Peut-on apprendre à s'aimer soi-même ?
Ce qu'évoque d'abord pour moi la question "Peut-on apprendre à s'aimer soi-même ?", c'est le phénomène très actuel des nouveaux marchands du Temple.
Aujourd'hui les marchands du Temple, ce sont ceux qui proposent des remèdes, des techniques et des recettes pour apprendre à s'aimer soi-même, pour tromper sa peur du vide de la vie.
Un doigt de psychanalyse, un verre à moutarde de traditions ésotériques, ajouter un zeste de yoga, gober tout cela, et vous arriverez à supplanter le vide de votre vie et même à vous aimer vous-même.
Vouloir s'aimer soi-même, c'est tenter un ultime recours lorsque l'on arrive plus à aimer la vie avec ses courants d'air et ses portes ouvertes à deux battants même si elles peuvent de temps en temps claquer.
Pour moi, l'amour pour soi-même évoque la définition même du péché par Luther, à savoir le fait d'être recourbé sur soi-même.
Je sais bien que le fameux deuxième commandement "tu aimeras ton prochain" précise "tu l'aimeras comme toi-même". On y voit une manière d'autoriser et d'authentifier l'amour pour soi, alors qu'en fait il vaut mieux à mon sens traduire ce commandement par "tu aimeras ton prochain comme un autre toi-même", c'est-à-dire comme un autre sujet ayant, tout comme toi, son individualité propre et sa vie propre. Tu ne l'aimeras pas en le phagocytant. Tu l'aimeras comme un étranger. En effet, la Bible rapproche l'amour du prochain de l'amour de l'étranger ("tu aimeras l'étranger comme toi-même" Lév 19,34).
Et Simone Weil dit que puisque nous devons aimer l'étranger comme nous-mêmes, nous devons nous aimer nous-même comme un étranger, comme un étranger quelconque. Avec cette précision, je comprends qu'il soit saint, juste et bon de s'aimer soi-même. Nous pouvons avoir un regard compatissant et miséricordieux mais aussi respectueux à l'égard de cet être, nous-mêmes, qui vit, aime et meurt en restant étranger et voyageur sur la terre. Nous pouvons nous aimer comme l'un quelconque des membres souffrants du corps de l'humanité.
On peut dire que cet amour pour soi prend en considération ce qu'il y a d'universel et d'impersonnel en soi : le fait d'être souffrant, le fait d'être sans droit, et aussi le fait d'être soumis à une forme de nécessité (on pourrait dire de destin) qui le pousse, le chahute et l'étreint.
Nous pourrions dire qu'il s'agit d'aimer et de respecter en soi l'homme pécheur et justifié, l'homme misérable et pardonné, c'est-à-dire l'homme universel et anonyme. Il s'agit là d'aimer ce qu'il y a de "chair" en nous, c'est-à-dire d'humain.
Cet amour pour soi est donc aux antipodes de l'amour propre. Il n'a rien non plus à voir avec une forme d'amitié particulière que l'on pourrait avoir pour soi-même. L'amour de soi-même, c'est une tendre indifférence vis-à-vis de soi-même. L'expression est de Camus.
Nous ne sommes que des êtres de chair et de sang, de souffle et de néant, ombre fugitive, fleur qui se fane. Et l'amour que nous pourrions avoir pour nous-mêmes, c'est l'amour, la compassion et la mansuétude pour cette universelle faiblesse, cette universelle humanité qu'il y a en nous. Mais c'est aussi l'amour pour ce qu'il y a en nous de semence de vie, de vitalité, de germination et de résurrection.
Ce que nous pouvons et devons aimer en nous, c'est ce qu'il y a de christique en nous, c'est cette part qu'il y a en nous du "corps du Christ", corps souffrant, corps crucifié et corps toujours ressuscitant.
Est-ce que cette forme d'amour pour soi peut s'apprendre ? Oui, sans doute, à condition d'être suffisamment fatigué et lassé de ses caractéristiques propres, de ses propres discours, de ses combats et de ses passions. Lorsque l'on est fatigué et saturé de tout intérêt pour soi-même, on peut alors aimer le mouvement, le drame et aussi la chance de la vie qu'il y a en soi, un peu comme le danseur, une fois qu'il s'est lassé de ses efforts pour bien danser et de l'image qu'il donne en dansant, peut aimer le mouvement de la danse qui se fait en lui comme s'il se faisait sans lui.
L'amour n'est plus alors amour pour soi, mais attention et disponibilité au mouvement de la vie, à la danse de la vie, à la célébration de la vie qui se produit en soi. Alors ma propre vie "apparaît comme quelque chose de dépourvu du support d'un moi individuel et permanent" (Proust). En effet "ce que nous croyons être moi est un produit aussi fugitif et automatique des circonstances extérieures que la forme d'une vague de la mer" (Simone Weil). Nous pouvons nous aimer en aimant ce qui "fait vague" en nous, tout comme la mer se laisse habiter par ce qui fait vague en elle.
De même que St-Paul nous incite à vivre "en étant marié comme n'étant pas marié, en pleurant comme ne pleurant pas, en nous réjouissant comme ne nous réjouissant pas" (I Cor 7:29), nous pouvons nous aimer comme si ce n'était pas nous.
Alain Houziaux
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