Les têtes interverties
Il était une fois, dans un humble village de l'Inde,
Deux amis inséparables.
Ils étaient unis comme l'arbre et la terre.
L'un s'appelait Shridaman, l'autre Nanda.
Shridaman était un aristocrate quelque peu paresseux et indolent,
Quoique d'intelligence vive.
Son visage était d'une finesse délicate,
Sa peau blanche comme l'ivoire,
Mais son corps, malgré sa jeunesse,
Etait celui d'un bouddha trop paisible.
Nanda, lui, était un paysan au teint sombre,
Au visage carré, vigoureux
Et bardé de muscles comme un guerrier pétri par l'aventure.
Ils étaient aussi différents que lune et soleil.
C'est pourquoi, sans doute, Shridaman admirait Nanda
Et Nanda considérait Shridaman
Comme l'homme le plus respectable et le plus raffiné du monde.
Chacun n'avait d'autre désir que d'être digne de son compagnon.
Le jour où commence leur histoire,
Ces hommes partent ensemble en voyage à la ville voisine.
Ils vont à pied, parlant et riant haut, sous le grand soleil.
Vers midi, ils parviennent au bord d'une rivière transparente,
Qui serpente les arbres feuillus.
Là est un petit temple antique dédié à la déesse Kali.
L'endroit est délicieux, l'eau est fraîche, vive.
Les deux jeunes gens font halte parmi les chants d'oiseaux
Et décident de se reposer un instant, à l'ombre douce.
Ils s'assoient nonchalamment dans l'herbe.
Or, tandis qu'ils se partagent leurs provisions,
Voici soudain leurs gestes suspendus.
Pétrifiés, bouche bée, les yeux illuminés,
Ils regardent, entre les branches d'un buisson qui les dissimule,
Et voient apparaître, en haut de l'escalier du temple,
Une jeune fille d'une beauté souveraine.
Tandis qu'elle descend lentement vers la rivière,
Elle dénoue son sari rouge,
Le laisse choir sur les dernières marches.
Vêtue de son seul collier, elle relève ses longs cheveux noirs
Et entre dans l'eau frémissante.
Son cou, ses hanches sont admirables,
Et son visage est aussi parfait que son corps.
" C'est une déesse, murmure Shridaman.
Quittons ces lieux, Nanda,
Nous n'avons pas le droit d'assister à ce spectacle sacré.
- Que dis-tu là ? répond son compagnon en riant.
Je connais cette fille.
Sita est son nom.
Au printemps dernier, je me trouvais dans son village,
Le jour de la fête du soleil.
Elle fut élue reine des fleurs nouvelles. "
Sita sort de l'eau, ruisselante, ensoleillée.
Elle remonte vers le temple.
Les deux amis discrètement s'éloignent.
Shridaman est déjà fou d'amour.
Après un long moment de marche silencieuse :
" Je mourrai, dit-il brusquement, comme s'il parlait à lui seul,
Je mourrai si je ne peux vivre avec elle. "
Nanda sourit et répond :
" Ne te tourmente pas.
Si c'est ton vrai désir, tu épouseras Sita.
Je m'occupe de tout. "
Au retour de leur voyage, Nanda le paysan
S'habille de ses plus beaux vêtements
Et va demander au père de Sita
La main de sa fille pour son ami.
Il parle longuement de Shridaman,
Avec tant de bonté et d'affection que la jeune femme,
Présente à l'entretien, baisse la tête,
Sourit et se laisse convaincre.
La noce est décidée.
Au printemps revenu, le bon Nanda,
L'esprit tout embrumé de tendresse,
Conduit en chantant, dans le village en fête,
Les épousailles de Shridaman et de Sita,
La fille aux belles hanches.
La vie reprend son cours ordinaire.
Entre son époux et Nanda,
Sita vit quelque temps heureuse,
Puis peu à peu, malgré son désir de paix,
De mélancoliques nuées s'accumulent dans son cœur.
Elle ne peut s'empêcher de comparer le robuste, le vigoureux Nanda
A son mari, le trop paisible Shridaman.
De jour en jour, ses soupirs se font plus profonds,
Ses rêveries plus lointaines.
Elle est amoureuse de Nanda, mais n'ose se l'avouer.
Nanda est troublé par sa beauté, mais le cache.
Shridaman l'intuitif pressent leur peine,
Souffre de se sentir délaissé, mais se tait.
Un jour, Sita décide d'aller rendre visite à ses parents,
Qu'elle n'a pas revus depuis la noce.
Elle demande à Shridaman de l'accompagner,
Et à Nanda de conduire les buffles devant le chariot.
Les voilà cheminant, silencieux, dans la chaleur de la matinée.
Sita ne peut détourner son regard de la nuque puissante de Nanda,
Qui mène l'attelage.
Shridaman, le front bas, à côté d'elle,
Rumine un désespoir de plus en plus accablant.
Comme ils passent dans la verdure, près du temple,
Où Sita est pour la première fois apparue
Aux yeux éblouis des deux hommes :
" Arrêtons-nous, dit-il, je vais prier. "
Le chariot fait halte.
Shridaman gravit l'escalier,
Entre dans la pénombre fraîche,
S'incline devant la statue de la déesse Kali,
Implore son secours.
Comment sortir du tourment inextricable,
Dans lequel ils se trouvent, son ami, sa femme et lui ?
Un éblouissement vertigineux traverse soudain son esprit.
" La mort seule me sera paisible, se dit-il, et délivrera ceux que j'aime.
Je dois m'offrir en sacrifice. "
Il se dresse, empoigne à deux mains son sabre,
Le fait tournoyer dans l'air sombre
Et d'un coup furieux se tranche la tête.
Dehors, sous les feuillages, Sita s'impatiente.
Elle dit à Nanda :
" Shridaman s'attarde trop.
Va voir ce qu'il fait, presse-le, ramène-le. "
Nanda gravit l'escalier.
Au fond du temple, dans la pénombre,
Un rayon de soleil tombé d'une lucarne
Illumine le visage impassible de Kali, la déesse.
Au pied de la statue, la tête de Shridaman regarde le ciel
A côté de son corps couché sur les dalles.
Nanda pousse un hurlement épouvanté,
Se précipite, tombe à genoux.
Sa douleur est telle qu'il se sent submergé par la folie.
Il ne peut survivre à son ami, le seul qu'il ait au monde.
Il ramasse le sabre sanglant, se redresse en rugissant
Et, le regard étincelant, tranche lui aussi sa tête.
Tandis que son corps s'effondre, elle roule sur le sol,
Près de celle de Shridaman.
Sita rêve un moment, sous les arbres bruissants,
Puis, ne voyant pas réapparaître les deux hommes,
Se décide enfin à aller les chercher.
Elle franchit le seuil du temple,
Fait trois pas dans la pénombre.
Ce qu'elle devine alors au pied de la statue
Lui fait perdre aussitôt le sens.
Elle tombe évanouie.
Une voix sonore, impérieuse, terrifiante,
Tournoie dans son esprit et la réveille.
La voici revenue à la conscience.
La voix ne cesse pas.
C'est celle de la déesse Kali.
Elle dit :
" Deux de mes fils jeunes et vigoureux, beaux et nobles,
Viennent de mourir.
Ils se sont sacrifiés par ta faute sur mon autel,
Femme folle et trop belle.
Sita, le front sur les dalles, gémit.
Ses mains, autour d'elle, s'égarent
A chercher le sabre deux fois meurtrier .
Elle veut mourir elle aussi.
" Relève-toi, dit encore Kali.
J'ai pitié de ta peine.
Approche-toi de moi.
Sita se redresse et, titubante, vient devant la statue.
La voix dit encore :
" Pose la tête de Shridaman sur son corps,
Et la tête de Nanda sur son corps.
Récite la formule sacrée que je vais te dire,
Et les deux hommes que tu aimes ressusciteront.
Obéis sans faute, femme.
Ma bonté ne sera pas deux fois miraculeuse.
Sita, égarée, les yeux tout embués de larmes,
S'agenouille devant l'autel,
Joint aux corps les visages sans vie,
Prononce, la gorge bouillonnante de sanglots, la formule magique.
Les deux hommes bougent soudain, se réveillent,
Se lèvent à gestes lents,
Empêtrés comme s'ils sortaient d'un cauchemar.
Sita les regarde, les yeux immenses,
Pose ses deux mains tremblantes sur ses joues,
Ouvre la bouche, voudrait crier mais ne peut ;
Dans son trouble, elle a interverti les têtes.
Celle de Nanda est maintenant posée sur le corps de Shridaman,
Celle de Shridaman sur le corps de Nanda.
Les deux amis, eux, s'embrassent, pleurent et rient.
Ils sont toujours souhaité se ressembler.
Rien donc ne pouvait leur arriver de plus heureux.
C'est ce qu'ils disent dans leur première joie.
Mais les voilà bientôt perplexes.
Qui est maintenant le mari de Sita ?
Celui qui parle par la bouche de Shridaman,
Ou celui qui vit dans son corps ?
Ils s'interrogent, palabrent, argumentent, ne peuvent décider
Et conviennent de s'en remettre
Au conseil d'un ermite qu'ils connaissent.
Ce saint homme vit dans une forêt proche
Et ne se nourrit que de pure sagesse.
Ils se rendent auprès de lui, le consultent.
L'ermite réfléchit un instant, puis affirme, dressant l'index :
" La belle tête de Shridaman sur le corps vigoureux de Nanda,
Tel doit être l'incontestable époux. "
Sita, comblée, bat des mains.
Nanda baisse la tête, contemple, sous son menton,
Le corps lourd de Shridaman, désormais le sien.
Deux larmes débordent de ses yeux mais il relève le front,
Sourit bravement.
" Permettez que je me retire du monde, dit-il.
Je n'ai que trop souffert.
Je ne désire plus que vivre dans cette clairière
Auprès de cet homme qui nous a accueillis.
Retournez seuls au village et que les dieux vous gardent.
Ils se séparent le cœur déchiré.
Passe une pleine année.
Sita goûte, avec son époux, au bonheur limpide des couples parfaits.
Elle met au monde un enfant,
Mais vient bientôt l'ennui, dans la paix étale des jours, et la mélancolie.
Elle pense à l'absent.
Comment vit-il dans son ermitage ?
L'a-t-il oubliée ?
Elle se prend à pleurer, parfois, rêvant de lui.
Son mari, qui se prélasse maintenant dans l'oisiveté, s'est alourdi.
Il a perdu de sa vigueur.
De plus en plus, il ressemble au premier Shridaman.
Un matin, tandis qu'il dort encore,
Elle part, serrant son enfant contre sa poitrine,
A la recherche de celui qui porte le visage de Nanda,
Trop vivant dans sa mémoire.
Elle erre longtemps, sous les arbres de la forêt,
L'appelle au seuil de toutes les clairières, le retrouve enfin.
Il vit seul, le vieil ermite est mort.
Le dur travail, les pluies et les soleils ont donné
A l'ancien corps de Shridaman une beauté, une vigueur,
Une couleur de miel qui étaient autrefois celles de Nanda.
Elle le serre violemment dans ses bras.
Nanda, boulerversé, pose la bouche sur ses cheveux.
Au village, quand Shridaman se réveille dans sa maison vide,
Il devine où sa femme est partie.
Il va, lui aussi, lent et triste, sur le chemin de la forêt.
Il parvient au crépuscule devant la hutte de Nanda.
A nouveau, les voilà réunis, tels qu'ils étaient autrefois :
Sita, Shridaman, Nanda.
Leur enfant joue dans l'herbe.
Les deux hommes ne peuvent plus vivre ainsi.
Ils le savent, ils le disent avec une conviction désespérée.
Ils décident de mourir ensemble comme deux frères
Que rien, jamais, n'a pu désunir.
Les voilà face à face.
Ils se disent adieu.
A l'instant où la pleine lune apparaît au-dessus des arbres,
D'un coup d'épée droit au cœur, Shridaman tue Nanda.
Du même geste, Nanda tue Shridaman.
Ils tombent côte à côte, parmi les fleurs de la clairière.
Alors Sita dresse un bûcher funèbre et prie.
A l'aube, sur ce bûcher, elle dépose les corps des deux amis.
Entre ces corps, elle se couche.
Son fils allume le feu qui crépite et s'élève.
Ainsi finit l'histoire de Shridaman et Nanda aux têtes interverties,
Et de Sita aux belles hanches, leur épouse.
Leur enfant devenu grand fut un héros d'une beauté miraculeuse.
Il devint l'un des plus grands sages de l'Inde
Et vécut longtemps dans la force du corps et la paix de l'âme.
Deux amis inséparables.
Ils étaient unis comme l'arbre et la terre.
L'un s'appelait Shridaman, l'autre Nanda.
Shridaman était un aristocrate quelque peu paresseux et indolent,
Quoique d'intelligence vive.
Son visage était d'une finesse délicate,
Sa peau blanche comme l'ivoire,
Mais son corps, malgré sa jeunesse,
Etait celui d'un bouddha trop paisible.
Nanda, lui, était un paysan au teint sombre,
Au visage carré, vigoureux
Et bardé de muscles comme un guerrier pétri par l'aventure.
Ils étaient aussi différents que lune et soleil.
C'est pourquoi, sans doute, Shridaman admirait Nanda
Et Nanda considérait Shridaman
Comme l'homme le plus respectable et le plus raffiné du monde.
Chacun n'avait d'autre désir que d'être digne de son compagnon.
Le jour où commence leur histoire,
Ces hommes partent ensemble en voyage à la ville voisine.
Ils vont à pied, parlant et riant haut, sous le grand soleil.
Vers midi, ils parviennent au bord d'une rivière transparente,
Qui serpente les arbres feuillus.
Là est un petit temple antique dédié à la déesse Kali.
L'endroit est délicieux, l'eau est fraîche, vive.
Les deux jeunes gens font halte parmi les chants d'oiseaux
Et décident de se reposer un instant, à l'ombre douce.
Ils s'assoient nonchalamment dans l'herbe.
Or, tandis qu'ils se partagent leurs provisions,
Voici soudain leurs gestes suspendus.
Pétrifiés, bouche bée, les yeux illuminés,
Ils regardent, entre les branches d'un buisson qui les dissimule,
Et voient apparaître, en haut de l'escalier du temple,
Une jeune fille d'une beauté souveraine.
Tandis qu'elle descend lentement vers la rivière,
Elle dénoue son sari rouge,
Le laisse choir sur les dernières marches.
Vêtue de son seul collier, elle relève ses longs cheveux noirs
Et entre dans l'eau frémissante.
Son cou, ses hanches sont admirables,
Et son visage est aussi parfait que son corps.
" C'est une déesse, murmure Shridaman.
Quittons ces lieux, Nanda,
Nous n'avons pas le droit d'assister à ce spectacle sacré.
- Que dis-tu là ? répond son compagnon en riant.
Je connais cette fille.
Sita est son nom.
Au printemps dernier, je me trouvais dans son village,
Le jour de la fête du soleil.
Elle fut élue reine des fleurs nouvelles. "
Sita sort de l'eau, ruisselante, ensoleillée.
Elle remonte vers le temple.
Les deux amis discrètement s'éloignent.
Shridaman est déjà fou d'amour.
Après un long moment de marche silencieuse :
" Je mourrai, dit-il brusquement, comme s'il parlait à lui seul,
Je mourrai si je ne peux vivre avec elle. "
Nanda sourit et répond :
" Ne te tourmente pas.
Si c'est ton vrai désir, tu épouseras Sita.
Je m'occupe de tout. "
Au retour de leur voyage, Nanda le paysan
S'habille de ses plus beaux vêtements
Et va demander au père de Sita
La main de sa fille pour son ami.
Il parle longuement de Shridaman,
Avec tant de bonté et d'affection que la jeune femme,
Présente à l'entretien, baisse la tête,
Sourit et se laisse convaincre.
La noce est décidée.
Au printemps revenu, le bon Nanda,
L'esprit tout embrumé de tendresse,
Conduit en chantant, dans le village en fête,
Les épousailles de Shridaman et de Sita,
La fille aux belles hanches.
La vie reprend son cours ordinaire.
Entre son époux et Nanda,
Sita vit quelque temps heureuse,
Puis peu à peu, malgré son désir de paix,
De mélancoliques nuées s'accumulent dans son cœur.
Elle ne peut s'empêcher de comparer le robuste, le vigoureux Nanda
A son mari, le trop paisible Shridaman.
De jour en jour, ses soupirs se font plus profonds,
Ses rêveries plus lointaines.
Elle est amoureuse de Nanda, mais n'ose se l'avouer.
Nanda est troublé par sa beauté, mais le cache.
Shridaman l'intuitif pressent leur peine,
Souffre de se sentir délaissé, mais se tait.
Un jour, Sita décide d'aller rendre visite à ses parents,
Qu'elle n'a pas revus depuis la noce.
Elle demande à Shridaman de l'accompagner,
Et à Nanda de conduire les buffles devant le chariot.
Les voilà cheminant, silencieux, dans la chaleur de la matinée.
Sita ne peut détourner son regard de la nuque puissante de Nanda,
Qui mène l'attelage.
Shridaman, le front bas, à côté d'elle,
Rumine un désespoir de plus en plus accablant.
Comme ils passent dans la verdure, près du temple,
Où Sita est pour la première fois apparue
Aux yeux éblouis des deux hommes :
" Arrêtons-nous, dit-il, je vais prier. "
Le chariot fait halte.
Shridaman gravit l'escalier,
Entre dans la pénombre fraîche,
S'incline devant la statue de la déesse Kali,
Implore son secours.
Comment sortir du tourment inextricable,
Dans lequel ils se trouvent, son ami, sa femme et lui ?
Un éblouissement vertigineux traverse soudain son esprit.
" La mort seule me sera paisible, se dit-il, et délivrera ceux que j'aime.
Je dois m'offrir en sacrifice. "
Il se dresse, empoigne à deux mains son sabre,
Le fait tournoyer dans l'air sombre
Et d'un coup furieux se tranche la tête.
Dehors, sous les feuillages, Sita s'impatiente.
Elle dit à Nanda :
" Shridaman s'attarde trop.
Va voir ce qu'il fait, presse-le, ramène-le. "
Nanda gravit l'escalier.
Au fond du temple, dans la pénombre,
Un rayon de soleil tombé d'une lucarne
Illumine le visage impassible de Kali, la déesse.
Au pied de la statue, la tête de Shridaman regarde le ciel
A côté de son corps couché sur les dalles.
Nanda pousse un hurlement épouvanté,
Se précipite, tombe à genoux.
Sa douleur est telle qu'il se sent submergé par la folie.
Il ne peut survivre à son ami, le seul qu'il ait au monde.
Il ramasse le sabre sanglant, se redresse en rugissant
Et, le regard étincelant, tranche lui aussi sa tête.
Tandis que son corps s'effondre, elle roule sur le sol,
Près de celle de Shridaman.
Sita rêve un moment, sous les arbres bruissants,
Puis, ne voyant pas réapparaître les deux hommes,
Se décide enfin à aller les chercher.
Elle franchit le seuil du temple,
Fait trois pas dans la pénombre.
Ce qu'elle devine alors au pied de la statue
Lui fait perdre aussitôt le sens.
Elle tombe évanouie.
Une voix sonore, impérieuse, terrifiante,
Tournoie dans son esprit et la réveille.
La voici revenue à la conscience.
La voix ne cesse pas.
C'est celle de la déesse Kali.
Elle dit :
" Deux de mes fils jeunes et vigoureux, beaux et nobles,
Viennent de mourir.
Ils se sont sacrifiés par ta faute sur mon autel,
Femme folle et trop belle.
Sita, le front sur les dalles, gémit.
Ses mains, autour d'elle, s'égarent
A chercher le sabre deux fois meurtrier .
Elle veut mourir elle aussi.
" Relève-toi, dit encore Kali.
J'ai pitié de ta peine.
Approche-toi de moi.
Sita se redresse et, titubante, vient devant la statue.
La voix dit encore :
" Pose la tête de Shridaman sur son corps,
Et la tête de Nanda sur son corps.
Récite la formule sacrée que je vais te dire,
Et les deux hommes que tu aimes ressusciteront.
Obéis sans faute, femme.
Ma bonté ne sera pas deux fois miraculeuse.
Sita, égarée, les yeux tout embués de larmes,
S'agenouille devant l'autel,
Joint aux corps les visages sans vie,
Prononce, la gorge bouillonnante de sanglots, la formule magique.
Les deux hommes bougent soudain, se réveillent,
Se lèvent à gestes lents,
Empêtrés comme s'ils sortaient d'un cauchemar.
Sita les regarde, les yeux immenses,
Pose ses deux mains tremblantes sur ses joues,
Ouvre la bouche, voudrait crier mais ne peut ;
Dans son trouble, elle a interverti les têtes.
Celle de Nanda est maintenant posée sur le corps de Shridaman,
Celle de Shridaman sur le corps de Nanda.
Les deux amis, eux, s'embrassent, pleurent et rient.
Ils sont toujours souhaité se ressembler.
Rien donc ne pouvait leur arriver de plus heureux.
C'est ce qu'ils disent dans leur première joie.
Mais les voilà bientôt perplexes.
Qui est maintenant le mari de Sita ?
Celui qui parle par la bouche de Shridaman,
Ou celui qui vit dans son corps ?
Ils s'interrogent, palabrent, argumentent, ne peuvent décider
Et conviennent de s'en remettre
Au conseil d'un ermite qu'ils connaissent.
Ce saint homme vit dans une forêt proche
Et ne se nourrit que de pure sagesse.
Ils se rendent auprès de lui, le consultent.
L'ermite réfléchit un instant, puis affirme, dressant l'index :
" La belle tête de Shridaman sur le corps vigoureux de Nanda,
Tel doit être l'incontestable époux. "
Sita, comblée, bat des mains.
Nanda baisse la tête, contemple, sous son menton,
Le corps lourd de Shridaman, désormais le sien.
Deux larmes débordent de ses yeux mais il relève le front,
Sourit bravement.
" Permettez que je me retire du monde, dit-il.
Je n'ai que trop souffert.
Je ne désire plus que vivre dans cette clairière
Auprès de cet homme qui nous a accueillis.
Retournez seuls au village et que les dieux vous gardent.
Ils se séparent le cœur déchiré.
Passe une pleine année.
Sita goûte, avec son époux, au bonheur limpide des couples parfaits.
Elle met au monde un enfant,
Mais vient bientôt l'ennui, dans la paix étale des jours, et la mélancolie.
Elle pense à l'absent.
Comment vit-il dans son ermitage ?
L'a-t-il oubliée ?
Elle se prend à pleurer, parfois, rêvant de lui.
Son mari, qui se prélasse maintenant dans l'oisiveté, s'est alourdi.
Il a perdu de sa vigueur.
De plus en plus, il ressemble au premier Shridaman.
Un matin, tandis qu'il dort encore,
Elle part, serrant son enfant contre sa poitrine,
A la recherche de celui qui porte le visage de Nanda,
Trop vivant dans sa mémoire.
Elle erre longtemps, sous les arbres de la forêt,
L'appelle au seuil de toutes les clairières, le retrouve enfin.
Il vit seul, le vieil ermite est mort.
Le dur travail, les pluies et les soleils ont donné
A l'ancien corps de Shridaman une beauté, une vigueur,
Une couleur de miel qui étaient autrefois celles de Nanda.
Elle le serre violemment dans ses bras.
Nanda, boulerversé, pose la bouche sur ses cheveux.
Au village, quand Shridaman se réveille dans sa maison vide,
Il devine où sa femme est partie.
Il va, lui aussi, lent et triste, sur le chemin de la forêt.
Il parvient au crépuscule devant la hutte de Nanda.
A nouveau, les voilà réunis, tels qu'ils étaient autrefois :
Sita, Shridaman, Nanda.
Leur enfant joue dans l'herbe.
Les deux hommes ne peuvent plus vivre ainsi.
Ils le savent, ils le disent avec une conviction désespérée.
Ils décident de mourir ensemble comme deux frères
Que rien, jamais, n'a pu désunir.
Les voilà face à face.
Ils se disent adieu.
A l'instant où la pleine lune apparaît au-dessus des arbres,
D'un coup d'épée droit au cœur, Shridaman tue Nanda.
Du même geste, Nanda tue Shridaman.
Ils tombent côte à côte, parmi les fleurs de la clairière.
Alors Sita dresse un bûcher funèbre et prie.
A l'aube, sur ce bûcher, elle dépose les corps des deux amis.
Entre ces corps, elle se couche.
Son fils allume le feu qui crépite et s'élève.
Ainsi finit l'histoire de Shridaman et Nanda aux têtes interverties,
Et de Sita aux belles hanches, leur épouse.
Leur enfant devenu grand fut un héros d'une beauté miraculeuse.
Il devint l'un des plus grands sages de l'Inde
Et vécut longtemps dans la force du corps et la paix de l'âme.
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