La guerre est déclarée. Et elle est saignante, comme son objet : la viande. Elle est menée par une cohorte d'écologistes, d'intellectuels, de défenseurs des animaux et de nutritionnistes. Ceux-là ont fait le choix de ne plus manger d'animaux. C'est la cas d'Aymeric Caron, auteur du best-seller No steak (Fayard) et chroniqueur de l'émissionOn n'est pas couché, animée chaque samedi par Laurent Ruquier. "Nous savons désormais avec certitude que les humains sont eux-mêmes des animaux et qu'il n'y a que des différences de degrés entre les espèces, écrit-il dans Le Postillon du 14 novembre [à lire dans Le Point n° 2148, en kiosque]. Dès lors, la question des droits qu'il convient d'accorder à ceux que le spécialiste de l'évolution Richard Dawkins appelle nos cousins n'est plus secondaire : elle est essentielle."
Aymeric Caron réagit à une tribune publiée dans le précédentPostillon (lire ci-dessous) de l'écrivain Richard Millet. Ce dernier déclare non seulement son amour de la viande bovine mais aussi de la viande chevaline. Il dénonce "la force grandissante de la sensiblerie contemporaine" et l'alignement de la France sur les interdits anglo-saxons. "Il ne nous restera bientôt plus qu'à déguster la viande dans des clubs semblables à celui des métiers bizarres cher à Chesterton", se plaint-il. Il est peu probable qu'il y invite Aymeric Caron.
"Éloge de la viande" : le texte de Richard Millet
J'ai vu mourir des hommes. J'ai vu tuer des taureaux, des porcs, des agneaux. Je ne mets pas ces morts sur le même plan, contrairement à ce que suggère avec une force grandissante la sensiblerie contemporaine qui rassemble un paradoxal nuage d'intellectuels, d'écologistes, de défenseurs des animaux, de nutritionnistes, d'adultes infantiles et d'adolescents prompts à faire des amateurs de viande rouge (mais aussi de foie gras) d'inhumains prédateurs.
Cette contradiction aurait scandalisé la communauté rurale où je suis né, dans le Limousin, haut lieu d'élevage, et où on ne tolérait pas la cruauté envers les animaux, parmi lesquels on vivait plus intimement que les citadins et leurs miroirs animaliers. La mise à mort du cochon resserrait un lien social dont les hurlements de la bête rappelaient les faims séculaires. Les agneaux pleuraient devant le couteau. Les lapins frémissaient. Le merlin expédiait les vaches dans la nuit. Tout se passait rapidement, sans hargne ni moquerie : on entourait même d'une sorte d'amour sacré l'animal dont on tirait subsistance, loin des abattoirs industriels, comme ceux de Chicago dont la terrible rationalité a inspiré à Henry Ford les principes du travail à la chaîne.
Nul besoin, dans les anciennes communautés rurales, de ces droits dont un lobbying égalitariste voudrait doter les animaux, notamment les chats et les chiens, ces derniers étant la pire conquête de l'homme - la première domestication, la deuxième étant celle des bovins. On peut mesurer le degré d'abaissement d'une société par la place qu'elle réserve aux chiens, dont les nuisances sont considérables, et, plus généralement, à l'anthropomorphisation des animaux domestiques - ce qu'avaient compris les idéologues staliniens qui tenaient des procès d'animaux, élevés au rang d'"ennemis du peuple", puis torturés et exécutés. Un étrange statut de "personne non humaine" est d'ailleurs en train de se mettre en place pour les dauphins. Quant à l'égalité, sa véritable occurrence est le respect de l'animal, par exemple dans la rencontre du taureau et du torero, en ces corridas qu'on voudrait interdire, bien qu'elles soient un combat loyal où il arrive qu'on gracie la bête.
La question animale devenant un poncif philosophique et les amateurs de viande rouge de quasi réprouvés, j'ajouterai à ma mauvaise réputation en faisant non plus l'éloge de la viande bovine, dont la diversité est remarquable, en France, les sommets du goût étant atteints avec les viandes du Limousin, de Salers, du Charolais, lesquelles se dégustent avec des variantes oenologiques non moins riches, encore que le vin soit lui aussi suspect aux hygiénistes, mais bien l'éloge de la viande chevaline. J'entends les cris : passe encore le poulet, le mouton, le boeuf, le gibier ; mais la plus noble conquête de l'homme ! En vain renverrai-je à Flaubert ; la phrase qu'il aurait pu consacrer à cette viande est inachevée dans son Dictionnaire des idées reçues, à l'entrée Cheval : "S'il connaissait sa force, il ne se laisserait pas conduire. Viande de -. Beau sujet de brochure pour un homme qui désire se poser en personnage sérieux. - de course. Le mépriser ! à quoi sert-il ?"
La plupart des boucheries chevalines ont fermé. Cette viande, pourtant savoureuse et plus maigre que la viande bovine, ne se trouve plus que dans les hypermarchés. La France s'aligne sur les interdits anglo-saxons. Le monde devient un cauchemar anglo-saxon. Il ne nous restera bientôt plus qu'à déguster la viande dans des clubs semblables à celui des métiers bizarres cher à Chesterton. Bizarre, voilà en effet l'épithète, évidemment réprobatrice, réservée aux amateurs de chair, manger de la viande rouge revenant à résister au rétrécissement du champ des libertés qu'opèrent ceux qui broutent l'herbe du nutritionnellement correct.
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