Lettre ouverte d’Hugo Latulippe… Nous sommes des millions

Transmis par Arcturius le 28 - avril - 2012
Nous sommes des millions

Plusieurs parlent – à tort ou à raison – de printemps québécois ou de printemps érable ces dernières semaines.

En effet, il y avait longtemps que les Québécois n’avaient pas autant manifesté leur ras-le-bol vis à vis les décisions du gouvernement en place.

Constatant cela, le cinéaste Hugo Latulippe nous a fait parvenir ce texte, « pas parfait; mais sorti rapidement pour expurger un peu de colère ».

C’était l’hiver juste avant le basculement,

nous avions le fleuve de gelé raide (nous, les plus vieux).

Les rêves éméchés.

 

Il faut dire qu’un cynisme de grande amplitude

menaçait de wiper l’Occident au grand complet.

On avançait à tâtons, hésitants.

Comme des loups dressés, touttes renvallés par en-dedans.

Depuis 1995, peut-être avant.

 

De l’Oural à l’Oregon, en passant par Saint-Raymond,

le système cannibaliste achevait de nous fracturer l’âme en mille morceaux,

de nous débrêler les mailles jusqu’en-dessous de la nappe.

 

C’était l’hiver juste avant le basculement…

Avant que nos enfants surgissent,

qu’ils s’interposent une première fois,

debouttes, comme un océan d’épinettes.

***

À Babylone,

suivant leurs habitudes,

les chacals ont tout de suite misé sur une décote.

On gageait contre NOUS sur les marchés.

10 contre 1 pour un premier genou à terre, en février !

Ces jeunes révolutionnaires -mon œil- ne passeront pas l’hiver, qu’ils disaient.

 

Ah !

 

Dans les grands médias, on ne parlait pas d’eux.

On ne rapportait pas ce qu’ils disaient, ce qu’ils avaient de lumineux.

Pas vraiment, je veux dire.

Pas sérieusement.

 

Depuis un moment, les grands médias ne travaillaient plus pour nous.

Ils avaient pris le parti de l’argent,

le parti des emplois steadys,

le parti d’une certaine paresse intellectuelle,

le parti de la loi et l’ordre.

Les aboutis, les arrivés, wanabees, les survenus et les parvenus

dormaient au gaz dans leurs quartiers.

(Minimiser. Travailler. Oublier. Être sérieux. Produire. Faire du yoga, des étirements. Regarder un film d’action. Se changer les idées.)

 

Un jour,

leur homme de main,

flasque comme une grimace,

insecte ventripotent (plein de lui et de ses amis)

dispensa son humour sinistre à une foule flasque, cohorte indigne…

La foule a gloussé (pleine d’elle-même et de ses amis).

Puis, raillé nos enfants insurgés.

Minimisé l’envergure du geste, la largeur des idées.

Minimisé les milliers d’entre eux dans la rue.

Grave erreur.

 

L’homme de main et ses vassaux

ont finalement envoyé notre police

dans les rues de notre ville.

 

Notre police en habits pour la guerre.

La guerre contre nos filles et nos fils ?

Pourquoi ? Parce que.

Les traquer, les infiltrer, les provoquer.

Notre police pour frapper nos enfants.

Grave erreur.

 

À partir de là, il y eut un froid polaire entre nous.

Un froid comme sur le flanc nord.

Un froid qui coupe (le souffle, l’allant, la parole, là où il ne faut pas).

Un froid qui fauche (l’herbe sous les pieds).

***

Un mois plus tôt…

À 1000 km de là, en bas du fleuve,

il y avait eut cette autre brèche, un beau matin de février ;

une grande fille du Nitassinan

(dont nous tairons le nom mais pas la beauté)

avait dit :

 

Ok les filles, on part à marcher.

L’heure est venue de se vidanger les volcans,

de se remettre le monde d’équerre.

Cette fois, nous marcherons sans compter.

Nous irons jusqu’à Montréal.

Nous rallierons la horde.

Nous allons leur montrer,

ce qu’on mange en hiver.

 

Devant nos yeux ravis, charmés,

la belle avait crinqué sa robe à flambeaux d’une couple de pouces

(pour être certaine de ne pas s’enfarger, cette fois-ci).

Je me souviens, elle a remonté le Grand Rang jusqu’au premier surplomb du Bouclier.

C’est là qu’elle s’est dressée,

de sorte que tout le monde au village puisse mesurer

l’étendue de sa colère.

 

Sa colère de 500 ans.

 

De sorte que tout le monde puisse lire sur ses lèvres de sauvagesse.

Sur ses lèvres pleines de mots en forme d’animaux.

 

Ses lèvres de 10 000 ans.

 

Tous les garçons de la côte ont fissuré du cœur en la voyant.

Et puis le feu a pris, là aussi.

Instantanément.

Il a couru jusqu’à nous.

Nous tous.

 

Comme si nous avions tous compris la même chose en même temps.

Les blondes, les mères, les pères, les cousins, les cousines pis les aïeux.

Derrière la belle et son peuple, les Québécois ont pris la route.

Ils sont partis à marcher ensemble, vers leur grande ville.

Comme en renfort.

***

Des jours et des nuits,

la belle cheffe de cordée a avancé sur le pays interstellaire

(malgré le frette, et les barbares).

 

Sûre de son droit, inextinguible.

Un sourire historique, l’irrésistible.

 

À un passant qui demanda

pourquoi, mais pourquoi donc ?

elle dit ceci, l’enluminée :

Monsieur.

Il y a ces clairières,

à l’intérieur de nos terres.

Ces champs de graminées,

qui embaument déjà en juillet.

Ces forêts magiques où nous nous sommes aimés de mères en filles

depuis bien avant la France.

 

Il y a ces talles de petits fruits dans la taïga

chauffées par le soleil du mois d’août.

Il y a le saumon dans la fosse,

en septembre,

les oies et leur lumière.

 

Et puis il y a nos rivières aux tonnerres,

nos manicouagans nourricières…

La Magpie, la Romaine, la Moisie.

Il y a ces côtes bercées par la mer,

cette baie où les parfums concordent

et tous ces lieux sacrés où nous vivions des jours heureux

(depuis bien avant l’invention de l’Occident).

 

Ces lieux sont notre temple.

 

Le passant a joint les rangs, catapulté.

Remarié avec le vent.

 

C’est ainsi que la belle a rallié tous nos amis des quatre coins,

autrefois disséminés.

Rallié nos feux,

notre chapelet de phares.

Et finalement rejoint nos enfants

dans les rues de la métropole.

***

Ainsi,

comme par enchantement,

comme si tout avait été planifié parfaitement,

nous sommes venus des quatre coins de notre histoire pour être ensemble ce jour-là,

pour nous mélanger les sangs.

 

Le 22 avril 2012,

le printemps a pris.

À deux heures précises,

les cloches de nos flèches ont résonné d’un bout à l’autre du territoire

pour annoncer ce monde vers lequel nous allons.

Pour affirmer notre vigilance,

notre dignité réalisée

(et annoncée par le poète).

 

Nous étions 300 000 ce jour-là,

serrés les uns sur les autres (comme un très grand progrès).

Nous avons marché en colonnes de lumières

et nous sommes en quelque sorte engagés à ceci :

 

Désormais,

de l’archipel des Madeleines à la rivière des Odawas

de Saint-Venant à la toundra,

nous résisterons ensemble.

Nous ferons corps.

Nous serons solidaires les uns des autres.

Nous prendrons le parti de nos enfants.

 

Si cela est nécessaire,

nous fonderons des universités insoupçonnées,

souterraines.

(C’est nous qui avons le souffle le plus long).

 

Nous sèmerons mille étoiles à l’arpent.

Nous serons des gens de mille ans.

 

Nous ferons les foins jusqu’après nous,

pour préparer nos vies à venir,

nos migrations vers d’autres temps.

 

Et comme à d’autres moments de notre histoire,

nous fonderons un pays sur l’espoir.

Et un jour forcément… nous passerons en première République sans clotcher.


***

Lorsque nous ceinturions la montagne, la belle a regardé le jeune homme à ses côtés.

(Nous tairons son nom ici, mais pas son courage. Disons simplement qu’il était dans la rue depuis le début. Nous l’appellerons l’étudiant inconnu.)

 

Prenant la multitude à témoin, la belle a dit :

 

Je t’espérais depuis longtemps, ce pays nous a tellement donné.

Nos peuples ont cent fois faits la preuve qu’ils étaient capables du même génie que les océans.

L’heure est venue de lui rendre ce qu’on lui doit.

 

Nous sommes arrivés à ce qui commence.

Le feu a pris pour de bon.

Nous sommes des millions.

 

Hugo Latulippe, le 27 avril 2012

 

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