La maladie-sans-nom
« Le Deuil blanc » : le témoignage d'un homme désespéré qui assiste, impuissant, au lent et noble déclin de celle qu'il aime au-delà de tout...
Des quatre années durant lesquelles ta maladie, retroussant tout scrupule, se mettait au travail, tandis que j'apprendrai, à force d'erreurs et de maladresses, le métier pour lequel j'étais le moins fait, je ne me sens pas le courage de parler. (…) On m'initia à un langage qui me parut venir du fond de la préhistoire, sonnant dans un cliquetis de syllabes métalliques comme : dégénérescence neurofibrillaire, dépôts amyloïdes… (…) Tout se disloquera patiemment, et les belles constructions de l'intelligence, dressées dans la rotondité du crâne comme palais de cristal sous la voûte céleste, s'effriteront décombres. (…) Pour le restant de nos jours, nous aurions l'assurance qu'une ombre s'interposerait, qui ne se ferait jamais porter absente de la fête ; que toute vraie joie plénière serait derrière nous, qu'un réel immédiat, étriqué, sans concession, serait notre ligne de crête et d'horizon.
Ce n'est qu'un début, me dit le sadique de service. Un jour, elle vous dira qu'elle n'a jamais été mariée...
Feuilles de déroute
Hautement gardé par ses lourdes portes, le « Passage protégé », autrement dit « Le foyer », ne laisse pas de faire penser au « grand passage » que tout le monde redoute, et par lequel tout le monde passera.Il en est la salle d'attente, le déambulatoire des pas perpétuellement perdus. Là résident ceux qui ont décidé de s'éterniser aux lisières de l'éternité. Rien ne m'y avait jamais préparé ; personne ne l'est jamais. Faut-il dire de ceux-là qu'ils n'en finissent pas de vivre ou de mourir ? Sont-ils encore vivants ou déjà morts ? Sont-ils morts ou vivants ? Ni vivants ni morts ?
C'est un cadeau qu'on se fait à soi-même et aux autres de mourir quand on souffre autant...
Et toi, au milieu
Assise bien droite dans ton fauteuil, tu as ce port de tête qui fut toujours le tien. D'une voix lente, presque plaintive, compatissante, tu m'as dit : C'est triste ici, les gens… Ils sont malheureux… (…) tu as pris sous ta protection une femme d'une cinquantaine d'années. Elle dispose pour tout langage de quelques syllabes peu intelligibles, avance en somnambule. « On ne peut pas la laisser dans cet état ». en vous voyant marcher comme sœurs de misère, j'ai pensé que tu vais sauvé du divorce, de l'avortement, du suicide, des centaines d'âmes perdues ; et voilà que je t'ai surprise proposant encore tes services.
Pourquoi suis-je ici ? Qu'ai-je fait de mal ?
L'heure atroce
Elle ne dure que quelques instants. Mais ces quelques instants-là durent beaucoup plus qu'une heure ? Après un après-midi d'insouciance presque radieuse, c'est l'implacable cassure, l'incompréhensible et l'inconvenable : la séparation du soir. (…) Il y avait eu ce premier soir, qui suivraient tous les autres. Tu restas là, plantée, au beau milieu de la chambre ; tu me regardas, interdite, désemparée, ne comprenant rien à la brusquerie de mon départ. (…) j'ai la faiblesse de me retourner. Tu manges, tête baissée. Comme une femme punie, humiliée par celui que tu as le plus aimé (…) ce que l'on ressent alors piétine le dicible.
Je ne t'aurai jamais pensé capable d'une telle chose : faire chambre à part, te débarrasser de moi !
Docte ignorance
C'est contagieux cette maladie ? Sûrement pas ! Si elle l'était, je n'aurais pas le droit de venir te voir. On en guérit ? On n'en guérit pas, mais il y a des médicaments qu'on te donne. Alors, on finit par en mourir ? Mais où l'ai-je attrapée ? (…) Comment se nomme cette maladie ? La maladie-sans-nom (…) Dans son adorante cruauté ta dernière question me bouleverse : tu ne vas pas me mépriser au moins ?
Il vous faut apprendre à la percevoir comme elle est, et non pas comme elle était...
Ensemble
Je t'ai sentie loin. Un monde indéfinissable nous séparait. Je te regardais en me disant : celle à laquelle j'aurai le plus spontanément confié ma détresse, celle qui aurait pu le mieux me comprendre et m'aider, était devenue la dernière à laquelle je pouvais tenter de faire la moindre confidence. Il n'y en avait pas d'autres, et il n'y en aurait plus jamais d'autres. (…) avec une légère confusion qui t'as fait te passer du rouge à ongles sur les lèvres, tu m'as dit : C'est bien de mourir de son vivant.
Tout s'accélère depuis l'été. La liste des constats se déroule comme autant de chefs d'accusation. Tu ne sais plus enfiler ton bras dans une manche...
Le supplice du deuil
Une légère humeur vitreuse envahit lentement tes yeux, immobiles comme tes paupières. Tu ne voyais peut-être plus, mais discernais encore mon visage penché vers toi. Ainsi, contrairement à toutes les sottises entendues, j'eus la certitude que tu m'avais reconnu jusqu'à la fin (…) Je fus donc ton dernier souvenir.
Mon âme est désormais délivrée de toute misère, elle s'est faite couronne de joie. Ma poussière deviendra soleil.
Le deuil blanc
Le deuil blanc diffère du deuil qui suit le décès, car sa résolution complète est impossible tandis que la personne est encore en vie. Mais cette ambiguïté et les sentiments de toutes sortes associés constituent une expérience commune et prévisible pour tous les aidants qui accompagnent une personne atteinte de l’Alzheimer ou d’une maladie apparentée.
Source : Société Alzheimer - Centre du Québec
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