Une dernière fois, dans un ultime effort pour retenir la vie, Pierre Brioude ouvre ses yeux. La nuit est définitivement tombée sur Nasbinals, enveloppant les monts d’Aubrac. Au plafond, le calhel diffuse un souffle de lumière, ne laissant paraître à son regard que des ombres figées d’où s’élève des murmures de prière. Pierre Brioude les regarde les uns après les autres comme s’il désirait les emporter au pays de l’envers du décor. Marie Rose, son épouse, se tient tout près de lui ; ses cinq filles et ses deux fils dessinent un demi-cercle au pied du lit ; d’autres silhouettes encore dont ils n’arrivent pas à saisir les visages dans la semi-obscurité.

Tout a été si vite ! L’avant-veille, comme à son habitude, il avait reçu une litanie de patients venus se faire rebouter. Le lendemain, 7 mars 1907, en se levant, une lassitude inhabituelle, comme si la nuit l’avait privé de ses forces, l’avait obligé à s’aliter. Convoqué, le docteur Déjean avait décelé un début de syncope.
« À soixante-quinze ans, Pierrounet, il faudra songer à vous reposer et à laisser un peu de côté vos patients », lui avait-il suggéré sans se faire trop d’illusions.
Le vieillard lui avait souri d’un air entendu. Il en avait de bonnes, le docteur ! Chaque jour, depuis plus de trente ans, des hommes, des femmes et des enfants, de tout âge et de toutes conditions se pressaient à son domicile, été comme hiver, convaincus du bien-fondé de sa médecine empirique.
Ce matin-là, ils étaient déjà une dizaine à avoir frappé à sa porte. Aussi, vers midi, se sentant mieux, il était venu vers eux. Mais au bout d’une heure, son épouse avait dû le ramener sur sa couche, pale comme un mort.
Le docteur Déjean était revenu.
« Son état a empiré depuis ce matin, avait-il ordonné. Interdiction de se lever. Renvoyez tous ces gens qui attendent. »
Les uns et les autres étaient repartis sans que le rebouteux est pu les soulager de leurs maux. Dans la soirée, le curé avait été appelé au chevet du malade pour administrer l’extrême-onction. Autour de la maison, voisins et habitants supputaient à voix basse sur la gravité du mal qui terrassait leur bienfaiteur et sur les conséquences économiques que son décès provoquerait sur leurs activités.

Pierrounet a refermé les yeux. À peine sent-il la chaleur d’une main se poser sur sa peau glacée. La mort accomplit son œuvre. Fervent catholique, il s’y est préparé. Le chemin n’est plus très long pour atteindre ce grand territoire qu’il espère aussi beau que sa terre d’Aubrac dont il ne s’est jamais échappé. Ceux qui, comme son fils Edmond, tendent l’oreille, entendent, sorti de ses lèvres entr’ouvertes un dernier gémissement, comme un ultime testament :
« Boun Diou ! Bous ouffrisse ma bido et tout ço que aï » ». (« Mon Dieu ! je vous offre ma vie et tout ce que j’ai »).
Chacun, dans la pièce, se signe. Rose lui ferme les yeux. Pierrounet est mort.
À cet instant, chacun comprend bien que plus rien ne sera comme avant à Nasbinals.
« De que faroù lou monde, aro que Pierrounet es mort ? » (« Que fera le monde, maintenant que Pierrounet est mort ? »)

En cette fin de matinée du 6 décembre 1832, une cicatrice de soleil perce un ciel cotonneux de neige. Aux premiers cris que pousse son second enfant, Pierre Brioude, son père, active le feu de la cheminée. Depuis la mi-novembre, les griffures du froid ont marqué à plusieurs reprises les monts, les recouvrant d’une fine pellicule de neige que le gel nocturne a fixé durablement au sol.
« Ainsi le petiot n’aura pas froid, pense-t-il en soufflant dans son bufadou pour attiser les braises. Manquerez plus qu’il attrape la mort ! »

Le petit Pierre – son père a tenu qu’il porte son propre prénom – vivra. Comme son frère Jacques, son aîné de neuf ans et sa sœur Anne, née quatre ans plus tard.
Dans les campagnes de l’Aubrac, les gamins ne s’attardent guère à l’école. Quelques rudiments de lecture et d’écriture suffisent amplement pour entrer dans la vie active. Trois ou quatre vaches exploitées sur un lot communal ne permettent guère à ses parents de nourrir toute une famille. À dix ans, Pierre Brioude s’embauche comme roul (garçon à tout faire) dans une des nombreuses vacheries qui peuplent l’Aubrac, entre Lozère, Aveyron et Cantal.
Un rude apprentissage pour des gosses à peine sortis de l’enfance auxquels rien n’est ménagé pour leur faire entrer dans la tête la pénibilité d’un travail qui s’étale bien avant l’aube jusqu’à l’encre noire de la nuit. Dans la pluie, le brouillard ou nourris au grand soleil, le petit roul rassemble les bêtes et obéit aux ordres du bédélier (chargé de la surveillance des veaux), des pastres (qui s’occupent des vaches) et des cantalès qui dirigent l’équipe des buronniers. Traire, déplacer les parcs, surveiller les animaux, aider à porter la gerle remplie de lait frais, faire le fromage, éplucher les pommes de terre pour le repas, le quotidien ne laisse guère de place à l’oisiveté. L’isolement au milieu des monts ne permet guère, non plus, d’appeler un médecin ou un vétérinaire – quand ils existent – en cas de maladies ou de blessures. Aux buronniers de se soigner avec des plantes, de réduire une fracture ou une entorse, tant pour eux que pour leurs animaux. Pour le jeune Pierre qui vit au quotidien à leurs côtés, les bêtes n’ont plus de secrets. À bien les observer durant les longues heures de surveillance des troupeaux, il a appris leur anatomie avant de découvrir, après quelques expériences, que ses mains puissantes ont l’habileté de manipuler les os et les articulations. Au point que c’est à lui, devenu à son tour bédélier puis pastre, que le cantalès confie les animaux blessés afin de les remettre sur pieds. Et le résultat est étonnant ! En un tour de main, le veau boitillant repart gambader dans la prairie comme si de rien n’était. De l’animal à l’homme, il n’y a qu’un pas. Son doigté et la force de ses pouces font déjà des miracles.
Aussi, très vite, les estropiés déboulent sur Saint-Laurent-de-Muret où il vient de se placer comme cantalès à l’âge de dix-sept ans. Quatre ans plus tard, l’épisode militaire ne le contraint pas à quitter son service et sa double activité. Malgré le tirage d’un mauvais numéro, il réussit à convaincre son frère de partir à sa place moyennant quelques finances.
Agé de vingt-six ans, il abandonne son métier de cantalès et devient cantonnier au Buisson, avec des appointements de soixante francs par mois en même temps qu’il pratique toujours son art, recevant de plus en plus de monde.
Quatre ans plus tard, il épouse Marie Rose Meissonnier et revient s’installer à Nasbinals. Ses économies lui permettent d’acheter une maison dans le quartier bas du Coustadou. Durant quarante-sept ans, il consultera ses patients dans une petite pièce adjacente à la cuisine quand ce n’est pas au bord de la route ou dans la salle d’une auberge en train de boire un gorgeon de vin clairet. Souvent, en fonction de la blessure, il utilise un ou deux hommes chargés de maintenir le patient. À l’aide de ses deux pouces, après plusieurs efforts, la tête de l’os récalcitrant retrouve sa cavité naturelle et le patient, son sourire et l’activité naturelle de son membre guéri.
Jusqu’à sa mort, celui que désormais tout le monde surnomme Pierrounet tant l’homme est affable et timide recevra quotidiennement de trente à trente-cinq personnes dans son cabinet improvisé.
Une manne providentielle pour le village de Nasbinals et du pain béni pour le commerce de cette petite bourgade touchée par l’exode rural de la fin du XIXe siècle. À tel point qu’un service de voitures à cheval est mis en place depuis la gare d’Aumont afin de transporter les malades vers les hôtels et les auberges qui ne désemplissent pas.
Sa réputation dépasse largement les monts d’Aubrac quand, le 4 octobre 1888, le Journal de l’Aveyron se fend d’un long article sur le bienfaiteur de l’Aubrac :
« Il y a à Nasbinals, chef-lieu de canton de la Lozère, un cantonnier qui raccommode les routes, mais mieux encore les membres cassés. Pierrounel a une réputation très grande et qui s’étend de jour en jour. Continuellement les rues de Nasbinals sont encombrées de gens à mines exotiques, accourus de tous les points de l’horizon. En les regardant, les indigènes disent : “ Oquoï dé Pierrounels” ce qui signifie : “ Voilà des personnes qui sont venues pour consulter le cantonnier Brioude Pierre, que nous appelons du nom affectueux de Pierrounel, parce que nos l’aimons beaucoup, attendu qu’il nous rend beaucoup de services.”
« Comment ne l’aimerait-on pas, Pierrounel ? Un homme se casse un ou plusieurs membres, un bœuf se démet l’épaule, un animal quelconque de la ferme, un chien même s’estropie ? Pierrounel est prêt ; qu’il soit jour ou qu’il soit nuit, on n’a qu’à frapper à sa porte ; il accourt, et en un tour de main, sont remises les articulations déplacées et rajustés les os cassés. Parmi cette multitude d’hommes et de bêtes qu’il a opérés depuis 10 ou 12 ans, il n’y a pas d’exemple, assure-t-on, d’une côte, d’un humérus, d’un tibia, d’une patte mal soudés. On n’en peut pas dire autant des opérations faites même par les meilleurs médecins.
« Pierrounel n’a bien entendu, jamais étudié ; il est simple dans ses manières, dans son maintien, dans ses paroles ; rien du charlatan. Il lui arrive d’être tiré 10 fois du sommeil dans une seule nuit ; au premier comme au dixième appel, il est aussitôt debout. Son humeur est inaltérable. Ils se trouvent des gens grossiers et de nature peu reconnaissant qui ne lui disent pas même merci, pour des opérations que tel ou tel médecin ferait payer cent francs. Pierrounel ne se plaint pas ; pour ceux-là il travaillera encore demain si l’occasion s’en présente. Jamais il n’a demandé de gratifications ou d’honoraires à personne. Il n’est pas rare que les guérisseurs de cette condition ordonnent des remèdes ridicules avec adjonction de prières, de mortifications et autres œuvres pies. Le cantonnier chirurgien de Nasbinals n’a jamais rien ordonné. Il remet les os cassés ou déplacés : pas plus. Aussi nous a-t-on assuré que les médecins, d’ordinaire un peu jaloux, non plus que l’autorité ecclésiastique n’ont eu jamais une seule occasion de lui adresser des reproches. Bien plus, on cite des médecins, et même des médecins très connus à Rodez, qui sont allés le consulter et n’ont eu qu’à se louer de lui.
Chose étonnante ! Cet homme après lequel courent chaque jour comme en procession les estropiés de la Lozère, de l’Aveyron, du Cantal et de plus loin, cet homme n’oublie pas qu’il est cantonnier et ne néglige pas sa route. Au dire des agents voyers, il n’y a pas de canton aussi bien tenu que le sien.
« Une jambe, un bras cassé ne lui prennent d’ailleurs pas beaucoup de temps. Pierrounel est au travail, on lui porte un malheureux étendu sur un matelas. Pierrounel pose sa bourre et ses lunettes, palpe le membre malade : v’lan ! ça y est, voilà l’os à sa place !
Nous disons qu’un tel citoyen n’a pas volé la considération et l’estime dont il jouit ; nous disons que bien peu d’hommes d’aussi modeste condition ont su se rendre aussi utiles à leurs semblables ; nous disons, enfin, que tous les habitants de Nasbinals seront en deuil le jour où Pierrounel disparaîtra. »

Aussi élogieux qu’il soit, l’article provoque la réaction immédiate des médecins ruthénois, peu enclins à se voir dépouiller de leur savoir par celui qu’ils appellent le charlatan de Nasbinals :
« … Battez la caisse tant qu’il vous plaira en faveur du cantonnier, signent-ils dans une lettre cinglante et un brin méprisante, peu nous importe ; tant pis pour ceux qui vous croiront. Rappelez-vous seulement que les médecins […] connaissent assez la valeur des études médicales, pour ne se fier qu’à la science de ceux qui les ont faites sérieusement, et que chacun de nous estime trop ses confrères pour leur faire l’injure de préférer à leurs lumières les facéties d’un ignorant. »
Les jours suivants, ce qui n’est au départ qu’un simple article prend la forme d’une véritable affaire à coups de lettres publiées dans divers organes locaux. Des passes d’armes qui débordent largement le cas de Pierrounet pour se placer sur le terrain de la médecine scientiste face à la médecine empirique définie comme du charlatanisme. On sait aussi que Pierrounet se revendique comme un fervent catholique, proche de la droite conservatrice et royaliste qui le soutient à travers son organe de presse, le Journal de l’Aveyron tandis que l’Aveyronnais et L’Aveyron républicain prennent parti pour les médecins, eu égard au progrès de la science médicale.
L’escarmouche médiatique n’ira pas plus loin. Du moins pour cette fois. La Société médicale de l’Aveyron, par la voix de son président, le docteur Bonnefous, décide de calmer le jeu en évitant de porter le débat devant la justice.
« D’autres personnes éprouvèrent le besoin de blaguer le cantonnier ou de le défendre. Bref, tout cela n’était que bruit autour du charlatan, et, après rectification faite, les Médecins voulurent rester étrangers à cette polémique de mauvais aloi. Eh bien, Messieurs, voilà un homme qui dit à qui veut l’entendre et qui fait publier par les journaux que, sans instruction et sans diplôme, il fait le métier de rebouteur, et la justice le laisse faire. »
Elle ne se manifestera que quatorze années plus tard. En juin 1905, l’ordre des médecins aveyronnais l’assigne devant le tribunal de Marvejols alors que Pierrounet exerce son activité depuis plus d’un demi-siècle.
Au juge qui l’interroge, le rebouteux répond sans ambages :
« Je n’ai jamais ordonné un remède quelconque à un malade. Je reconnais que j’ai de nombreuses visites. Ce sont des individus qui ont un membre cassé ou démis qui viennent me prier de remettre en place le membre démis ou d’arranger la fracture. Il y a quarante-cinq ou cinquante ans que je fais cela. Je n’ai jamais demandé un centime à personne. Je ne me fais pas payer. J’ai en moyenne trente personnes par jour qui viennent du département ou des départements voisins. Il en vient du Midi, du côté de Béziers, Montpellier, Cette, Castres, Toulouse, Bordeaux, Marseille. Il en vient du Nord même beaucoup de Paris. Il en est venu même d’Afrique et même d’Amérique. Ces gens-là me prient de leur remettre leur membre en place, je ne crois pas devoir le leur refuser, en tout cas je n’ose pas refuser. Il va sans dire que je n’ai jamais fait la moindre réclame puisque je ne me fais pas payer. »
C’est donc un homme confiant de n’avoir fait que soulager son prochain et fort d’une clientèle qui l’encense qui se présente devant le tribunal de Marvejols, le 6 juin 1905. Le Courrier de l’Auvergne le décrit « comme un robuste montagnard, de belle carrure, fortement charpenté, d’une force remarquable, figure douce et allongée, collier agrémenté d’une barbiche, le tout très noir, à peine semé de quelques poils grisonnants, yeux bleus, pouces de dimension et de force légendaires, manières affables et simples, modeste et timide, aimant servir et pourtant désirant passer inaperçu, proprement vêtu d’un pantalon sombre et d’un gilet noir à manche… ajoutons qu’il est doué d’une mémoire quasi-extraordinaire ».
Un procès bien gênant pour les magistrats, pris entre la réputation de Pierrounet qu’ils connaissent et la loi qui interdit toute pratique illégale de la médecine. Il en ressort un verdict de complaisance : cent francs d’amende, aux dépens et au remboursement des frais liquidés à deux cent cinquante-sept francs et dix centimes. Pierrounet peut retourner à Nasbinals l’air serein. Il ne sera plus inquiété.
C’est sans doute à l’issue de ce procès que prend corps une légende relative à une intervention qu’aurait pratiquée notre rebouteux dans la salle du tribunal devant les magistrats, les plaignants et le public médusé. Une histoire, non consignée dans le registre de l’audience mais qui a la vie dure.
Déposant au sol un agnelet qu’une chute empêchait depuis la veille de se tenir sur ses pattes, il mit au défi les médecins présents de le rétablir. Devant l’état de la bête, aucun d’entre eux ne se risqua à le manipuler. À la différence de Pierrounet qui, en quelques mouvements des doigts, réussit à le remettre sur pieds.

Nasbinals n’oubliera pas son bienfaiteur. À l’initiative de Philippe de Las Cases, une souscription est lancée dès 1909 dans les colonnes de l’Auvergnat de Paris pour élever un buste en son honneur.
Le sculpteur Malet réalisera le bronze, inauguré le 26 septembre 1909 sur la place du Foirail de Nasbinals en présence d’une foule nombreuse et des autorités qui, oubliant la science médicale, rendit à Pierrounet de vibrants hommages.
« Sans bruit, sans apparat, sans rien d’officiel, le conseil municipal a procédé à l’inauguration d’un monument élevé avec le produit d’une souscription publique à un modeste cantonnier…
« À sa profession de cantonnier, Brioude joignait celle de rebouteur et il s’était acquis dans cet art une réputation telle, que, chaque soir lui arrivait un nombre de malades venus de la France entière, des autres pays d’Europe et même d’Amérique…
« Brioude ne réclamait jamais d’honoraires, mais il acceptait volontiers les dons que les malades reconnaissants faisaient aux membres de sa famille. Il avait acquis ainsi une petite fortune.
« La mort du rebouteur Pierrounet fut un deuil public pour ces rudes populations dont la gratitude vient de se traduire par l’érection, au milieu de la place publique de Nasbinals, du buste du cantonnier-rebouteur. »

Plus d’un siècle après sa mort, son surnom résonne encore sur les monts d’Aubrac.
« De que faroù lou monde, aro que Pierrounet es mort ? »
Attendre peut-être de le rejoindre au paradis des rebouteux pour se faire remettre une épaule ou un genou en place.

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Commentaire de savapasmaletoi le 5 Septembre 2015 à 21:17

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