"En tant que cancérologue et homme de science, je vous dirais qu’à ce jour aucun lien entre stress et cancer n’est démontré. Il faut donc persévérer et mettre en place de vraies études, sérieuses, contrôlées. Mais, en tant qu’honnête homme, je vous dirais aussi que, après avoir accompagné pendant trente-cinq ans des milliers de personnes, je n’ai pu m’empêcher de constater l’existence d’un drame psychologique dans les années qui précédaient l’apparition d’un cancer chez la plupart de mes patients. Est-ce que cela veut dire que tous ceux d’entre vous qui vivent des moments émotionnellement difficiles vont nécessairement en développer un dans les années à venir ? Certainement pas. Est-ce que cela veut dire que, sans ce drame, sans ce choc, le cancer qu’une personne présente aujourd’hui ne se serait pas produit ? Certainement pas non plus. Alors, de quoi parle-t-on ? Simplement du fait que, dans cette séquence d’événements à l’origine de la maladie, certains peuvent être non pas de nature physique comme la consommation d’un mauvais aliment, non pas non plus de nature comportementale ou environnementale comme une exposition malheureuse au soleil ou l’inhalation malencontreuse d’une fumée de diesel, mais bien de nature émotionnelle, spirituelle. C’est à chacun d’entre nous d’en prendre conscience et de trouver des réponses au stress de nos vies."
Bien sûr, il y a ceux qui ont refusé bec et ongles d’être « psychologisés ». Ainsi, Marie, diagnostiquée à l’âge de 28 ans : « J’étais sous le choc, le gynécologue venait de m’annoncer un cancer du sein. Puis, tout de go, il me demande : “Vous n’auriez pas eu un coup dur dans les mois précédents ?” Je n’avais vraiment pas envie à ce moment de parler de ça, un gros chagrin d’amour l’année d’avant, c’est vrai, mais sa question m’a mise en rage. » De même, Aline, 45 ans, évacue toute causalité psychologique de sa maladie : « J’étais en psychanalyse depuis des années et dans une période heureuse de ma vie, venant d’emménager avec mon copain ; aucune raison de penser que quelque chose couvait. C’est sûr, si on cherche des événements traumatisants dans le passé, on en trouve toujours : mon premier mari s’était suicidé dix ans avant, par exemple. Mais tous ceux qui ont des coups durs comme ça ne déclenchent pas un cancer, si ? » À travers les nombreux témoignages qui courent dans la presse, sur le web ou dans des livres, on constate que la plupart des malades font quand même le lien entre une période de surmenage, de bouleversement émotionnel et l’apparition de la maladie. Pour beaucoup, c’est même une évidence.
David Servan-Schreiber s’est éteint en 2011, à 50 ans, emporté par un cancer du cerveau qu’il combattait depuis vingt ans. Dans son livre testament On peut se dire au revoir plusieurs fois (Pocket, 2012), le psychiatre revenait sur les causes probables de sa rechute. Voici ce qu’il écrivait. « J’ai eu la faiblesse de croire que j’étais protégé du seul fait que je respectais un certain nombre de précautions : je surveillais ma nourriture, je me déplaçais à vélo, je méditais un peu et faisais un peu de yoga chaque jour. J’ai cru que cela donnait toute licence pour ignorer des besoins fondamentaux de mon organisme, comme le sommeil, des rythmes réguliers et du repos. [...] La notion de stress positif a joué un rôle dans le peu d’importance que j’accordais à la réduction des sources de tension. [...] Si le stress positif est sans contexte un des grands moteurs de la puissance vitale, je pense aujourd’hui qu’il agit parfois comme une drogue sur le psychisme. [...] C’est peut-être ce qui m’est arrivé quand, comblé par mon travail, j’en ai oublié les exigences de mon organisme. [...] Dans la façon dont [mon livre] Anticancer a été perçu par le public, les conseils de nutrition [...] ont quelque peu occulté les autres recommandations. [...] C’était aussi la partie du message la plus simple à appliquer : il est plus facile de manger du poisson et des fruits rouges que de changer ses habitudes de travail ou sa relation avec sa femme. »
Comme pour David Servan-Schreiber, ou le comédien Bernard Giraudeau, qui nous confiait en 2004 : « En bouffant la vie par tous les bouts, j’ai déréglé la machine, oui. [...] J’étais dans un agacement permanent contre les autres, dans des conflits qui ont généré le dérèglement du corps. » Deux mois avant sa mort, il déclarait encore : « Cela tenait à mon existence qui avait de moins en moins de sens, une course effrénée qui me maintenait en permanence dans un état d’angoisse, celle qui peut accompagner notre métier d’acteur. [...] Et donc, le cancer est arrivé et je n’étais pas trop étonné. » Pour ceux-là, le lien entre un stress installé et le diagnostic est de l’ordre de la conviction profonde.
Arnauld Méric, qui a tenu un journal de sa maladie, l’affirme : « Dans mon histoire de vie, ce cancer est apparu comme le nez au milieu de la figure : évident ! » Il estime toutefois préférable que les médecins se tiennent à l’écart de cette vérité intérieure : « Ils sont spécialistes d’une maladie, leur vocation n’est pas de s’immiscer dans la psychologie d’un individu. » Il est en tout cas un point sur lequel tous s’accordent : la nécessité impérieuse, pour s’en sortir et ne pas rechuter, de prendre soin de sa vie émotionnelle. Être accompagné psychiquement, faire des choix qui ont du sens sont autant de manières de rester debout et actif. Alors elle s’impose comme un puissant moteur de transformation... psychologique.
Le credo de cette chercheuse en psychologie de l’université Paris-Descartes, c’est la théorie de l’attachement élaborée par John Bowlby, psychiatre et psychanalyste britannique. Il avait isolé des styles d’attachement – « sécure », « anxieux », « évitant » – correspondant à une gestion spécifique du stress et du vécu affectif et relationnel. Passionnée par l’exploration des liens entre ces personnalités et leur santé, et s’appuyant sur de nombreuses études, Yvane Wiart explique dans son livre Stress et Cancer, quand notre attachement nous joue des tours (De Boek, 2014) que les « alexithymiques » (du grec a - préfixe privatif - lexis - le mot - et thymos - humeur -), par exemple, dont l’attachement est le plus souvent « évitant », font preuve d’une incapacité à identifier leurs émotions, et « prennent sur eux » dans des situations de contrainte. Ils se maintiennent alors en état de stress psychologique, induisant des mécanismes physiologiques qui font le lit du cancer. Mais elle nous met en garde contre les interprétations hâtives : « Cela n’a guère de sens de dire que “la personnalité cause le cancer”, écrit-elle. La seule chose qui peut causer le cancer, ce sont des processus physico-chimiques, comme les hormones du stress, stress qui a une définition purement physiologique au départ, ne l’oublions pas. »
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