Cette histoire bien ancienne dit qu’un jour un tigre qui faisait des incursions dans un village et décimait les troupeaux avait été tué et un petit bébé tigre inoffensif, affolé, était venu gémir au
milieu des moutons du troupeau et avait commencé à téter une brebis.
Comme ce bébé tigre était amusant, le berger l’avait gardé. Et voilà que ce petit fauve, encore à la mamelle, apprend à vivre au milieu des moutons.
Quand les chiens aboient, quand le berger fait la grosse voix il prend peur.
Entendant bêler du matin au soir, il s’exerce de son mieux à faire mêe et,voyant tous les autres animaux brouter de l’herbe, il n’a pas idée de manger autre chose que de l’herbe.
Cela ne fait certainement pas un tigre heureux, parce que cette nourriture et ce
mode de vie ne lui conviennent pas mais cela fait un tigre qui n’a jamais vu que des moutons.
L’histoire suppose qu’il ne regarde pas très attentivement ses pattes et, comme il n’a pas de miroir pour contempler sa face, il en arrive à croire qu’il est un mouton parmi les autres.
Tous les soirs il se précipite avec les autres brebis pour entrer dans la bergerie et tous les
matins il court avec les autres brebis pour brouter dans le pré.
Un beau jour, il y a une certaine tension chez les villageois et chez les bergers des environs
parce que, dans ce village à la limite de la jungle, on a signalé qu’un nouveau tigre était
venu rôder.
Les chiens aboient, les bergers se groupent, allument des feux. Le fauve vient
attaquer le troupeau mais, à sa grande surprise, il voit au milieu de tous les moutons un bébé
tigre.
Il renonce à cette idée de dévorer quelques brebis et il décide de récupérer ce jeune
tigre et de le ramener avec lui dans la forêt.
Mais, en sentant la frayeur des autres moutons et la nervosité des bergers, le petit tigre est affolé devant cette énorme bête et il se précipite en gémissant avec tous les autres moutons.
Il essaie de s’enfuir mais le tigre bondit, attrape le petit tigre et l’emporte dans sa gueule, hurlant, gémissant, terrifié, arraché au seul monde qu’il connaissait, celui des bergers, des bergeries et des troupeaux.
Une fois dans la forêt le tigre essaie de convaincre ce faux mouton de sa véritable nature
et de son véritable destin.
Le petit continue à trembler de peur. Alors le grand tigre l’amène au bord d’une rivière, l’oblige à se regarder dans l’eau et le petit animal a deux fois plus peur parce que, dans l’eau, il voit deux tigres au lieu d’un.
Il se regarde lui-même plus attentivement et il se demande : « Qu’est-ce que c’est ? Dans l’eau je vois bien le grand tigre mais, au lieu de voir un mouton comme tous ceux que j’ai vus depuis que j’ouvre les yeux, je vois un autre tigre. »
Alors il cherche à comprendre. « Qui suis-je ? Il se regarde un peu plus attentivement
qu’il ne l’avait fait jusque-là. Il voit qu’il a des pattes rayées de noir, et déjà sa mémoire
de mouton, son expérience de mouton, son mental de mouton commencent à vaciller.
Le tigre l’emmène dans sa tanière et lui propose de manger de la viande. Le petit est d’abord
horrifié, inquiet, ce n’est pas l’herbe qu’il a l’habitude de brouter.
Mais, peu à peu, il passe au-delà de sa répugnance, parce qu’à travers sa peur pour cet énorme tigre qui l’a capturé, il éprouve aussi une attraction. Il commence à essayer de manger un peu de viande.
Et, tout d’un coup, sa véritable nature se réveille, se révèle et il commence à manger cette viande à belles dents, à découvrir un goût qui, loin de lui déplaire, fait vibrer en lui son instinct profond.
Il dévore toute cette viande et, pour montrer sa satisfaction, il essaie un petit bêlement.
À cet instant, le grand tigre pousse le même rugissement que celui qui avait tellement terrifié
tous les moutons.
Le petit tigre, au lieu de prendre peur, sent en lui l’écho de ce cri et, avec encore un peu de goût de viande dans la bouche, il pousse lui aussi son premier rugissement.
Voilà pourquoi on rapporte comme une sentence zen : « Le mouton bêlant s’est transformé en tigre rugissant. »
On ne change pas un véritable mouton en tigre. On change en tigre rugissant un bébé
tigre qui se prenait pour un mouton.
Et cette force de sommeil et d’esclavage que j’appelle l’hypnotiseur a convaincu des tigres glorieux qu’ils n’étaient que des moutons effrayés.
Tous les êtres humains sont nature-de-Bouddha, sont créés à l’image de Dieu, sont la liberté, la
puissance infinie et illimitée de l’atman.
Et tous les êtres humains se prennent pour un pauvre homme nécessiteux, frustré, douloureux, vulnérable, imitant servilement les autres, influencé par une mentalité de troupeau alors que le tigre vit seul et indépendant.
Arnaud DESJARDINS
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