"Ce qui me touche le plus dans la nature, c'est peut-être les fleurs. J'aime tout autant les animaux, surtout quand ils sont encore petits, de même que les oiseaux, les plantes et les pierres, mais les fleurs ont quelque chose de particulier qui me frappe en plein coeur. Je me suis souvent demandé pourquoi j'étais si ému par les fleurs, en particulier celles qui ont le plus d'odeur, les lys blancs, les œillets, le muguet, les jacinthes, les pivoines, les lilas et les roses. Les roses surtout, et tout d'abord les roses pâles, d'un rose presque imperceptible, les roses "épaisses comme de la crème", disait Camus. Il ne semble pas qu'aucune rose ne soit identique à une autre quant à son odeur ou à sa forme. L'épanouissement de chaque rose est unique, sa façon de se déployer et de créer son espace, de se répandre sur un champ de verdure ou un ciel bleu ou, comme en ce moment, sur un fond de mer. Chaque rose est unique sans en faire de cas. Mais c'est sans doute la générosité des fleurs que j'admire le plus, elles rayonnent seules dans une forêt obscure. Elles ne font aucun effort pour dépasser les herbes qui les engloutissent. Elles se laissent piétiner lorsqu'elles sont à peine visibles. Au temps des boutons, elles éclatent hors de leurs corsages mais c'est toujours en suivant leur rythme, sans se presser, sans attendre de spectateurs.
Et de la même façon, elles se retirent, se referment, se taisent, rentrant dans le secret et la maturation du fruit. Sans regret, sans drame, sans effort. La fleur est la générosité de la nature, qui n'attend pas d'admiration pour se déployer, ni de reconnaissance pour se donner. Les fleurs s'offrent passionnément, sans réserve, et elles se retirent sans éclat, dans la discrétion. Rien ne dure en elles, elles sont la fête du présent. Mais leur fragilité même, leur instant de lumière comme un éclair fulgurant la nuit, en fait un don qui nous atteint davantage. Les fleurs de papier, de soie ou de plastique ne nous trompent pas, même si elles peuvent étonner, émerveiller, et nous faire parfois hésiter sur leur authenticité. Combien plus touchante la fleur naturelle qui se donne sans regret, sans vouloir demeurer, mais en abolissant le don dès qu'il est fait. Les fleurs se donnent sans sentimentalisme, quand c'est fini, on passe à autre chose. La vie se donne, c'est ce qui se donne et ne se reprend jamais. Ce qui ne se repent jamais de s'être donné. L'écoulement, le flot du don, sans retour ni regret, sans reprise, sans retrait. La vie est toujours donnée, même quand elle est mal reçue ou refusée. Elle se donne à travers les fleurs.
Le nénuphar est une fleur d'eau. Il perce la surface de l'eau et s'étale au-dessus d'elle, comme s'il l'avait dépassée. Mais c'est une illusion. Pour émerger et fleurir, il doit être branché sur le sol, il doit prendre racine dans la boue. C'est la boue qui permet à la fleur d'éclore et d'éclater. La lumière se nourrit en quelque sorte d'ombre. Plusieurs voudraient n'être qu'une fleur et oublier leurs racines. Comme un ballon qui s'enfuirait de la terre, ils veulent vivre comme des anges. Pascal disait qu'en voulant se faire ange, on montre sa bêtise, ou comme l'écrit Apollinaire, en faisant la roue, le paon montre son cul! C'est dire que ce n'est qu'en acceptant sa bêtise qu'on s'angélise, car en n'acceptant que le haut de son être, c'est le bas qui, ignoré et refoulé, tyrannise secrètement tout l'être et en dévie toutes les énergies.
Un lama tibétain reprend l'idée en utilisant l'image du fumier et de la rose. Le fumier, c'est quelque chose qui répugne, qu'on est porté à rejeter, à cacher derrière l'écurie, pour en éviter la senteur autant que le spectacle. Mais le fumier peut être vu aussi comme de l'engrais. A ce moment-là, il est devenu un élément créateur et constructif, un agent de croissance. C'est un peu comme les pertes que subit le bloc de marbre sous les coups du sculpteur. On peut y voir une destruction progressive du marbre ou une construction progressive de la statue selon ce que l'on cherche, de son niveau de conscience, de son acceptation de la vie. Pour devenir une rose, il faut accepter de tremper dans son fumier. Non seulement faut-il y tremper mais il faut se rappeler constamment le fumier dont on tire subsistance et croissance. Tout ce qui est négatif en nous ne l'est que parce qu'on le sépare du positif.
L'esprit qui sépare l'ange de la bête, le nénuphar de la boue, la rose de son fumier, c'est lui qui empêche la croissance, et cet esprit, c'est le jugement, la peur et le refus. On ne peut croître qu'en acceptant d'être fait de matière lourde autant que de subtile, d'émotions autant que d'idées nobles, de sexe autant que de charité, de mesquineries autant que de générosités. Tous les défauts sont des pépinières de qualités.
La rose a besoin de fumier et le lys d'eau a besoin de la boue pour fleurir. Ce n'est pas que la fleur soit plus belle que la boue ou le fumier, elle permet simplement au fumier d'atteindre à sa réalisation, d'être utilisé à fond, de fructifier, de fleurir. Le fumier fait partie de la fleur. Il est un chaînon dans le don de la vie qui passe de la nuit à la lumière. C'est par le fumier que la rose parvient à sa plénitude. La fleur, c'est le fumier qui a été aimé."
Placide Gaboury
Commentaires bienvenus
C'est tout a fait ça, complémentaire. La nuance du mot donne un autre regard.
Merci à vous deux
Bonjour Euquinorev,
nous sommes fait de tout, c'est seulement ce que nous nourrissons en nous qui fait de nous ce que nous sommes. Tout a son contraire.
Oui Serge, ce texte m'a beaucoup apporté il y a quelques années....et je constate qu'il m'apporte toujours plus.
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